Igor Evlampiev. Andreï Roublev et l’hésychasme (2/3)
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La perception de l’hésychasme conditionna considérablement l’épanouissement de la peinture d’icônes russe du XIVe siècle. Le reflet direct des principes fondamentaux de cette nouvelle conception du monde peut être décelé dans l’art de Théophane le Grec, qui partit à un âge mûr de Byzance pour la Rus’, devenue sa deuxième patrie. Les œuvres des maîtres de la période précédente (XII-XIIIe siècles) se distinguent de leurs prototypes byzantins essentiellement par un caractère terrestre plus appuyé des images, par un certain volume de composition, par une abondance de détails concrets et, bien sûr, par un certain primitivisme. Sur cette toile de fond, les œuvres de Théophane représentent une rupture vers des hauteurs spirituelles parfaitement nouvelles. Les personnages de ses icônes et de ses fresques sont extrêmement spiritualisés, entourés d’un rayonnement céleste, comme s’il les élevait au-dessus de tout le terrestre, les emportait vers Dieu. Théophane transmet ce rayonnement à l’aide de procédés très caractéristiques — sous forme de rehauts de lumière énigmatiques, semblables à de petites flammes, sur le corps, les bras, la tête des saints ou sous forme de contours lumineux embrassant les figures représentées. Il ne fait aucun doute qu’en représentant ce rayonnement, Théophane avait en vue cette “lumière du Thabor”, qui exprime les énergies divines incréées, répandues dans le monde — un concept qui se trouve au centre de la doctrine hésychaste.
Cependant “le non-rayonnement”, l’absence de réception profonde par l’homme des énergies divines devient le trait caractéristique de la relation de l’homme à la “lumière du Thabor” dans les travaux de Théophane. Il semble que se fasse sentir ici l’origine grecque de Théophane, ainsi que l’enracinement de son style créateur dans la culture grecque. Pour cette dernière, comme pour l’orthodoxie byzantine elle-même, l’opposition entre le divin et le terrestre, le parfait et l’imparfait est, de façon caractéristique, plus marquée que pour l’orthodoxie et la culture russes. C’est justement pour cette raison que les icônes byzantines du Xe au XIIIe siècle, quelle que soit leur perfection formelle, provoquent une impression de relative froideur. Leur harmonie statique et infiniment éloignée de nous contraste avec un certain morcellement, une dynamique chaotique terrestre des premières œuvres vraiment russes. L’hésychasme changea radicalement la représentation du rapport de l’homme à Dieu, de l’être terrestre à l’être divin, et, dans l’œuvre de Théophane, ces changements s’incarnent de façon bien visible. Ses saints sont emportés par une force invisible ; dans une rupture mystique, ils s’élèvent au-dessus de l’imperfection, ils percent la frontière entre l’empyrée et le terrestre. Et même le visage du Christ pantocrator, du maître impérieux et redoutable, sur la fresque de la Cathédrale de Novgorod, prend une expression humaine, perd son éloignement et sa froideur.
Et pourtant Théophane ne reconnaît pas l’union définitive du divin et du terrestre, la “déification” définitive de l’homme, comme ne l’admettent pas les hésychastes byzantins eux-mêmes. Dieu reste le juge et le maître, même s’il est plus compréhensible dans ses décisions et ses ordres (mais inaccessible à la prière humaine) ; et cette “lumière du Thabor”, qui descend de Dieu sur le monde et élève les saints au-dessus de l’ordinaire et de l’imperfection, n’est cependant pas capable de pénétrer dans leurs âmes, elle n’est pas capable de les rendre aussi parfaits que Dieu. Théophane souligne cela par la création sur ses icônes et ses fresques d’un contraste appuyé entre les figures sombres des saints et les rehauts aveuglants de lumière, qui touchent ces figures, qui se déposent sur elles, mais n’éclairent pas leur obscurité intérieure. Les visages des saints de Théophane sont très expressifs : ils expriment non pas la suprême joie mystique de la rencontre avec Dieu, mais l’effroi du poids de la responsabilité qui est tombée sur eux. Un chercheur contemporain, qui travaille sur les fresques de Théophane dans l’église de la Transfiguration à Novgorod, caractérise ainsi les particularités de la conception du monde de l’artiste : « La conception du monde de Théophane… est dualiste, et elle se reflète clairement dans les images tragiques de sa sombre imagination. Les visages et les gestes des saints dans la peinture murale de l’église de la Transfiguration expriment la douleur, la peur, la privation, l’affliction, la dureté sombre de l’esprit, et il n’y a pas de place pour la délivrance des recherches et des souffrances. Ce sont des symboles du désespoir sans issue, et ils ne peuvent pas apaiser l’âme du contemplateur. » [i]
Remarquons que l’essence de la différence profonde entre les cultures russe et byzantine du XIVe et XVe siècles, liée avant tout à la compréhension différente de la relation entre Dieu et l’homme, fut clairement exprimée par E. Troubetskoï dans ses travaux dédiés à l’analyse de la peinture russe d’icônes. A la différence de la représentation statique de l’opposition entre la perfection divine définitive et l’imperfection terrestre, impuissante à se surpasser elle-même, Troubetskoï trouve au centre de la culture russe ancienne la représentation de l’interaction dynamique de deux sphères d’être, le vécu profond de l’aspiration du monde terrestre pour la perfection divine. Il écrit au sujet des différences de structure des églises byzantines et russes : « la coupole ronde byzantine exprime l’idée du firmament couvrant la terre ; en la regardant, on a l’impression que l’église terrestre est déjà achevée, et donc étrangère à l’aspiration à quelque chose de plus haut qu’elle. Il y a en elle cette immobilité qui exprime une prétention quelque peu hautaine, car elle convient seulement à la perfection suprême. L’église russe est autre chose ; elle est tout entière dans l’aspiration. » [ii]
C’est justement dans la comparaison avec les principes créateurs de Théophane que l’innovation de la conception du monde qu’Andreï Roublev tâcha d’exprimer dans son œuvre est particulièrement perceptible. La lumière divine, pénétrant le monde et signifiant la présence de Dieu dans chaque élément de l’être, est accessible à l’homme et “destinée” à l’homme. L’homme, à travers une concentration spirituelle extrême et un “éloignement” du monde doit découvrir en lui-même son unité indissoluble avec les énergies divines, avoir pleine conscience de soi comme source de lumière divine. Le miracle de la Transfiguration, permettant à l’homme, par la concentration de toutes ses forces intérieures par la prière, d’éprouver dans l’être terrestre l’unité indissoluble avec Dieu, sa perfection absolue, c’est le thème principal des créations de Roublev.
Par exemple, dans sa Résurrection de Lazare de la Cathédrale de l'Annonciation du Kremlin de Moscou, Roublev recourt à une solution complètement non traditionnelle de l’épisode évangélique. S’éloignant violemment des stéréotypes, il fait du groupe d’apôtres, vers lequel se dirige le Christ dans un mouvement impétueux, le centre du sens. Lazare ressuscité est donc relégué au second plan et se transforme en symbole de la Vérité découverte par les apôtres et les unissant au Christ — la vérité de la perfection divine de l’homme capable de surmonter la décomposition et la mort. Si sur les icônes de Théophane la lumière divine aveuglante tombant sur les saints ne fait que souligner la frontière infranchissable entre l’homme et Dieu, la dualité du divin et du terrestre, de l’esprit et de la chair, Roublev sature de lumière tout l’espace en le transformant en “tissu” invisible unissant la figure de Jésus aux apôtres. Plougine écrit avec beaucoup de précision sur ce sujet : « La lumière venant du Christ est comprise par Roublev comme la grâce, comme l’énergie qui vivifie le monde. C’est pourquoi il n’y a pas de flux lumineux accentué, ni de rayons, ni de besoin d’une expression soulignée des gestes. Aucun des apôtres ne se couvre les yeux avec sa main, car le rayonnement n’est pas aveuglant, c’est comme s’il venait de l’intérieur d’eux-mêmes… le pathos de l’icône roublevienne n’est pas le pathos de l’opposition, mais de la proportion, de la proximité de la divinité. » [iii] Il s’en suit une conclusion tout à fait vraisemblable : « Byzance ne connaissait pas un tel Christ. C’était le fruit de la conscience nationale russe. Nous supposons que se cache ici une des raisons pour lesquelles la philosophie des hésychastes produisit sur le sol russe de telles pousses artistiques, qui n’étaient pas destinées à croître chez elle, dans sa patrie. » [iv] Tandis que dans les œuvres théologiques des hésychastes russes nous ne trouvons rien de particulièrement original et nouveau en comparaison avec leurs professeurs byzantins, dans l’art de la peinture d’icônes, en revanche, les maîtres russes allèrent beaucoup plus loin que leurs contemporains byzantins et développèrent de façon originale et fructueuse les principes de l’hésychasme.
L’idée de l’accessible perfection de l’homme, capable de devenir le centre du système de l’univers et le centre de la transfiguration de tout l’être terrestre, est exprimée dans les œuvres les plus connues de Roublev : Le Sauveur de la Cathédrale de Vladimir et La Trinité. Enfin, la peinture murale de la Cathédrale de Vladimir, dont le thème est le Jugement dernier, exprime la croyance assurée de Roublev en la possibilité et l’inéluctabilité de la sainte transfiguration de l’être terrestre. La représentation du Jugement dernier comme une fête prouve avec la plus grande évidence la croyance optimiste de Roublev en l’être terrestre, renfermant la puissance de la perfection divine et la capacité à devenir parfait.
Il faut particulièrement insister sur deux éléments de la conception du monde de Roublev sur lesquels les spécialistes de son œuvre attirent l’attention. Premièrement, l’idée de perfection divine de l’homme, qui peut être atteinte par la concentration intérieure de la personne, conduit l’artiste à l’affirmation de la profonde responsabilité de l’homme de ses actes et de ses problèmes dans le monde. « Les aspirations volontaires au bien ou au mal, écrit Plouguine, se présentent dans leur intransigeance initiale, et l’homme lui-même est chargé de la responsabilité du choix. Cet appel à l’activité humaine doit être considéré comme un trait de la conception personnelle du monde de Roublev, comme l’auto-expression de sa nature créatrice. » [v] Deuxièmement, chez Roublev apparaît dans toute sa force la représentation de l’unité des hommes, de toute l’humanité devant Dieu, c’est-à-dire devant la perfection qu’il a acquise — cette représentation qui deviendra une des plus caractéristiques pour la culture russe et la pensée russe et qui s’incarnera ensuite dans les célèbres conceptions philosophiques de théandrie, de sobornost (conciliarité), et de tout-unité (всеединство). La scène de la procession des justes au paradis sur la peinture murale de la Cathédrale de Vladimir est représentée par un flot humain monolithe, où l’on distingue avec beaucoup de difficulté Saint Pierre à la tête de la procession. Andreï Roublev et Daniil Tcherny, créateurs de cette fresque, éliminèrent consciemment dans les images des participants à la procession tous les attributs de la sainteté, les attributs de la participation à la perfection divine. L’unité propre à tous les hommes n’exige pas le renoncement au monde terrestre et l’oubli du monde, elle est déjà significative et réelle dans notre monde, et l’union avec Dieu, l’atteinte de la perfection définitive se produisent bien plutôt comme le résultat des efforts des hommes que comme quelque chose offert de là-haut. [vi]
[i] Вздорнов Г. И. Фрески Феофана Грека в церкви Спаса Преображения в Новгороде. М., 1976. С. 252.
[ii] Трубецкой Е. Н. Умозрение в красках. Этюды по русской иконописи // Трубецкой Е. Н. Смысл жизни. М., 1994. С.
[iii] Плугин В. А. Мировоззрение Андрея Рублева. М., 1974. С. 59.
[iv] Ibid.
[v] Ibid. p.108.
[vi] Ibid. p.119-121.