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Andreï Tarkovski. Le XXe siècle et l’artiste 1/2

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En 1984, dans le cadre du festival de Saint-James, une rétrospective des films de Tarkovski fut organisée. Dans une église de Londres, il prononça son Discours sur l’Apocalypse. Devant les spectateurs du festival, il intervint aussi sur le thème « La création d’un film et la responsabilité de l’artiste ».

 Première rencontre

 

Aujourd’hui, il n’y aura pas de film, aujourd’hui nous allons simplement discuter. Et je commencerai – avant que vous me posiez des questions – par dire que je ne sais pas ce que nous deviendrions, nous les artistes, si nous étions totalement libres. Nous serions pareils à des poissons des profondeurs tirés à la surface. J’ai fait il y a quelque temps un film sur Roublev, qui était un artiste russe génial. Aujourd’hui, à notre époque, il est tout à fait impossible de croire qu’il travaillait dans le cadre extrêmement sévère des canons religieux, qui l’obligeaient à peindre selon ce qu’on appelait les podlinniki (modèles originaux). C’est-à-dire que pour chaque icône, il existait des règles précises, et il était absolument impossible de les transgresser dans le sens formel de la composition et de la couleur. Il est incroyable qu’en dépit de cela, il soit devenu un génie, à la différence de ses prédécesseurs. La liberté est une chose très étrange.

 

J’ai travaillé une année entière en Italie – là, la liberté se manifeste par le fait qu’on tire sur les gens ; les tireurs vont en prison, mais en sortent très rapidement, parce qu’il existe des millions de moyens de les défendre et seulement un moyen de les punir. Je ne suis pas pour des méthodes draconiennes, je veux seulement dire que pour être libre, il faut simplement l’être. Nul besoin de demander la permission. C’est très simple. Néanmoins, nous ne savons pas être libres. Parce que les gens les plus authentiquement libres sont ceux qui n’exigent rien de la vie. Ils exigent beaucoup d’eux-mêmes. Ils s’imposent d’immenses exigences, à eux-mêmes, et pas à leur entourage. Je ne voudrais pas que vous me compreniez de travers, il est question ici de liberté intérieure, au sens moral du mot. Je n’ai pas l’intention de polémiquer sur la démocratie anglaise traditionnelle ou l’anarchie, je parle de cette liberté dont disposaient de tout temps les gens qui se sacrifièrent à l’époque et à la société dans lesquelles ils vivaient.

 

Je me suis attardé sur ce point parce que, comme je l’avais déjà remarqué après avoir terminé mon dernier film [Nostalghia], j’ai toujours voulu représenter des gens intérieurement libres. Bien qu’ils soient entourés par des gens non libres. On dit souvent : il faut être fort. Bien qu’absolument personne ne comprenne ce que veut dire être fort… J’aimerais voir un homme fort être faible au sens courant du mot. Dans Stalker, je voulais montrer justement ce type d’homme dans le caractère du héros. Il est très faible, mais il possède une qualité qui le rend invincible, c’est la foi. Il croit en son devoir de servir les gens. Et il devient invincible. Parler du fait que l’homme peut mourir et ainsi se perdre, c’est une position, vous le comprenez vous-mêmes, dénuée de fondements. De mon point de vue, nous faisons notre métier non pas tant pour convaincre de notre droit à raconter ce que nous racontons que pour démontrer notre volonté de servir. Je suis étonné qu’il y ait des artistes qui pensent qu’ils ont été formés pour eux-mêmes. Ce n’est pas ainsi ; le temps nous forme, les gens parmi lesquels nous vivons nous forment. Et si nous réussissons quelque chose, ce n’est que parce que vous en avez besoin. Et plus nous la réussissons, plus vous avez besoin que nous exprimions cela. Il en découle naturellement qu’en principe nous ne vainquons jamais, ce sont les autres qui vainquent. C’est toujours nous qui perdons.

 

Voilà, je voulais dire ces quelques mots avant que vous commenciez à me poser vos questions. Je voudrais que notre rencontre soit plus une discussion qu’un discours. Parce que je ne sais pas prononcer des discours.

 

Je ne me représente pas ma vie comme étant tellement libre que je puisse faire ce que je veux. Il me semble que je dois faire ce qui est le plus important, le plus nécessaire – dans la mesure où je peux en juger. Rester le même est le seul moyen de communication avec vous et avec tous les spectateurs. C’est le seul moyen de conserver ma dignité et la vôtre. Il est impossible de communiquer sur une autre base. Bien sûr, au cinéma, c’est très difficile, puisque soixante-quinze, quatre-vingts pourcents des spectateurs considèrent qu’on doit les divertir. Il est vrai qu’on ne comprend pas pourquoi. Néanmoins, c’est ainsi, et de cela dépend la somme d’argent que l’on nous donne pour nos prochaines mises en scènes. On se retrouve en quelque sorte entre deux chaises : d’un côté, on doit être soi-même, de l’autre, il faut au moins compenser les dépenses du producteur, du distributeur, pour que quelqu’un veuille bien nous faire confiance la prochaine fois. Vous en conviendrez, la situation est assez sombre. En plus, nous avons à tel point cessé de respecter ces soixante-quinze pourcents de spectateurs que nous sommes prêts à les divertir. Mais il faudrait être un peu patient et convaincre ces soixante-quinze pourcents que personne ne va les divertir. Ils s’y feront très vite. (rire). Mais malheureusement tous les réalisateurs ne pensent pas comme moi. Imaginez une seconde que l’on s’entende tous pour arrêter de divertir le public. Et si nous ne disparaissons pas, nous vaincrons. Nous saurons remanier ces soixante-quinze pourcents.

 

Je sais que ceux qui se trouvent aujourd’hui dans la salle, à l’exception de quelques-uns, il y en a, je le sens (rire), appartiennent aux vingt-cinq pourcents. Il est facile de parler avec vous. Mais il est effrayant de rencontrer un auditoire de gens qui veulent voir dans le cinéma un divertissement. Il m’est arrivé de me retrouver dans ce type de situation. J’ai été longtemps malade après cela (rire). Mais aujourd’hui, c’est pour moi une soirée heureuse, il y a ici un réalisateur anglais remarquable, j’ai depuis longtemps l’habitude de respecter ce réalisateur, sans parler du respect que je porte à mon distributeur. Bien que je doive dire que je suis extrêmement optimiste quant à la distribution de mes films, parce que cela fait longtemps que je résiste et laisse le spectateur sans divertissement. Je pense que si les gens vont voir mon film, ils savent déjà où ils vont. En tout cas, je vous remercie d’être venus, et j’attends à présent vos questions. Parce qu’elles me donneront sûrement l’opportunité d’aborder des choses plus intéressantes que celles que je viens de dire (rire).

 

Quel est le but du cinéma, si ce n’est pas le divertissement ?

— Je vais être bref. Comme on dit, la concision est la sœur du talent. Le cinéma est-il un art ou pas ?

 

Oui.

— L’art n’a jamais eu pour but le divertissement. Dans quelques cas, paradoxaux… Matisse par exemple a déclaré qu’il était comme un divan moelleux. Mais je pense qu’il faisait le pitre et voulait tromper ceux qui avaient l’intention d’acheter ses tableaux. Si le cinéma est un art, alors, comme pour tout art, il a d’autres fins. Lesquelles ? Exprimer, c’est-à-dire expliquer à soi-même et à tout notre entourage pour quoi l’homme vit. Quel est le sens de la vie. Expliquer la vie, la cause de son apparition sur la terre… Quel sinistre silence… (rire).

 

Dans quelle mesure Le Miroir était expérimental du point de vue du montage ?

— Vous savez, je n’avais pas pour but de faire une expérience. Le cinéma n’est pas une science, et nous ne pouvons pas nous permettre de faire des expériences, qui ne produisent pas toujours des résultats convaincants. Personne ne nous donne d’argent pour de telles expériences. De toute façon, il n’existe pas d’expérience en art… La méthode ne deviendra jamais le but de l’art. Même s’il est vrai qu’au vingtième siècle les artistes ont justement fait cela. C’est une forme d’exhibitionnisme insistant et vraiment déchaîné. Extraordinaire ! Paul Valéry, le critique français, poète et essayiste, avait déjà très bien écrit sur ce sujet. Il disait qu’à notre époque, le trait, le style deviennent le contenu de l’œuvre de peinture. Je crois que c’est dans son livre sur Degas. Et il a raison. On peut penser aussi à Picasso. Il faisait des dessins comme ça, apposait sa signature, les vendait cher et donnait l’argent au parti communiste français. C’est saisissant ! Mais il me semble que cela n’avait rien à voir avec l’art.
Je ne sais pas ce qui s’est passé, pourquoi au vingtième siècle l’art a perdu son secret. Pourquoi l’artiste a-t-il voulu tout avoir. Il écrit son premier quatrain et veut déjà être publié. Tandis que Kafka écrit tous ses romans et meurt en demandant à son ami-exécuteur testamentaire de détruire toutes ses œuvres. Heureusement, son ami n’a pas tenu compte de son testament. Vous me direz que Kafka, c’est aussi le vingtième siècle. C’est vrai, mais il n’appartient pas à ce vingtième siècle. Moralement, il appartient au siècle précédent. C’est pourquoi il a tant souffert. C’était un homme qui n’était pas préparé à son époque. Je pense que l’artiste véritable n’expérimente pas, il ne cherche pas — il trouve. Parce que s’il ne trouve pas, il est stérile. Quand vous parlez du montage au sens d’expérience, je dois vous répondre que dans le cas du Miroir il n’y a pas eu de problème de montage. Ou plutôt il n’y a pas eu d’expérience. Simplement, quand j’ai tourné le film et que j’ai eu un tas de rushes, et que j’ai monté une version, une deuxième, une dixième, une vingtième, il en a résulté que le film n’existait pas. Il n’y avait pas là de problème d’expérience de montage. Le film a simplement échoué. Il a échoué, je dirais même dans un sens fataliste et catastrophiste. Il est évident que les rushes possédaient certaines qualités dont j’ignorais les lois. En montant le film, je pensais à la dramaturgie. C’est seulement après avoir fait vingt versions du montage que j’ai compris qu’il fallait essayer de coller les rushes selon un principe tout à fait différent. Sans penser à la logique. C’était la vingt et unième version. C’est cette version que vous avez vue à l’écran. Quand j’ai vu le film, j’ai compris que cette fois j’avais échappé à la tragédie de l’échec. Je ne sais pas comment c’est arrivé. Mais je vous assure qu’au début j’avais l’impression d’avoir mal filmé toutes les scènes. Quand je parle de versions, je parle du changement de place des épisodes, pas des cadres isolés. Je ne pensais même pas à de telles vétilles. Voilà l’histoire du montage de mon film.

 

Votre dernier film a été fait en Italie ; c’est une coproduction soviéto-italienne ?

— C’est un film italien, tourné grâce à l’argent de la radio et de la télé italiennes. Mais puisque je l’ai réalisé, et que l’acteur soviétique Oleg Yankovski y tient le rôle principal (d’ailleurs, vous pouvez le voir dans deux films de ce festival à Londres : Nostalghia et Vols entre rêves et réalités), que ma femme, Larissa Pavlovna, a travaillé en qualité d’assistante — elle a travaillé avec moi sur tous mes films —, tout cela était suffisant pour que cette mise en scène soit appelée commune.

 

Et que signifie en commun [sovmestno] dans « Sov-infilm » ?

— « Sov-infilm » est l’organisation qui a réalisé tous les liens internationaux de notre industrie cinématographique.

 

Vous vous êtes senti plus libre en Italie qu’en Union soviétique, dans le sens où vous avez pu tourner selon votre style ?Avez-vous senti la pression commerciale ?

— Vous avez vu Nostalghia ? Oui, vous l’avez vu. Pour ce qui est du travail, je ne sens pas de grande différence. Tous les cinématographes sont infiniment semblables les uns aux autres. J’étais parfois simplement étonné : même les types, les caractères des gens qui travaillent en groupe sont parfaitement semblables. La profession laisse son empreinte. Je ne dirais pas qu’il était si facile de faire un film en Italie. Cela ne veut pas dire que c’était plus difficile qu’en Union soviétique. D’une certaine manière, je suis habitué à ce que la profession de réalisateur soit réduite à celle d’un serveur qui doit apporter un tas d’assiettes sans le faire tomber. Si l’on a une certaine idée de la conception du film, il est incroyablement difficile de la conserver jusqu’à la fin, parce qu’après la première rencontre avec notre groupe, on l’a déjà complètement oubliée. C’est pourquoi notre tâche consiste à ne pas oublier coûte que coûte ce que nous avions l’intention de faire. Au cinéma tout est fait pour qu’au bout d’une semaine on ait complètement perdu la capacité de comprendre où l’on se trouve et ce que l’on fait. Cependant, je dois vous dire que si en Union soviétique je ne pense jamais à l’argent, ici — pardon, en Italie, — j’ai dû y penser constamment. Et j’ai entendu le mot argent beaucoup plus fréquemment que bonjour et au revoir (rire). C’est fatigant. Si l’on apprend à couper notre conscience au moment où l’on nous parle d’argent, alors tout reprend sa place. Il faut simplement se transformer en idiot quand on nous parle d’argent. En tout cas — pardonnez-moi, je vais jusqu’au bout de ma pensée — il est tellement difficile de travailler dans le cinéma que le fait que ce soit un peu plus facile ou un peu plus dur n’a aucun sens. Avant, les Américains, je pense même avant la guerre, effectuaient des sondages sur la profession la plus exterminatrice, la plus dangereuse. À la première place, on trouvait pilote d’essai, à la seconde, réalisateur de cinéma.

 

Vous vous plaignez que quatre-vingts pourcents des spectateurs voient dans le cinéma un divertissement. Vous dites aussi que le cinéma est appelé à expliquer le sens de la vie. Le paradoxe consiste en ce que pour une grande partie des gens ce que vous racontez sur la création de vos films est si compliqué que ça leur est incompréhensible. Et vous voulez expliquer au monde des problèmes si considérables.

— Je ne crois pas être le seul à me trouver dans cette situation. Je ne me sens pas aussi différent de mes collègues. Ceci est le premier point. Le second est que je suis personnellement comblé par le fait d’avoir ces vingt-cinq, trente pourcents de spectateurs. C’est plus que suffisant pour moi. Vous savez que l’on a à Moscou deux grandes salles de concert remarquables. L’une, la grande salle du conservatoire (Bolchoï), la seconde, la salle de Tchaïkovski. Moscou compte environ neuf à dix millions d’habitants. Bach, Mozart, Beethoven existent. Et, sans qu’on sache pourquoi, deux salles suffisent à satisfaire les intérêts spirituels de ces dix millions de personnes. Bien qu’il s’y joue des chefs-d’œuvre, que les compositeurs soient déjà célèbres, personne ne défonce les portes et l’auditoire ne croit pas ne serait-ce que jusqu’à un million de personnes. Nul besoin de tirage gigantesque pour Pouchkine, Shakespeare. Nous disons tous que sans eux nous ne pourrions pas vivre, mais si l’on veut être honnête, peut-on dire que plus de vingt, trente pourcents de la population lise vraiment Pouchkine et Shakespeare ? C’est-à-dire les relise. Nous autres, travailleurs du cinéma, nous nous trouvons dans une situation bien plus grave. Regardez ce qui se passe maintenant. Pendant de nombreuses années, les réalisateurs de cinéma ont fait ce que le public attendait d’eux. Et le public a fini par ne plus vouloir voir cela. Mais la situation est plus grave encore, parce que si d’aventure nous montrons à ces spectateurs déçus les films que nous voulons leur montrer, ils ne veulent pas non plus les voir. Parce qu’ils ont eux-mêmes beaucoup changé, ils sont déjà déformés. Pour qu’ils redeviennent comme ils étaient il y a, disons, quinze ans, il nous faudrait vingt ans. Et cette dépendance de l’industrie cinématographique aux spectateurs peut mener à ce que l’on ne sache absolument pas quels films il faudra tourner pour ne serait-ce que rentrer dans les frais de la production. Alors que je suis toujours sûr de mes vingt-cinq, trente pourcents.

 

Dans Le Miroir et Stalker on perçoit le thème de la liberté et on ressent l’instabilité de l’environnement. Quel est le lien avec la liberté intérieure, dont vous parliez, et son rapport à la faiblesse, que vous opposez à la force ?

— Quand je parle de “faiblesse”, j’ai avant tout en vue l’absence d’agressivité. C’est la capacité à se sacrifier. Parce qu’en fin de compte…

 

Vous voulez parler de faiblesse ou de l’acceptation de quelque chose ?
— D’acceptation, oui, oui.

 

Faiblesse n’est probablement pas tout à fait le mot qui convient. Si le contraire est agression, il serait probablement plus juste de parler d’acceptation.

— Je suis d’accord. Mais c’est un problème de traduction, ce n’est pas mon problème. Je vous ai compris. Mais ce qui importe, c’est qu’on en est arrivé en principe au point où l’on veut avant tout exiger quelque chose d’autrui, apprendre à quelqu’un à exprimer ses griefs à quelqu’un. Alors que je m’intéresse à la personne qui convertit tout cela en lui-même. C’est seulement à partir de ce moment, à partir de ce point, que l’humanité peut qualifier d’optimiste n’importe quel mouvement. Tout le reste ne nous conduira qu’à la catastrophe. Voilà ce que j’ai voulu dire dans tous les films dont je parlais. L’homme est le centre du monde, le centre de l’univers. Mais pas dans sens où il se considère comme plus important qu’autrui, mais justement dans le sens contraire.

 

Pourriez-vous nous parler de vos projets de films ?

— Naturellement, j’ai des projets. Et beaucoup. Mais pour ne pas vous ennuyer, tiens, par exemple, je veux monter Hamlet en anglais.

 

C’est bien ! Pourquoi pas ?
— « Pourquoi pas ? », dit Monsieur Anderson. C’est parfait !

 

Les films soviétiques de Tarkovski se distinguent par la présence de l’étendue, de l’espace. Tarkovski a exprimé en eux la crainte de cet espace. N’est-ce pas ?

— L’espace : dans quel sens ? Au sens propre ? Mon Dieu, je suis tout simplement effrayé, je n’ai pas encore pu me remettre des espaces que j’ai dû maîtriser quand je faisais Roublev. Peut-être ne l’avez-vous pas vu ; alors ça explique tout. Si vous l’avez vu, alors votre question est de mauvaise qualité (rire). En ce qui concerne mes derniers films et la claustrophobie dont vous parlez, Hamlet a dit très justement : « enfermez-moi dans une coquille de noix, et je deviendrai le maître d’un espace infini ». Il s’agit de la traduction en russe, c’est la raison pour laquelle il vous est difficile de vous souvenir de la phrase originale de Shakespeare. En fait vous ne devez pas vous souvenir, mais lire Shakespeare.

 

Comment vous est venue l’idée de faire un film sur Roublev ?

— Il m’est toujours difficile de répondre à la question de savoir pourquoi j’ai fait tel ou tel film. Parce que je n’ai jamais rencontré de situation où la question du quoi et du pourquoi était pour moi un véritable problème. C’est sans doute pour cela que je ne me rappelle jamais ce qui m’a poussé à mettre en scène tel ou tel film. Il n’y pas eu de moment précis où se serait décidé mon projet sur Roublev. Je ne me souviens pas comme ça s’est fait. Silencieusement, en quelque sorte.

 

Lorsque vous êtes intervenu au Cinéma national, vous avez dit que la profession cinématographique est pareille à celle du poète. Analogue au rôle du poète. Vous pouvez nous en dire plus ?

— Oui, bien sûr. Blok, le célèbre poète russe de la fin du dix-neuvième siècle, début du vingtième (il appartenait davantage au vingtième), a dit que la vocation du poète est de créer l’harmonie à partir du chaos. À partir du chaos de ce monde, créer des œuvres harmonieuses. Pouchkine a aussi écrit là-dessus dans Mozart et Saleri. Le cinéma, dans son essence, du fait de sa composition imagée, est principalement un art poétique. Parce qu’il est capable de se passer de la littéralité. De la logique de la vie quotidienne. Et même de ce qu’on appelle la dramaturgie. La spécificité du cinématographe consiste en ceci que le cinéma est appelé à fixer et exprimer le temps. Le temps au sens philosophique, poétique, et littéral. Le cinéma est né à la fin du siècle dernier, au début du vingtième. Il est apparu précisément lorsque l’homme a commencé à sentir le manque de temps. Nous autres sommes déjà habitués à vivre dans un monde horriblement comprimé. Il me semble que l’homme, disons, du dix-neuvième ou dix-huitième siècle ne pourrait pas exister à notre époque. Il mourrait tout simplement de la pression qu’exercerait sur lui le temps. C’est-à-dire que ce dernier l’obligerait à fonctionner bien plus vite au sens physique et moral. Et le cinéma est appelé dans son essence à analyser poétiquement ce problème. En effet, regardez : le cinéma est le seul art qui fixe littéralement le temps. C’est-à-dire que, théoriquement, on peut regarder sans fin la même pellicule. C’est comme une matrice du temps. Et en ce sens, le problème du rythme, qui joue en poésie un rôle colossal, le problème de la longueur, de la cadence reçoivent au cinéma une signification propre. En ce sens que le temps s’exprime lui-même. C’est un problème extrêmement intéressant. En un certain sens, tout art est poétique dans ses images les plus grandes et les meilleures. Leonardo est un poète de la peinture, un poète génial. Il serait ridicule, en effet, d’appeler Leonardo un peintre. Ridicule d’appeler Bach un compositeur. Ridicule d’appeler Shakespeare un dramaturge. Ridicule d’appeler Tolstoï un prosateur. Ce sont des poètes. Il y a une différence. Et c’est ce à quoi je pense quand je dis que le cinéma possède son propre sens poétique. Parce qu’il y a une partie de la vie, une partie de l’univers qui n’a absolument pas été comprise et pensée par les autres types d’art, les autres genres. Ce que peut le cinéma, en effet, la musique ne le peut pas, ni les autres types et genres d’art. Et inversement. C’est pourquoi on ne peut pas dire que l’art vieillit. L’art ne vieillit pas. L’art véritable. Et en tant que réalisateur professionnel, j’aimerais, et je m’y efforce, analyser poétiquement les problèmes esthétiques et moraux qui surgissent dans ma tête.

 

Quand vous vous préparez à faire un film, vous planifiez et écrivez tous les plans et toutes les scènes ou vous apparaissent-ils au cours du tournage ?

— Je travaille en quelque sorte en deux étapes. D’abord, j’élabore mon plan de tournage, mais quand j’arrive sur le lieu de tournage, la vie s’avère tellement plus riche que mon imagination que je dois tout changer. Mais maintenant je commence à comprendre qu’il faut arriver au tournage sans se préparer, on est alors plus libre. Avant, j’effectuais un travail préliminaire parce que je n’avais pas une conception assez professionnelle de mon art. Aujourd’hui, j’ai peur que cette conception soit devenue trop rigide pour moi. Et il est donc sensé de simplement arrêter d’y penser.

 

Lors du séminaire à l’école de cinéma internationale vous avez dit que la femme n’a pas suffisamment d’esprit pour être réalisatrice de cinéma.

— Vous savez, si j’ai dit que la femme n’avait pas assez d’esprit pour créer, aujourd’hui je dois dire qu’elle a suffisamment d’esprit pour ne pas créer. Le malheur est que nous n’avons pas assez d’esprit pour ne pas faire cela. C’est en cela que réside notre différence avec la femme. C’est-à-dire que la femme veut créer à partir d’un excédent de l’âme, et l’homme pour s’affirmer, du fait de son manque de spiritualité. Je m’en tire bien ! Mais si vous m’aviez demandé à la place de vous parler de ma relation aux réalisatrices, je ne vous aurais pas répondu, j’attire votre attention sur l’histoire de l’art.

 

Que peut nous dire là-dessus Madame Tarkovski ?

Sur quoi ? Je ne comprends pas.

— Ma femme ne peut même pas comprendre de quoi on parle. Dans la mesure où elle partage mon point de vue. Non, en tout cas je veux dire ce qui suit : tout est possible. Mais la probabilité est très faible.

 

Pourquoi avez-vous décidé de mettre en scène un opéra après avoir travaillé au cinéma ?

— Mais justement parce que je n’avais pas fait d’opéra jusqu’à présent.

 

Quelles qualités voulez-vous trouver chez un acteur ? Quelle est votre relation aux acteurs ?

— Quelle est mon approche des acteurs ? Ou comment je les choisis ?

 

Quelle est votre approche professionnelle des acteurs.

— Je suis prêt à donner à l’acteur une totale liberté si, avant le début du travail, il démontre une entière dépendance au projet. Le fait que l’on se trouve sur différents côtés du projet suppose une impossibilité de ce dont on parle si souvent. Disons d’un diktat de la part du réalisateur, ou au contraire de la totale non-intervention dans les problèmes des acteurs… En bref, je suis insupportable en tant que réalisateur si l’acteur ne partage pas mon point de vue sur l’idée, la conception du film. Et j’adore et j’aime les acteurs qui le partagent, et je leur donne une liberté totale. Je ne suis entré en conflit qu’avec deux des acteurs avec lesquels j’ai travaillé.

 

Je suis frappé par l’intérêt des Russes, des Soviétiques pour Hamlet.

— En tout cas, si vous êtes frappé par l’intérêt des Russes pour Hamlet, je suis quant à moi frappé par l’absence d’intérêt des Anglais pour Hamlet.

 

— Hamlet attire particulièrement les Russes, à la différence des autres pièces de Shakespeare ?

Hamlet est la meilleure œuvre dramatique et poétique qui existe sur la terre.

 

Pourquoi est-elle la meilleure, pourquoi attire-t-elle autant ?

— Parce que ce drame contient le problème le plus important qui existait à l’époque de Shakespeare, qui existait avant lui et qui existera toujours. Le problème consiste en ceci que ce drame résiste à la mise en scène, c’est-à-dire que quel que soit celui qui mette en scène Hamlet, il échoue. D’ailleurs, moi aussi je veux mettre en scène Hamlet. Mais il n’y a rien à faire. C’est un mystère immense. Je pense, par exemple, que le sens d’Hamlet réside dans ce que l’homme d’un haut niveau spirituel est obligé de vivre parmi des gens qui se trouvent à un niveau bien plus bas. L’homme du futur est obligé de vivre dans le passé. Dans son propre passé. Et le drame d’Hamlet ne réside pas dans le fait qu’il soit condamné à mort et qu’il meurt, la tragédie est qu’il est menacé par une mort morale, spirituelle. Et malgré cela, il est obligé de renoncer à ses prétentions spirituelles et de devenir un assassin ordinaire. Ou bien il doit lui-même arrêter de vivre. Dit de manière abrupte, mettre un terme à sa vie par le suicide. C’est-à-dire ne pas accomplir son devoir.

 

Quels sont vos films préférés ?

— J’aime beaucoup Bresson, Bergman, Antonioni, Mizoguchi, Vigo, Buñuel ; et qui encore ? Je n’ai rien d’original à vous dire. Il y a cinq, six, sept réalisateurs…

 

Nous voyons ici peu de films soviétiques. Quels films étrangers sortent en Union soviétique ? Y en a-t-il beaucoup ?

— Je crains que nous aussi, nous voyions peu de films étrangers, moins que vous, et ils ne sont pas toujours de bonne qualité. Comment expliquer cela ? Il me serait difficile de le dire, j’ai peur que les bons films coûtent cher.

 

Quels sont les réalisateurs classiques qui vous plaisent ?

— J’ai un penchant pour les films muets d’Alexandre Dovjenko et ses premiers films parlants, j’aime beaucoup les premiers films de Kalatozov, Le Sel de Svanétie est un film stupéfiant. Parmi les classiques, je les ai tous nommés. Je n’aime pas beaucoup Eisenstein, il me semble qu’il est calculateur, très cérébral…

 

Expérimentateur ?

— Je ne sais pas. Et j’aime aussi beaucoup les réalisateurs soviétiques Sergueï Paradjanov et Otar Iosseliani.

 

Quelle est la philosophie de votre film Solaris ? Vous dites que vous avez toujours une idée exacte, mais personnellement je n’ai senti que de la beauté et du mystère. Solaris a été comparé à d’autres films scientifico-fantastiques. Il me semble que la musique de Solaris entre en contradiction avec le film.

— Si je vous dis quelle était l’idée, je pense qu’elle ne rentrera pas en contradiction avec votre impression. Parce que — à la différence du roman de Lem — l’idée de notre film était la suivante : il est indispensable à l’homme de rester humain, même s’il se trouve dans des conditions inhumaines.

 

Vous avez utilisé le prélude de choral de Bach « Ich ruf' zu dir, Herr Jesu Christ » ; pourquoi était-ce important pour le film Solaris ? Il me semble que c’est paradoxal si l’on considère l’idée du film.

— Qu’y a-t-il de plus naturel que d’exprimer cette idée d’humanité à l’aide de la musique de Bach ? Je n’ai pas compris pourquoi cela rentrerait en contradiction avec l’idée du film.

 

Y a-t-il des dessous religieux, chrétiens dans votre choix de la musique ?

— Tout art porte en lui des dessous religieux.

 

Pourquoi pensez-vous que l’art a des dessous religieux ?

— Parce qu’il ne pense pas logiquement, il ne formule pas une logique de comportement, c’est comme s’il exprimait le postulat de la foi. Il postule la foi. C’est-à-dire qu’il faut accepter avec confiance l’image artistique, à la différence de n’importe quel raisonnement logique. Il y a plus. Si Tolstoï, par exemple, avait pris pour fondement une conception, une idée, alors, avec son œuvre, sa forme, il aurait détruit son plan. Mieux encore. Nous ne comprenons absolument pas ou nous ne sommes pas d’accord avec sa conception, mais l’œuvre existe. C’est comme si l’œuvre dépassait sa propre pensée, qui se révèle négligeable face à cette image du monde que l’œuvre dessine et que nous recevons comme une révélation. C’est-à-dire que l’art, en tout cas, existe en dépit d’une conception logique. Si vous y prêtez attention, vous vous rendrez compte que l’on dit souvent que cet artiste, cet écrivain, ce musicien, ce réalisateur est un philosophe. Mais c’est seulement un mot. En réalité l’artiste n’est pas du tout un philosophe. Et si on analyse sa conception philosophique, on se rend compte d’abord qu’il n’est pas original, et ensuite qu’il utilise d’emblée des conceptions connues, ou nous les rappelle. En réalité, il n’est absolument pas philosophe, mais plutôt un poète. Que veut dire poète ? C’est une personne avec la psychologie et l’imagination d’un enfant. Bien sûr, en regardant un enfant, on peut dire qu’il est philosophe. Mais dans un sens tout à fait conventionnel. Et dans la mesure où l’artiste, l’œuvre révèlent le monde et nous obligent ou à y croire, à l’accepter, ou à le rejeter, à l’exclure, l’unique sujet dont on peut parler, c’est l’impression religieuse que l’œuvre artistique véritable produit sur l’homme. Car elle agit sur l’âme de l’homme. Sur sa structure spirituelle.

 

Avant vous disiez aussi que l’art s’intéresse au sens de la vie, qu’il veut expliquer le monde, alors que dans vos films je ne sens pas d’explication. Il y a en eux de la profondeur et du mystère. Le public reconnaît avant tout le mystère. Et le processus de la perception n’est-il pas religieux justement parce que nous ne connaissons pas la réponse, Solaris ne donne pas de réponse.

— Si vous avez une impression de mystère, vous me faites un immense compliment. Il me semble que si le spectateur en retire la pensée que la vie, c’est un mystère, je serai heureux. Parce que pour une immense part des gens la vie ne présente aujourd’hui aucun mystère.

 

Le paradoxe consiste en ce que l’explication, c’est un mystère.

— Non, si vous voyez un mystère en regardant le film, cela veut dire que j’ai réussi à exprimer ma relation à la vie. Parce qu’il n’y a pas de mystère plus profond, plus mystérieux et plus critique que le mystère de notre existence. Et si tous… beaucoup se mettent à penser ainsi, la vie changera.

 

C’est un aspect central de votre film ?

— Non, c’est comme une intonation secondaire.

 

Monsieur a une seconde question. Il peut la poser ?

— Oui, oui, bien sûr, à condition qu’il n’en ait pas une troisième.

 

Je connaissais Tarkovski tel qu’il intervenait dans ses films — dans Stalker, il est fait référence à l’impuissance, comme celle d’un enfant…

— Mais ce n’est pas moi qui dis cela, soit dit en passant !

 

Je connais bien ce Tarkovski. Mais il y a un autre Tarkovski, celui du sacrifice, du martyre, de la foi, de la prière. Pour moi, il s’agit de deux personnes totalement différentes l’une de l’autre.

— Je vous répondrai que j’en ai beaucoup plus. Mais en tout cas, comme disait notre ami Borges, je ne suis personne.

 

Peut-on vous poser encore une question ?

— Je vous en prie. Vous ne me dérangez pas.

 

Votre relation à l’opéra ?

— J’entretiens avec lui une relation très bizarre. Je ne connais pas de genre qui soit plus contre nature que l’opéra. Et c’est justement à cause de cela que j’ai eu envie de me trouver dans la peau de l’homme qui cuit dans un tel chaudron, pour comprendre ce que c’est. Pour tenter malgré tout de trouver une logique, un caractère naturel. Peut-on imaginer plus bizarre : un homme, en représentant les sentiments humains, se met à chanter, comme un oiseau ?

 

Cela arrive très souvent dans la vie.

— Non, cela n’arrive pas souvent. Je vous assure.

 

Vous parlez à présent sur le plan du réalisme.

— Je parle sur le plan de la vérité de la vie.

 

C’est une discussion ou une question ?

— En ce qui concerne la convention, on peut bien sûr chanter. Mais quelque chose ne va pas dans ce genre. Ce n’est pas par hasard qu’on dit : je suis allé à l’opéra écouter Verdi. Parce que si vous dites : je suis allé voir un opéra, on vous répondra que vous êtes une personne peu cultivée.  Peu instruite. Dit plus simplement, il faut fermer les yeux en rentrant dans la salle, et écouter la musique. Et beaucoup agissent ainsi. J’ai entendu dire par beaucoup de monde qu’aussitôt qu’ils ouvraient les yeux, ils étaient effrayés par ce qui se passait sur scène. En effet, tout cela est vraiment horriblement artificiel. Et je le répète, je voudrais être dans la peau des gens qui se sentent à l’intérieur de cet art. Il est vrai que je n’ai pas choisi ce qu’il y a de mieux pour aller dans cette voie. J’ai choisi Boris Godounov de Moussorgski et Pouchkine. Pourquoi ce n’est pas ce qu’il y a de meilleur ? Parce que c’est un opéra très dramaturgique. Si j’avais monté, par exemple, Wagner, ou au contraire un opéra italien, j’aurais eu plus de facilité à expliquer ce que je veux dire quand je parle de ma relation à l’opéra. Mais puisque je m’attelais à Boris Godounov, je devais encore mettre au point certaines catégories dramaturgiques, psychologiques et morales. Et ce, naturellement, avec des catégories musicales. Et c’est ce qui rend dans ce cas mon expérience très difficile. Parce que, d’une certaine façon, je nie l’opéra au sens psychologique et dramatique. Et néanmoins je ferai tout dans ma mise en scène pour élaborer justement ces deux qualités. En somme, pour faire court, je suis pris. Je suis tombé dans un piège. (Ovation)

 

Original : ici
Deuxième rencontre : ici
Traduction : Fabien Rothey

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