Andreï Tarkovski. Le XXe siècle et l’artiste 2/2
Deuxième rencontre
Les choses se sont passées de telle façon que le thème de notre conversation a déjà été fixé : le problème de la responsabilité de l’artiste. Mais en venant ici d’Italie, je me suis rendu compte que ce n'était pas tout à fait réalisable. Que veut dire la responsabilité de l’artiste ? Tout dépend du degré auquel il ressent cette responsabilité en lui-même. Comment exiger cela des autres ! Ce serait même quelque peu indiscret. C’est pourquoi je pense qu’il y a un sens à aborder ce thème, mais en le déplaçant quelque peu : l’art dans la vie d’aujourd’hui.
Il est clair qu’à notre époque l’art se trouve dans un état de profonde dépression. Toutefois, il ne s’agit pas de dépendance à des conditions et des circonstances sociales, ni de l’absence d’intérêt du public. Les racines du problème sont ailleurs. Le public s’intéresse à l’art, et les artistes cherchent des voies et des possibilités de communiquer avec lui, les uns et les autres souffrent de l’insuffisance de contacts, de possibilités de communication. Ceux qui sont proches du milieu de l’art connaissent ces problèmes. Tout réside, semble-t-il, dans le fait que l’art devient de plus en plus dénué de spiritualité. Il a déjà trouvé son but dans quelque chose d’autre, et non pas là où il conviendrait de chercher. Et dans une large mesure, cela est dû au public lui-même, qui, en fin de compte, influe sur ce qui se passe dans le domaine de l’art.
Par la force d’un conformisme bien connu, nous en sommes arrivés à considérer l’art comme un divertissement. Il va de soi que si l’on prend le théâtre, son histoire, il est clair que, dans une mesure plus ou moins grande, il a toujours servi ce but. (Je ne parle pas des mystères de l’Antiquité ou du Moyen-âge). Depuis le début, le cinéma a été en réalité un art commercial. Mais il est traversé par des processus bizarres. Je dirais même catastrophiques. En effet, le spectateur a reçu ce qu’il voulait, et, en général, il a arrêté d’aller au cinéma. Et il est heureux qu’il ait arrêté d’y aller. Parce qu’il y a là une appréciation des circonstances : ce qu’on appelle aujourd’hui le cinéma commercial ne satisfait plus le spectateur. Et pour d’autres formes d’art, la peinture par exemple, la situation est aussi extrêmement triste. En un mot, cette crise est engendrée par notre absence de spiritualité.
Chacun sait qu’avec l’art non commercial, c’est-à-dire l’art qui se concentre sur le monde intérieur de l’homme, il est impossible de gagner sa vie. Des écrivains connus sont obligés d’écrire des scénarii de films commerciaux, ceux qui dix ans auparavant rencontraient un succès certain font aujourd’hui un travail déplorable du point de vue de la qualité. Bref, on ne peut pas parler de renaissance.
C’est peut-être le problème qui m’inquiète le plus. Je pense : que faire ? Suis-je coupable ? Dans quelle mesure ?
Ma faute consiste avant tout en ceci que moi et beaucoup de mes collègues oublions au service de quoi doit se placer l’art. Mais, en définitive, nous oublions souvent cela à cause de notre carrière artistique. Dernièrement, j’ai rencontré des jeunes gens, au Centre de cinéma expérimental de Rome, dans d’autres écoles du cinéma à travers le monde, et j’ai été surpris par ce qui suit. Un jeune homme qui se prépare à rentrer dans le monde de l’art, du cinéma, intègre une école de cinéma en sachant déjà à l’avance qu’il va être une prostituée. Presque tous, quasiment sans exception.
Le motif social bien connu de la littérature du XIX est l’histoire d’un jeune homme qui part à la conquête de la capitale. C’est un thème classique, connu aussi bien dans la littérature américaine que française, et dans n’importe quelle autre. L’histoire se termine de manière plus ou moins dramatique, le héros perd ses illusions — de nombreux romans sont consacrés à ce drame spirituel. Aujourd’hui, les jeunes gens qui débutent dans l’art savent déjà à l’âge de leurs études comment se comporter pour faire carrière dans le domaine du cinéma commercial. On mesure à quel point ont changé les pensées des jeunes gens ayant l’intention de devenir des cinéastes à notre époque. Il y a différentes causes à cela.
Il est connu de vous tous qu’à la différence de l’Orient — je veux parler de l’Extrême Orient, profond, traditionnel, hindou, japonais — l’Occident a toujours été pragmatique. En fin de compte, les conquêtes démocratiques en Occident, qui ont donné à l’homme la possibilité de se sentir libre, lui ont retiré en profondeur toute foi en qui que ce soit, sauf en lui-même. En un certain sens, ce démocratisme occidental est égoïste. C’est le cas, d’une façon générale, de la culture. Je ne vais pas m’attarder trop longtemps sur cet aspect bien connu.
Demandons-nous ce qu’est un chef-d’œuvre créé en Occident. Même au temps de la Renaissance. C’est toujours un cri de l’âme humaine qui exprime des milliers de prétentions : regardez comme je suis heureux, regardez comme je suis malheureux, regardez comment je souffre, regardez comme j’aime, regardez quels gredins m’entourent, regardez comme je lutte contre le mal, regardez comme je meurs sous le poids du mal, regardez comme je vaincs. C’est-à-dire : je, je, je, je, je… (si je dis quelque chose qui ne vous convient pas, vous aurez la possibilité de me poser des questions et de me répondre).
Quand on parle de l’art classique oriental, on ne parle déjà plus d’une centaine d’années de son histoire, mais de deux ou trois mille ans. La musique orientale, par exemple… Dans mon dernier film, Nostalghia, que j’ai tourné en Italie, je suis tombé sur une musique taoïste datant environ du VIe siècle avant notre ère. Je l’ai mise dans mon film. C’est une musique stupéfiante ! Nous n’allons pas parler de ses qualités extérieures, formelles. Ici, au contraire, tout le sens consiste en ceci : disparaître, se dissoudre. Une certaine introversion de la spiritualité orientale est exprimée dans cette musique. Une sorte de collapsus spirituel, quand la personnalité absorbe tout le monde qui l’entoure. Comme si elle aspirait tout ce monde, encore une fois dans le sens spirituel.
Je voudrais indiquer d’une manière très lapidaire et très grossière cette ligne de partage des eaux entre les cultures orientale et occidentale pour déterminer à quoi ressemble cette différence aujourd’hui. Personne d’entre vous ne va nier que sur la culture orientale, de la Chine, du Japon, de l’Inde, repose toute la civilisation mondiale. Que le barbarisme oriental s’oppose pour ainsi dire à l’amour de la liberté et au démocratisme occidentaux. Les auditeurs les plus fins pourront remarquer que je n’ai peut-être pas tout à fait raison, car dans la musique occidentale nous connaissons aussi de telles personnalités, Bach, par exemple ; je suis d’accord. Mais vous comprenez, Bach, c’est un « dégénéré ». Il n’a rien en commun avec la tradition, au contraire, il rompt avec la tradition au sens spirituel. Son contact avec dieu est absolument hors de tout social. Et peut-être cette exception confirme-t-elle seulement ma pensée qu’en Occident il aurait été aussi possible de s’oublier dans la création. Se donner en sacrifice en créant. Parce que c’est justement cela le comportement véritable de l’artiste authentique. Prenons l’exemple de la peinture d’icône en Russie au treizième, quatorzième et quinzième siècle. Il n’y a tout simplement pas une seule icône signée. Le peintre d’icône ne se considérait pas comme un peintre, un artiste. S’il était capable de peindre des icônes, il remerciait Dieu, parce qu’il considérait que par sa maîtrise, sa profession, son métier, il servait Dieu. C’était comme s’il priait — c’est en cela que consistait le sens de sa création. Il est donc question de l’absence d’orgueil dans le processus de création.
Vous savez, toute la Renaissance — quelle qu’elle soit, mais prenons l’italienne — c’est une ambition incroyablement enflée. Je ne diminue nullement l’importance des réalisations de la Renaissance occidentale ; nullement ! Je veux simplement dire que le rapport dans lequel se trouvaient avant l’art oriental classique et l’art occidental est à peu près le même que le rapport et la distance entre l’art occidental contemporain et l’art occidental classique. Il survient toujours un éloignement de l’Orient vers l’Occident et de l’Occident vers le néant. En un mot, une perte a lieu, une dispersion, une entropie spirituelle. Je salue autant que je peux la démocratie occidentale, mais je dois vous dire qu’elle a retiré à l’homme la nécessité de ressentir sa spiritualité. La spiritualité est facultative dans l’existence de l’intellectuel occidental. Pardonnez-moi, je ne critique pas, je pourrais critiquer bien davantage d’autres faces de notre vie, des aspects qui me sont bien connus ; mais la question n’est pas là. Puisque nous nous trouvons en Occident, j’aimerais aborder justement ce qui pour nous, maintenant, est plus important que tout.
Cette liberté et ces garanties qui sont données à l’homme par la démocratie occidentale, d’une certaine manière, l’ont rendu spirituellement très, très faible. N’allez surtout pas penser que je soutiens le point de vue selon lequel, pour atteindre un haut niveau de spiritualité dans la société, une sorte de pressoir social est indispensable, ou qu’il est nécessaire de renoncer aux conquêtes de la démocratie. Je suis loin d’avoir de telles pensées. Tout comme vous, probablement.
Mais en quoi consiste alors le paradoxe, quand rien ne nous intéresse plus, quand nous vivons, pardonnez-moi, comme des gitans, au jour le jour ? D’ailleurs, c’est un très mauvais exemple. Parce qu’ils sont sans doute plus libres que vous et moi. Je veux dire que nous ne pensons pas au lendemain. S’il nous intéressait, nous n’en serions pas arrivés à mener une telle vie. La vie est sortie de notre contrôle. Même dans les pays les plus démocratiques d’Occident. Tout cela, en fin de compte, ne pouvait pas ne pas se refléter dans notre culture. Et de tels détails comme la crise de la littérature contemporaine, du roman contemporain, du cinéma ne sont que des bagatelles qui représentent l’aboutissement parfaitement logique du rapport entre notre vie intérieure et la situation sociale.
On peut dire que l’art, d’une manière ou d’une autre, a toujours été dans un état de crise. Bien plus, il serait très superficiel d’affirmer qu’un renouveau au sens économique, social a toujours correspondu à un renouveau dans le domaine de la culture. Ce n’est qu’en déformant vulgairement cette idée sociologique qu’on a l’habitude de penser ainsi. Mais si l’on cherche à mettre en rapport le renouveau spirituel et le renouveau économique, on remarque une absence d’accord, de synchronie. Prenons l’exemple de la période russe célèbre pour son caractère réactionnaire, celle qui débute avec la défaite de la guerre russo-japonaise et qui va jusqu’à la révolution de 1917 : c’est une période de crise et d’une certaine chute spirituelle. Pourtant, on sait que c’était la dernière renaissance de la culture russe, qui s’est terminée non pas en dix-sept, mais bien plus tard, vers la fin des années vingt — je ne prétends pas à une très grande précision —, parce que l’intelligentsia qui s’occupe d’art, de philosophie, de recherches religieuses, en partant en Occident, a continué ici son activité, et nombre de ceux qui sont restés en Russie ont continué là-bas jusqu’à un certain moment. Il s’agit tout simplement d’un exemple visant à démontrer un des arguments contre l’explication vulgaire des essors spirituels par les succès économiques.
Que nous arrive-t-il maintenant ? Je cherche une possibilité, je cherche des mots qui ne vous blesseraient pas. Parce que, naturellement, j’adresse ces prétentions à moi-même. Le problème est le suivant : nous avons perdu notre spiritualité, nous avons cessé d’en avoir besoin. Pourquoi ? Arrêtons-nous sur le fait que je pose simplement cette question… Pourtant, il semblerait que ce ne soit pas le moment de perdre notre spiritualité. Parce qu’il n’y a jamais eu de situation aussi difficile sur la planète, au sens politique, spirituel et social.
On peut me répliquer qu’il y a toujours eu dans l’histoire des périodes difficiles et que les intellectuels ont toujours crié que la fin du monde, l’Apocalypse arrivait, qu’il était impossible de vivre, qu’il n’y avait pas du tout de liberté, et cetera, et cetera. Mais, par ailleurs, j’ouvre, par exemple, Les Essais de Montaigne, qui, on le sait, vivait en France en pleine période de guerres de religion, quand le sang coulait à flot — les catholiques égorgeaient les protestants —, quand il était impossible d’aller d’un château à l’autre sans être pillé, des villages et des villes étaient brûlés, des gibets étaient dressés sur l’accotement des routes… On ne pouvait même pas parler d’existence, la vie ne valait rien. Et voilà qu’à cette époque Montaigne écrit ce qui suit : si on me disait que, pour une certaine raison, je ne pourrais pas, si je le voulais, vivre dans quelques coins des Indes, je me sentirais très lésé. [i] Du point de vue de la situation de l’homme moderne, c’est tout simplement ridicule. Ridicule de se plaindre pour cela. Parce que nombreux sont ceux qui vivent non seulement sans avoir la possibilité de voyager dans un quelconque endroit des Indes, mais ils ne peuvent pas toujours aller d’une ville à une autre dans leur propre pays.
Bref, pourquoi je parle de cela ? Parce que, bien que les exclamations sur la fin du monde, sur les difficultés et la crise, retentissent depuis très longtemps, le degré de pression que nous ressentons aujourd’hui, personne ne l’a jamais ressenti. Et considérez ce paradoxe : il semblerait que ce soit justement maintenant qu’on ait besoin que l’artiste ait un rapport à sa profession, à soi-même selon des prétentions et des mesures tout à fait différentes. Néanmoins, nous constatons que l’art se trouve dans une situation très difficile et sert de marchandise ordinaire.
Voilà donc le tableau assez sombre qui apparaît devant moi quand je pense aux problèmes de l’art contemporain. Cependant, je crois que l’art est chargé d’une tâche immense. La tâche de rétablir la spiritualité. Qu’est-ce que le réalisme au sens le plus général du mot, qui est connu en Occident, et partout ? Le réalisme, dans le lit duquel ont été créées les grandes œuvres —de Pouchkine, Shakespeare, Tolstoï, Dickens, et cetera, et cetera, des noms connus de tous. Le réalisme, c’est la vérité sur l’homme.
Nous pouvons devenir dénués de toute spiritualité, nous le sommes presque. Mais l’artiste racontant la crise spirituelle doit être lui-même spirituel. On ne doit pas appeler réaliste l’art qui parle de l’homme en décrivant seulement sa face matérielle. Bien que nous parlions à présent d’une perte de spiritualité, nous parlons de spiritualité ! J’ai été amené à parler de cela avec quelques personnes. Que signifie cette œuvre, demandai-je (il était question d’un peintre italien contemporain). Elle était dénuée de tout contenu spirituel. C’était une pure surface. Il manquait en elle le plus important : l’essence intérieure de l’homme. Et l’absence de spiritualité triomphante qu’elle exprimait était un monument, le point d’exclamation de notre absence de spiritualité. C’était comme un danger dont nous avertissait l’auteur en criant… Mais c’était tout simplement mauvais pour démontrer l’absence de spiritualité, le drame de l’absence de spiritualité ; nous devons voir l’homme à l’intérieur duquel bâille un trou. Une telle image ne peut être créée que par un artiste travaillant à un niveau spirituel.
Hemingway, dans un de ses romans, il me semble que c’est dansL'Adieu aux armes, quand le héros fait ses adieux au corps de sa femme morte, écrit : à la place qu’occupait son cœur se formait un grand vide. C’est juste une image, mais elle nous fait comprendre le sens du drame intérieur. Nous aurions pu décrire le comportement apparent du héros, mais cela n’aurait pas été suffisant.
Je pense que le temps est venu de dire ce que j’entends par spiritualité. Parce que nous sommes déjà habitués à ce mot, mais il est assez abstrait quand on l’emploie dans le sens de présence de spiritualité dans la création, dans l’art. Par spiritualité j’entends avant tout l’intérêt de l’homme pour ce qu’on appelle le sens de la vie. À tout le moins, c’est un premier pas. L’homme qui s’est posé cette question ne peut déjà plus descendre en dessous de ce niveau. Il se développera, il ira plus loin. Pourquoi vivons-nous ? Où allons-nous ? Quel est le sens de notre présence sur cette planète pendant — flattons-nous les uns les autres — les quatre-vingts ans où nous vivons sur terre ? L’homme qui ne se pose pas ces questions ou ne se les est pas encore posées est une personne dépourvue de spiritualité. C’est-à-dire qu’il vit au même niveau que l’animal, le félin ; les animaux ne se posent pas de telles questions.
Je ne le nie pas, j’ai vu des chats très heureux, j’aime particulièrement le chat de Kipling. Mais dans ce cas, en quoi l’homme se distingue-t-il de l’animal ? Et s’en distingue-t-il ? Peut-être alors n’est-il réellement qu’un simple animal hautement organisé ? Comme on me l’a appris pendant de nombreuses années de suite. Un animal hautement organisé… C’est remarquablement bien dit. Mais je ne veux pas être un animal hautement organisé ! On se différencie de l’animal en ce que nous sommes capables d’avoir une pleine conscience de nous-mêmes. Qu’est-ce que cela signifie ? Se voir au centre du monde. Se sentir le centre de l’univers. Il semblerait que nous sachions cela, nous le ressentons, mais curieusement nous avons cessé de nous étonner de ce phénomène.
Dans la mesure où nous nous sommes posé cette question — pourquoi vivons-nous ? — nous voulons recevoir une réponse. Et l’artiste qui ne traite pas ce problème n’est pas un artiste. Parce qu’il n’est pas réaliste, il se coupe d’un des problèmes les plus importants, celui qui fait de l’homme un homme, à la différence d’un animal. Et quand nous commençons à traiter ces problèmes, alors surgit ce que nous appelons l’art véritable.
Il me semble que je possède un goût artistique suffisamment développé, ne serait-ce que parce que, pendant de nombreuses années, j’ai étudié dans une école de peinture, de laquelle je suis sorti diplômé. Je dis cela uniquement pour que vous compreniez que j’ai le droit de juger la peinture d’un point de vue quasiment professionnel. Et donc, je dois dire que la peinture du XXe siècle, y compris dans ses manifestations et ses réalisations les plus hautes, est, de mon point de vue, fausse et dénuée de spiritualité. Les recherches des artistes contemporains sont dirigées vers une sorte d’extériorité. Et toutes ces recherches de style, le désir d’appartenir à une école n’ont d’autre but que d’exposer plus facilement et de vendre son travail. Et quand on se souvient, par exemple, de l’œuvre de Leonardo, quand on se souvient, je ne sais pas, de Piero della Francesca, de Roublev (pardonnez-moi, je pourrai énumérer longuement des artistes que j’aime infiniment), quand on se souvient de Rembrandt, le monde intérieur colossal de l’homme surgit devant nous, un monde de tension, un monde puissant. Alors, dit brièvement, on a l’impression que même le glorieux Picasso, avec toute sa maîtrise, ne s’est pas occupé de chercher où allait l’homme, ni pourquoi il vivait, et vous ne me prouverez pas le contraire, parce que Picasso s’est fixé des tâches complètement différentes. Il voulait tracer une sorte de parallèle entre l’artiste et l’époque contemporaine. Et exprimer dans ses œuvres la courbe de la dynamique du développement contemporain de la vie. C’est de la pure sociologie ! La tentative de voir l’homme parmi les autres hommes. Comme au cinéma, il y a le gros plan, quand on s’approche des yeux de l’homme, et il y a le plan général, quand on se recule et que l’on voit tout le monde ensemble, l’un à côté de l’autre. Voilà à peu près, grossièrement, ce que je voulais dire.
Je ne m’accommode absolument pas de Picasso, bien qu’il fasse preuve d’une maîtrise extraordinaire. Qui dira qu’il est un artiste de l’esprit, qui a pleinement conscience du drame de l’homme contemporain ? Il cherchait l’harmonie dans ce monde dysharmonique, mais il ne l’a pas trouvée. Parce que son étendard était le morcellement. Pour beaucoup de ses toiles, pour des périodes entières, il a peint le même objet, le même modèle, le plaçant dans des lumières différentes et le peignant sous différents angles, c’est comme s’il voulait saisir la présence extérieure de l’homme dans ce monde, c’est comme s’il suivait le rythme de la vie. Il a été sociologique du début à la fin. Mais pas spirituel.
Rappelons-nous l’artiste français Henri Rousseau, qui a travaillé dans le style « naïf », et tentons de nous rappeler de nombreux artistes contemporains qui essaient de travailler de cette façon. Vous sentirez une différence immense ! Il ne reste que le style, et le monde intérieur a cessé complètement d’intéresser quiconque. Quand on se rencontre, on ne trouve pas intéressant de parler de la raison pour laquelle nous vivons ? Nous voulons nous flatter les uns les autres, nous effleurer, boire ensemble, danser, coucher, mais surtout ne pas s’inquiéter les uns les autres. Se séparer sans se causer de l’embarras. Telle est notre indifférence sociale. Tout cela se reflète dans l’art. Mais tel est le paradoxe : en racontant cela, les artistes eux-mêmes perdent leur spiritualité.
Il y a peu, dans un livre écrit par Ivan Iline, un célèbre philosophe, théosophe, anthroposophe russe écrivant sur la culture et l’esthétique, j’ai lu une chose très bizarre : l’artiste, le poète, le génie crée son peuple. C’est-à-dire qu’il confère un sens spirituel à son peuple, comme s’il le spiritualisait. En dépit de quelques observations très fines qu’Iline fait dans ce livre, je ne peux pas être d’accord avec lui. Mes observations me portent vers l’opposé : l’artiste est la voix du peuple et il exprime son intériorité spirituelle à l’aide de la langue qu’il maîtrise, il transmet les sentiments, les pensées, les espoirs du peuple sans voix au sens esthétique. Sinon, je ne pourrais pas expliquer ce phénomène : l’état spirituel de la société d’aujourd’hui influence très fortement l’artiste.
Il découle de tout cela, je pense, qu’il n’y a qu’une seule voie, bonne ou mauvaise, il n’y a pas d’alternative : l’artiste doit être au service de son talent et tâcher de s’expliquer pourquoi il vit. Et déterminer des idéaux spirituels et moraux d’une importance vitale, qui l’aideront, lui et son peuple, à se développer spirituellement. Pourquoi l’artiste contemporain veut-il une paie immédiate pour ce qu’il fait ? Il y a encore peu de temps, il y a environ cent ans, les artistes considéraient qu’ils devaient travailler, et la tournure que prendrait leur destin était laissée à Dieu, ils n’en répondaient pas. Aujourd’hui l’artiste exige immédiatement une paie en échange. Comme jamais auparavant ! Même Chaliapine avait dit en son temps : seuls les oiseaux chantent gratuitement. Peut-être que je le sors de son contexte ? Ce n’est pas mal dit en soi, mais il me semble qu’il est difficile de parler de la spiritualité d’un artiste qui fait de telles déclarations. Pourtant, d’un autre côté, l’artiste n’a jamais eu une position aussi peu confortable qu’aujourd’hui.
Prenons l’art du XIXe, par exemple celui de la noblesse russe. Bien sûr, tout le monde connaît la vie difficile de Dostoïevski, mais beaucoup d’autres écrivains, comme Tolstoï, Leskov, Tourgueniev, et beaucoup, beaucoup d’autres menaient une belle vie chez eux, dans leurs propriétés, et travaillaient. Bref, avant l’artiste jouissait de davantage de liberté pour choisir cette voie spirituelle. À notre époque démocratique, l'artiste se trouve souvent obligé de travailler pour un morceau de pain. Néanmoins, comme le disait André Breton dans son manifeste du surréalisme, le problème de la nourriture, du salaire ne peut pas expliquer les causes qui font que l’artiste se transforme en prostitué. Dans tous les cas, l’artiste répond de son destin. Mais le problème existe. Et les résultats de cette situation sont bien là.
Mais je le répète, selon moi, le problème de la situation actuelle de l’art dépend beaucoup des artistes eux-mêmes. Et nous ne devons attendre ni récompense ni bien-être, si nous voulons rester des artistes.
Voilà à peu près le cercle de questions qui m’inquiète plus que tout le reste. Il s’agit bien sûr d’une des faces de ce qu’on peut appeler la responsabilité de l’artiste. Il y en a d’autres.
L’homme est créé à l’image de Dieu, et s’il porte en lui un élan artistique — et chaque homme le porte en lui originellement — il ne doit pas enfouir son talent et il n’a pas le droit de le traiter comme sa propriété. C’est ce dont nous devons nous rappeler si nous voulons rester au niveau des exigences qui se présentent à l’artiste. Il se peut qu’en apparence cela ressemble à un conflit, à une opposition entre l’artiste et le public. Servir sans accorder d’attention à quiconque et à quoi que ce soit, sans tenir compte des différents goûts, intérêts et griefs. Mais si nous n’oublions pas la cause de ce que nous sommes au fond, ce que nous sommes par excellence, alors cela cesse d’être blessant, parce que l’artiste, c’est la voix du peuple. Y compris quand il le nie haut et fort. Voilà à peu près le sens de ma discussion d’aujourd’hui avec vous. Peut-être ai-je oublié de traiter certains points, peut-être que quelque chose est resté dans l’ombre, même dans le cadre de ce thème limité.
Mais dans ce cas je suis prêt à répondre aux questions, s’il y en a… Cela vous a intéressé ?
— Oui, c’était remarquable, monsieur Tarkovski, c’était très clair. C’est justement ce domaine qui est important. L’homme occidental doit se rappeler comment doit être un artiste.
— J’ai très bien compris ce dont Tarkovski a parlé avec tant de sincérité, des problèmes auxquels il doit faire face en ce moment. Le public a clairement compris que vous vouliez prononcer un discours « spirituel ». Mais je voudrais vous demander : la réaction du public vous a-t-elle tranquillisé, vous pensez que le public a compris votre discours « spirituel » ?
— Bon, d’abord, quand je parlais, je n’avais pas l’intention d’éveiller votre spiritualité. Pour cela, comme chacun de vous, je travaille dans ma sphère. Je ne suis pas un prédicateur qui parvient à obtenir une réaction immédiate du public. Je n’ai pas cette capacité. C’est une capacité spéciale et un talent auquel je ne prétends pas du tout. Je ne peux donc pas compter sur le fait que vous sortiez de cette salle avec une auréole sur la tête, et que, transfigurés, vous commenciez une nouvelle vie. Ma tâche consiste en ce qu’on se comprenne mieux les uns les autres. Il était important pour moi que mes spectateurs connaissent… je dirais mon problème professionnel, qui m’inquiète plus que tout. Et je ne parle même pas d’une spiritualité spécifique que je devrais éveiller en vous. Parce que je suis persuadé que vous vous trouvez à un niveau spirituel suffisamment élevé, il est peu probable que soient venus ici d’autres gens, bien que, bien sûr, il y ait ici des gens curieux, mais eux aussi savent plus ou moins ce qui m’inquiète et comment j’ai travaillé tout ce temps, c’est pour cela que je peux compter sur le niveau suffisamment élevé des personnes présentes. C’est-à-dire que ma tâche n’est pas exactement celle que vous avez comprise.
Si vous m’aviez posé la question de savoir si je compte sur un effet spirituel agissant sur le spectateur à la vue de mes films, cela aurait été une question importante, qui aurait exigé de moi une réponse sur le fond. Mais puisque vous ne l’avez pas posé, je ne vais pas y répondre. Dans notre conversation d’aujourd’hui mon but était d’une certaine manière de rentrer en contact avec vous pour que vous me compreniez mieux, pour vous faire part, en tant que professionnel, de mes problèmes personnels. Et je serai très heureux si, dans une certaine mesure, elles ont trouvé un écho en vous.
— Pouvez-vous définir plus précisément la question de la spiritualité ? Est-ce que cela suppose pour vous un rapport au Créateur, à la divinité ? Parvenez-vous à une réponse, ou, en tant qu’artiste, vous vous posez simplement la question ?
— Il me semble que je suis fait intérieurement de manière très simple, et c’est pourquoi je ne peux en aucune manière approuver la pensée élémentaire qu’il est plus facile, par exemple, de croire que le monde a toujours existé que de penser qu’il a existé une cause dans ce monde causal ayant été le point de départ de la création de toute chose. Il me semble que toute chose a sa cause. Et quand on essaie de me persuader qu’il n’y a aucune cause au fait que je sois apparu sur la terre, excusez-moi, mais je ne peux y croire. C’est trop idéaliste, pardonnez-moi ce paradoxe.
Pour ce qui est d’une définition plus précise du système de la spiritualité, je l’ai déjà dit, je me pose la question du sens de la vie et je tente d’y répondre. C’est pour cela que je travaille. J’essaie de créer un modèle expliquant quels sont mes idéaux, c’est-à-dire de saisir en quoi consistent les aspirations de l’homme, pourquoi il vit. Il me semble que j’en ai déjà dit assez sur le premier pas dans l’appréciation de sa propre spiritualité. Si nous nous mettions à parler des problèmes de la spiritualité en général, une vie ne nous suffirait pas. Effectivement, très nombreux sont ceux qui, à la fin du chemin de leur vie, non seulement ne peuvent pas répondre à cette question, mais ne se la sont même pas posée.
— Pourquoi c’est précisément à notre époque que le public exige un art dépourvu de spiritualité ?
— Il n’exige pas un art dépourvu de spiritualité. Il n’exige aucun art du tout. Bien sûr, il y a toujours des spectateurs qui s’intéressent à l’art authentique. Mais je parle du public duquel dépend la vie commerciale de l’art. Celui-là, justement, n’exige aucun art, il exige du divertissement.
— Il a été dit par Soljenitsyne et par d’autres que c’est précisément dans un État totalitaire qu’apparaissent les valeurs spirituelles et les exigences artistiques. Pensez-vous que cette dernière liberté tombera en Occident ?
— Mais cela se passe actuellement en Occident ! Le paradoxe consiste justement en ce que dans l’Occident libre et démocratique, il n’est plus question de la nécessité de la spiritualité. Si vous êtes d’accord, posons-nous la question, mais ne l’analysons pas, parce que c’est un problème trop complexe, il nous prendrait trop de temps. Il y a une multitude de causes, et elles existent toutes puisque ce paradoxe existe. Je suis d’accord avec ce que vous dites.
— Êtes-vous préoccupé par le fait que vous pouvez perdre votre spiritualité, perdre ce qui se manifeste si clairement dans votre film Le Miroir ?
— C’est une question très sérieuse, absolument sérieuse. Quand on parle de la perte de la spiritualité en un sens social, cela ne veut pas dire que quelqu’un perd personnellement sa spiritualité, comme s’il dépensait son argent, comme si son compte en banque se vidait… Ce processus s’exprime d’une autre manière : il y a des gens qui naissent sans compte en banque. Ils s’en passent. Ils sont éduqués d’une autre manière. C’est cette société qui perd sa spiritualité, et non pas une personne concrète.
C’est que si — et ce « si » est une condition sine qua non — quelqu’un se trouve à un certain niveau spirituel, il ne peut pas le perdre. Bien sûr, s’il ne commet pas de pêché mortel ou d’erreur, ce qui arrive avec Raskolnikov. Et le plus effroyable pour un homme qui a éprouvé un certain niveau spirituel, c’est de le perdre. Le sujet d’Hamlet porte justement là-dessus. Pour ne pas se couper du monde, pour vivre, pour être lié matériellement à ce monde, le prince danois a été obligé de s’abaisser au niveau des canailles qui vivaient alors à Elseneur. Son drame n’est pas dans le fait qu’il meurt, la mort étant pour lui une porte de sortie, mais dans le fait qu’il devienne un assassin tout en étant un homme spirituel. C’est la tragédie de l’esprit. Elle se différencie en cela de la tragédie antique.
— Vous avez parlé de l’état de l’artiste occidental. Pourriez-vous définir la situation et l’état de l’artiste en Europe de l’Est ? Si l’artiste occidental vit dans un vide spirituel, que se passe-t-il avec celui de l’Est ?
— Je peux répondre à cette question. Ou plutôt je ne peux citer que mon exemple, je ne peux pas parler des autres. Parce que, si je parle de quelqu’un, il sera ensuite imprimé dans un journal une réponse signée par cette personne où il déclarera que je trompe l’auditoire occidental. C’est pourquoi, je le répète, je ne vais parler que de moi.
Il est question de l’absence de spiritualité, disons, en Occident, bien qu’il me semble que je ne le dirais pas d’une façon aussi tranchée, c’est vous qui créez une opposition aussi générale : l’absence de spiritualité, ici, en Occident, et la spiritualité, là-bas, à l’Est. Mais tout ce qui est absolutisé est incorrect. Je ne vais pas nier que j’ai rencontré et que je rencontre ici une immense quantité de gens spirituellement riches, mais je parle d’une tradition commune, de la direction vers laquelle se dirige la société. Ce n’est pas que je n’ose pas, mais plutôt que je n’ai aucun désir d’affirmer que la société occidentale est absolument dénuée de spiritualité, alors que la société de l’Europe de l’Est serait spirituelle. Ce serait tout à fait faux. Cependant, ce phénomène existe. On éprouve la sensation d’un désert spirituel, d’une sorte de solitude publique, ici, et d’une cohérence avec le peuple, de fait que nous soyons spirituellement dépendant de lui. Il n’y a là aucun doute. Si je devais parler de moi personnellement, je dirais que tout sur moi est plus ou moins connu. Je ne voudrais pas prendre davantage de votre temps. Même sur les feuilles qui ont été distribuées avant notre rencontre, tout est dit sur moi ; ou du moins, il y en a assez pour répondre à votre question.
— Nous n’avons pas besoin d’être renseignés sur votre spiritualité, nous la sentons dans vos films.
— Alors je ne comprends pas tout à fait ce qu’on attend de moi…
— Andreï Tarkovski peut-il nous dire quelque chose sur Sergueï Paradjanov ?
— Quand je suis parti d’Union soviétique, Sergueï Paradjanov venait d’être libéré d’un camp et son destin restait encore inconnu. Autant que je sache — j’ai reçu ces informations ici, en Occident — il a fait un film à Tbilissi, au studio Gruzia-film, et on dit qu’il est réussi [La Légende de la forteresse de Souram]. Le film repose sur l’histoire d’un château en Géorgie au Moyen-âge. Je ne l’ai pas vu, mais j’espère que je le verrai. J’ai entendu qu’on ne lui avait presque pas demandé de modification. À présent Sergueï Paradjanov prépare son prochain tournage. Je ne sais pas quel en sera le sujet.
— Vous avez parlé du développement spirituel et de la perte de spiritualité, mais peut-on vraiment développer la spiritualité ; ou bien elle existe, ou bien elle n’existe pas.
— Je trouve bizarre d’entendre une telle question. Il faudrait vraisemblablement que vous vous adressiez aux personnes qui ont consacré toute leur vie aux problèmes du développement spirituel. Des millions de livres ont été écrits là-dessus. Dans des endroits différents du monde et à des époques différentes. C’est pourquoi je suis obligé de vous renvoyer à eux. Mais si vous attendez de moi une réponse, alors je peux vous dire que tout le sens de la vie humaine consiste, pendant le temps qui nous est imparti, à faire ne serait-ce qu’un pas à partir du niveau auquel on se trouve, un pas vers le haut. C’est le sens de la vie.
— Andreï Arsenievitch, j’ai deux questions. La première : vous considérez-vous comme un croyant suivant les enseignements de l’Église orthodoxe ?
Et la seconde : les opinions que vous avez si bien exposées aujourd’hui rappellent fortement quelques opinions de penseurs slavophiles du siècle dernier. En particulier Khomiakovet Dostoïevski. Est-il vrai que dans votre cas il s’agisse davantage d’une réaction à la propagande soviétique et à la vision du monde soviétique qu’un rejet du monde occidental en lui-même ?
— Que vient faire ici le monde occidental ? En ce qui concerne mes problèmes intérieurs, je peux en parler et ne pas en parler. Je me considère comme un croyant, mais je ne veux pas rentrer dans les subtilités et les problèmes de mon état, ce n’est pas si rectiligne, si simple et si univoque. Mais dans le cas présent, nous allons parler moins de moi que de la slavophilie. Je suis content que vous ayez mis dans le même sac Khomiakov et Dostoïevski. Cela donne en effet déjà la réponse à votre question. Parce que Dostoïevski n’était pas slavophile. Il était même sur beaucoup de points un opposant des opinions de Khomiakov et compagnie. Dostoïevski était trop grand pour entrer dans un « courant », pour appartenir à un quelconque courant. Il a dit et écrit ce mot entre guillemets.
Je suis loin de partager les vues des slavophiles. En cela je partage beaucoup l’opinion de Soljenitsyne. En ce qui concerne ma relation à l’Occident — j’ai cru comprendre que vous parliez de ma réaction à ce que je voyais en Occident, comment j’évalue tout ça — naturellement, je réagis en tant que personne, en tant qu’individu. Puisque j’ai été élevé en Union soviétique, ma réaction ne peut pas ne pas dépendre de mon éducation. De manière générale, tout est parfaitement naturel : je suis celui que je suis. Et ma réaction est déterminée par mon intériorité. La question est pour moi ailleurs. Étant resté longtemps en Occident, est-ce que je me résigne à ce point de vue, est-ce que je me résigne à cette situation ou bien ma sensation devient-elle encore plus profonde et dramatique ? Mais répondre à cela maintenant est très difficile. Mais… nous verrons. Si nous vivons jusqu’à avoir la possibilité de remarquer une différence, nous parlerons de cela. Mais en tout cas, je le répète, je suis loin de formuler quelque critique que ce soit.
Vous avez sans doute remarqué que je ne suis pas très enclin à critiquer ce pays dans lequel j’ai vécu plus de cinquante ans. Je n’appartiens pas à cette catégorie de gens qui se mettent tout de suite à mener une vie de rentier en critiquant avec zèle une chose, en en louant une autre. C’est un problème extrêmement important : les relations réciproques entre deux mondes. Je dirais que c’est d’une importance vitale. Ce n’est pas simplement un problème d’existence, on peut le formuler de manière encore plus catastrophique et exclamative. Je répugne aux conclusions hâtives. Ces pensées et ces problèmes m’occupent constamment. J’y pense tout le temps. Mais je ne veux pas en parler maintenant, car c’est trop tôt.
Il y a des choses qui m’intéressent beaucoup plus que la politique, bien qu’il y ait bien sûr des heurts et des problèmes sociaux qui ne peuvent pas ne pas m’inquiéter en tant qu’artiste. Mais je dois vous dire qu’on a tellement fait confiance aux hommes politiques, aux partis, que ce sont les hommes politiques qui résolvent tout pour nous. Autrefois, il y a longtemps, l’appartenance à un parti n’était pas l’indice d’une profession, alors qu’aujourd’hui l’appartenance à un parti, c’est déjà une profession ! Mais ça ne m’intéresse pas. Parce que du début à la fin, c’est une erreur. Le Grand Inquisiteur est arrivé, il a pris votre volonté, il vous a proposé ou un morceau de pain, ou la démocratie, et il a dit : voilà ce que je vais faire, et voilà ce que vous allez faire… Bref, il y a les chefs professionnels, qui nous conduisent sur la voie de la prospérité, et qui nous ont amenés au bord de la catastrophe, et il y a les gens qui s’imaginent que cette voie est vraie, et leur portent une confiance absolue. Voilà le prix qu’on a payé ou pour un morceau de pain, ou pour ce qu’on appelle la démocratie d’Europe de l’Ouest.
Je ne veux pas approfondir davantage le sujet, je voudrais simplement attirer votre attention sur le fait que tout cela me paraît incroyablement faux. Mais Dostoïevski avait déjà écrit là-dessus. Nous ne lisons pas Dostoïevski. Pardonnez-moi de parler de Dostoïevski, je suis russe, j’aime Dostoïevski. On pourrait citer d’autres noms, non moins illustres, ayant laissé des traces dans la culture mondiale, en Occident, ou que ce soit. Mais d’une certaine manière il se trouve que Dostoïevski est plus à sa place ici. C’est pourquoi quand vous dites que je critique quelque chose ou que je ne comprends pas quelque chose, en réalité je n’accepte pas ce que, il me semble, tous devraient refuser en même temps. Comment peut-on confier son âme à un autre et vivre sans âme, mais heureux, comme un fou tranquille dans un asile…
— Encore une dernière question. Vous avez affirmé que l’art occidental est concentré sur lui-même, égoïstement. Mais si on vous demandait quel est ce réalisateur qui pense plus que tout à son âme, à ses propres problèmes, à sa propre enfance, — c’est Tarkovski. Il en résulte que cette concentration sur soi-même, on la trouve chez vous. Il est évident que vous faites une différence entre la réflexion sur soi et la concentration sur soi ? Où tracez-vous la frontière entre les deux ?
— Vraiment, vous n’avez pas compris que je me réfère à la culture occidentale, comme chaque Russe, comme Dostoïevski, comme toute la culture russe ? C’est la culture occidentale. Je suis loin de me mettre au même niveau qu’un peintre japonais du Moyen-âge, et, de cette position, évaluer ce qui se passe dans l’art occidental. Vous voulez m’accuser d’égocentrisme, mais je n’ai jamais prétendu le contraire. Vous avez dit que dans mes œuvres, je suis égocentrique ; et non seulement, je ne le nie pas, mais j’avoue que c’est mon credo. Ce n’est pas un reproche, c’est comme ça. Je parle simplement de la différence entre les spiritualités orientale et occidentale. Et je ne dis pas que je me trouve quelque part là-bas, en Orient. Je suis loin d’être capable, par exemple, de cette action réalisée par un peintre japonais : après s’être fait un nom et avoir atteint la gloire à la cour d’un Shogun – un féodal japonais – il a tout abandonné, il est parti pour un endroit où personne ne le connaissait et il a commencé une nouvelle carrière avec un nouveau nom, allant même jusqu’à élaborer un nouveau style. Tout cela est parfaitement impossible en Occident, et j’envie un peu cela. Nous ne sommes pas du tout comme ça.
— Sur ce, nous arrêtons les questions ; Andreï, voulez-vous dire quelque chose en guise de conclusion ?
— J’ai terminé ma dernière intervention avec les mêmes propos que j’aimerais prononcer maintenant. Je n’avais pas l’intention de paraître prêcher la spiritualité devant un auditoire qui, peut-être, est spirituellement plus élevé que moi. Je voulais juste attirer votre attention sur le problème sans lequel l’art n’existe pas et n’a jamais existé. Et souvent, ce que nous appelons art aujourd’hui ne l’est plus véritablement depuis longtemps. Et à un degré bien plus important qu’on ne le croit. Voilà ce sur quoi je voulais attirer votre attention. Sinon nous mangerons bientôt des choses qu’il ne convient pas de manger. Ne serait-ce que par dégoût.
Original : ici
Première rencontre : ici
Traduction : Fabien Rothey
Notes :
1) En réalité, Montaigne écrivit : « Je suis si affady apres la liberté, que qui me deffendroit l'accez de quelque coin des Indes, j'en vivrois aucunement plus mal à mon aise. », Montaigne, Les Essais, Livre 3, chapitre 13, 1595.
Traduction en français moderne par Guy de Pernon : « J'ai un tel faible pour la liberté que si quelqu'un m'interdisait l'accès à quelque coin des Indes, j'en vivrais un peu moins à mon aise. » NdT