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Igor Evlampiev. Andreï Roublev et l’hésychasme (3/3)

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Parmi les artistes contemporains dans l’art desquels se ressent l’influence de la tradition hésychaste, on trouve d’abord Andreï Tarkovski. Dans tous ses films, on peut mettre en lumière des éléments renvoyant directement à cette tradition. Mais c’est dans La Passion selon Andreï qu’ils sont les plus notables. Dans ce film, la tradition hésychaste reçoit une réfraction tout à fait originale, s’écartant beaucoup de la tradition dogmatique, mais correspondant à la conception du monde de l’homme du XXe siècle.

Le changement le plus essentiel que la conception hésychaste du monde acquiert dans le film touche à la question de la relation de l’homme à l’être divin. A la différence de la position de l’orthodoxie dogmatique, selon laquelle l’état idéal du monde et de l’homme, leur “déification”, n’est réalisable que par l’union avec un être idéal déjà existant, avec un Dieu déjà réel, Tarkovski bâtit une construction métaphysique bien plus complexe. Selon elle, l’être idéal, parfait n’est pas tant “coprésent” dans une sphère transcendante que préfiguré puis obtenu dans l’être terrestre lui-même, et ce, par l’homme, qui devient le centre métaphysique authentique de la réalité. L’homme doit se mouvoir vers la perfection non pas par l’ascension vers Dieu se révélant, mais par la culture en lui-même de la perfection divine, par la transformation originale de lui-même, le faisant passer du centre relatif du monde au centre absolu du monde. L’homme doit devenir la source de l’énergie divine, dont l’effusion dans le monde transfigure et le monde et l’homme lui-même, les conduisant à un état parfait, harmonieux. L’homme ne peut pas savoir d’où provient cette énergie divine, et ce n’est pas ce qui importe pour lui ; il suffit qu’il comprenne que ce n’est qu’à travers sa personne unique qu’elle vient dans le monde, il doit apprendre à ouvrir en lui ses sources et les épurer avec soin de tout le contingent, l’emprunté, qui empêche cette énergie, en remplissant l’âme, de se répandre dans le monde.
Trois moines, pour se protéger de la pluie, rentrent dans une grange ou une étable, dans laquelle des paysans se reposent et sont divertis par un bouffon. Les moines deviennent le centre de l’attention générale en suscitant la curiosité et une certaine aversion par leur “altérité” (qui s’exprime même dans la couleur de leurs vêtements : les moines sont habillés en noir tandis que la plupart des paysans sont en blanc). Assis contre le mur, les moines plongent dans une légère somnolence et, se taisant, regardent autour d’eux ; tout semble alors se figer. Juste après que le bouffon a crié sa chanson violente et licencieuse, les paysans rient, et la chèvre bêle ; et soudain tout s’arrête, écrasé par le silence, dont le rythme temporel est donné par un accompagnement musical — un thème doux et pénétrant, interprété par une voix de femme. Andreï Roublev regarde attentivement, mais aussi, d’une certaine façon, distraitement, le bouffon, qui, étant sorti sous la pluie, rentre dans l’abri et s’assoit au milieu de ce petit espace ; ensuite, la caméra s’arrête un instant sur Andreï, puis commence un mouvement circulaire en fixant tout ce qui a lieu, et finalement, ayant fait un tour complet, elle revient sur Andreï. 

Il aurait pu nous sembler que cette représentation panoramique correspondait au regard d’Andreï sur les gens autour de lui. Il est évident cependant que ce n’est pas le cas. Au début de ce fragment, nous voyons que le regard d’Andreï est dirigé un peu vers le côté et vers le bas (il regarde peut-être le bouffon, qui est hors champ), de plus ce regard est comme dirigé à l’intérieur, il semble qu’Andreï ne voit absolument personne, dans la mesure où il est plongé en lui-même. La représentation qui suit n’est le point de vue subjectif sur le monde de personne, ce n’est pas un “reflet” du monde dans la conscience d’un personnage du film ou de ses spectateurs, c’est une certaine forme d’apparition du monde (ou plutôt, d’un “petit monde”, séparé du “grand” par la pluie) dans son être objectif propre, qui est révélé dans un contenu complètement nouveau, dans une spontanéité sans précédent, dans son intégrité, sa plénitude et son harmonie ; qui plus est, cette révélation est possible grâce au fait qu’Andreï, par sa concentration spirituelle, son effort spirituel, l’effort de la simple concentration (la concentration de la prière, selon la terminologie hésychaste), y introduit un nouvel élément de sens.

Remarquons qu’exactement le même procédé de panoramique circulaire, au début et à la fin duquel nous voyons le héros, est utilisé dans d’autres films de Tarkovski (dans Solaris et Nostalghia) et signifie la même chose : la concentration spirituelle du héros “centre” l’être environnant et impose à l’homme la responsabilité absolue de l’intégrité locale apparue et de l’intelligence du monde dans lequel il est entré et le “créateur” duquel il est devenu. Il est intéressant de remarquer qu’un mouvement circulaire très semblable, fermant localement le monde, est accompli par les héros de Stalker (le stalker et l’écrivain). Mais là le mouvement s’effectue dans l’espace réel et revêt un tout autre sens que dans les autres films. Dans le monde absurde de la Zone, cette fermeture “réelle” du monde témoigne de son indépendance négative par rapport à l’homme, de l’obstination de ses tendances destructrices.

Dans La Passion selon Andreï, le fragment considéré a un sens extrêmement clair. Il exprime l’ouverture et l’illumination du monde, sa transfiguration dans le sens d’une plus grande intégrité et d’une plus grande perfection, ce qui a été rendu possible par la concentration méditative des forces spirituelles de la personne. Cette transfiguration est parfaitement objective, elle n’a rien en commun avec l’étroitesse et le subjectivisme de la représentation idéalisée du monde dans la conscience de l’homme, c’est comme une vision du monde par des yeux spirituels surhumains, par une vue spirituelle. Et si l’on peut parler du “sujet” de cette vision, il s’agit de Dieu, mais pas du Dieu dont parle le christianisme traditionnel, mais de Dieu comme plénitude intérieure du monde et de l’homme, une plénitude potentiellement dans le monde et capable d’être “affranchie”, ramenée à l’être par les seuls efforts spirituels de l’homme se comprenant comme le centre du monde — non pas dans le sens d’un point ou d’une position particulière, mais dans le sens de fondement omniprésent et de but de l’être. C’est justement de cela que parlèrent beaucoup de représentants de la tradition mystique dans la philosophie européenne (par exemple, Nicolas de Cues, un des penseurs préférés de la philosophie russe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle) : « Dieu est le centre qui est nulle part et partout ».

Pourtant, il est nécessaire de remarquer ici la particularité la plus importante de la conception du monde de Tarkovski. A la différence de la représentation mystico-panthéiste de Dieu, dans laquelle le “centre” omniprésent de l’être est supposé déjà exister, pour Tarkovski, il est important que ce centre ne surgisse qu’en présence des efforts spirituels de l’homme pour la transfiguration, la “déification” du monde, des efforts pour que se révèle la divinité potentielle contenue dans le monde lui-même et qui nécessite d’être “libérée” par l’homme.

« Dieu existe si l’homme existe, sans l’homme Dieu ne pourrait pas subsister un seul instant » ; cette conviction hérétique des mystiques allemands (Maître Eckhart, Angelus Silesius, Jakob Böhme), que répéta à plusieurs reprises Nicolas Berdiaev dans ses travaux et qui composa le pivot idéel des constructions philosophiques de beaucoup de philosophes russes, Tarkovski aurait pu la mettre en épigraphe de tous ses films, et en premier lieu de La Passion selon Andreï. Mais à cela il aurait dû ajouter une chose importante : « Et le monde ne pourrait subsister un seul instant sans l’homme, sans ses efforts spirituels pour l’illuminer, lui donner un sens. » Dans cette composante, les vues  philosophiques de Tarkovski concordent à nouveau avec les idées de Heidegger. L’homme, son existence même, est le fondement de l’intégrité, de la plénitude et de l’harmonie du monde, mais le développement et le renforcement de ces caractéristiques essentielles du monde ne sont atteints que par les efforts de l’homme, par sa concentration spirituelle, la “déification”, qui n’implique pas du tout des actes réels, mais qui se réalise le plus souvent par la concentration de prière de l’âme.

Il nous faut aussi considérer encore un moment. La “déification” de l’homme, sa transformation en centre surhumain de l’être, et à travers elle le perfectionnement de l’être, ne peut pas être l’affaire de l’homme isolé, il ne s’atteint que par les efforts conjoints des hommes, qui se “soucient” dans une mesure ou une autre de ce but, qui sont capables (consciemment ou inconsciemment, manifestement ou implicitement) de le réaliser. En lien avec cela, rappelons-nous que le fragment de film étudié commence par des plans où Andreï Roublev et le bouffon, tour à tour et assez attentivement, se regardent l’un l’autre. Ce moment est tout particulièrement souligné dans l’élaboration scénaristique du film, et à propos de l’échange de regards entre les héros, à la suite duquel « une étincelle jaillit entre eux, et ils comprirent quelque chose », un certain conflit est né entre le réalisateur et l’acteur jouant le rôle du bouffon. [i] L’acteur évaluait la situation du point de vue du bon sens et supposait qu’entre le bouffon et le moine un contact spirituel ne pouvait surgir, tandis que le réalisateur donnait à la scène un certain sens supra-empirique et ne jugeait pas nécessaire de s’en tenir aux stéréotypes psychologiques évidents.

C’est comme si cet échange de regards illustrait les paroles prononcées par Andreï dans un des passages les plus importants du film, celui consacré à l’histoire de Jésus Christ : « Quelque chose ne marche pas ou on est fatigué, on est éreinté, et soudain tu croises le regard de quelqu’un dans la foule, tu croises l’humain, et c’est comme si on communiait, et tout devient aussitôt plus facile… » La communion, c’est l’union avec Dieu, avec l’être parfait ; dans ces paroles d’Andreï perce un sens profond et parfaitement hétérodoxe : en croisant le regard d’un autre, l’homme trouve un nouvel appui dans la vie, il trouve ce degré d’assurance et de responsabilité qui ne sont accessibles que dans l’unité avec la source absolue de l’être.

Le fragment de conversation entre Andreï et Daniil Tcherny avant le départ d’Andreï pour devenir l’aide de Théophane (dans l’épisode « Théophane le Grec ») n’est pas moins caractéristique. « C’est avec tes yeux que je vois le monde, avec tes oreilles que j’écoute, avec ton cœur… », dit Andreï, dévoilant ainsi une des facettes les plus importantes de son génie humain — sa capacité à sentir une unité spirituelle avec un autre homme, sentir ce lien demi-mystique qui unit les gens et compose le fondement de leur être individuel, tout comme le fondement de la possibilité de leur perfectionnement, de leur “déification”.

La philosophie russe du XIX-XXe siècle fit une très grande place à ce côté de l’être humain. Les slavophiles déjà (Alexeï Khomiakov et Ivan Kireïevski), en parlant de la nature conciliaire (sobornaïa) de l’orthodoxie russe, avaient en vue non pas simplement les particularités de la structure de l’Eglise orthodoxe et du dogme de l’église, mais la caractéristique ontologique la plus importante de l’homme. Selon Khomiakov, tous — les croyants et les non-croyants — participent au même degré à l’Eglise mystique, à l’organisme spirituel commun, qui n’apparaît pas avec la même évidence que notre morcellement et notre désunion matériels, mais sans la prise en compte de la réalité duquel, il n’est pas possible d’expliquer la structure de la culture humaine, ni l’organisation sociale, ni le développement régulier de l’homme, ni le cours de l’histoire. Toutes les philosophies postérieures de tendance religieuse que les slavophiles initièrent affirmèrent sous différentes formes la même idée d’une certaine unité demi-mystique immémoriale de tous les hommes, qui, en étant supra-temporelle, contient en principe aussi les âmes des morts ainsi que celles de ceux qui ne sont pas encore nés. Chaque homme, selon cette conception commune, n’apparaît comme un corps matériel dans l’espace et le temps que dans une dimension de son être ; dans une autre dimension, plus importante, plus essentielle, il est un composant inséparable d’une certaine totalité propre à tous les hommes, que divers penseurs comprirent différemment : comme la conscience du monde (Tchaadaev), comme Sophia, l’âme du monde (Vladimir Soloviev), comme « la tout-unité de la créature » (Karsavine), etc. Certains considérèrent cette totalité propre à tous les hommes comme étant déjà divine, parfaite selon son essence (Khomiakov, par exemple), d’autres supposèrent de façon plus réaliste que même dans son unité l’humanité est encore loin d’atteindre l’idéal divin. La seconde variante a été exprimée de manière particulièrement claire par Dostoïevski, et, comme nous allons le voir, la métaphysique de Tarkovski est très certainement plus proche de cette compréhension de l’unité des hommes.

Parmi toute la diversité des détails concrets des représentations sur la structure et le degré de perfection de la totalité humaine, les différences entre tous les représentants de la conception philosophique de la sobornost, on trouve une conviction qui les unit : l’importance de premier ordre de cette unité pour la vie empirique de chaque homme, en particulier par rapport aux phénomènes comme la moralité et le sens religieux. En guise d’exemple, il suffit de se rappeler l’histoire de Raskolnikov de Crime et Châtiment. Par son crime, Raskolnikov a détruit le lien spirituel réciproque entre les hommes, qui permet à l’homme d’avoir un soutien dans la vie, il a détruit l’unité supra-empirique des hommes ; c’est justement là que se trouve la cause des souffrances du héros, et Dostoïevski, en les représentant, prouve “par l’absurde” l’existence de cette unité supra-empirique.

Ce point de métaphysique de l’homme se trouva être un des plus principiels et sa réfraction peut être trouvée non pas seulement dans le développement de la philosophie religieuse russe, mais dans les manifestations les plus diverses de la culture russe du XIXe et XXe siècle, même celles très éloignées de la tradition orthodoxe. Il n’est pas étonnant qu’il soit présent dans la conception du monde de Tarkovski, un artiste lié au plus haut degré aux traditions de la philosophie religieuse russe.

Dans le film La Passion selon Andreï, ce motif est clairement présent dans toutes les réflexions d’Andreï où il est question du peuple russe, de la nécessité de surmonter la division et le trouble dans “l’organisme” du peuple, de la capacité du peuple dans son ensemble à aller vers Dieu, vers la perfection, etc. Cependant cette coupe manifeste de la conception philosophique de la sobornost, exprimée directement dans ses paroles, est assez banale, et ce n’est pas elle qui occupe la place principale dans la conception artistique du monde de Tarkovski. Bien plus importantes sont ces conceptions qui, n’étant pas reflétées dans le côté scénaristique, littéraire du film, dans les discours des personnages, définissent néanmoins la structure des images les plus importantes, donnent l’organisation expressive des films. La Passion selon Andreï présente en ce sens un intérêt particulier, puisque nous trouvons ici surtout des illustrations de la signification dans la vie des hommes de ce lien semi-mystique, supra-empirique, mais tout à fait réel.

Souvenons-nous encore une fois du fragment de la « contemplation de la prière » de l’épisode « Le Bouffon ». Cette “centralisation” du monde, qui découvre en lui un sens nouveau, qui introduit en lui l’harmonie relative et la totalité, qui apparaît comme “ouverture” de l’être à un certain “centre” n’ayant pas de localisation spatiale, mais pénétrant et reliant tous ses éléments, provient de la concentration spirituelle intérieure du héros principal, Andreï, et, dans une certaine mesure, croît à partir de l’échange de regards entre Andreï et le bouffon. On peut dire qu’à partir de la concentration spirituelle d’Andreï et de son contact spirituel avec le bouffon dans ce “petit monde” local, la “particule” de Dieu, de l’être divin est née, et, étant devenu le centre absolu de ce “petit monde”, elle le lie à une nouvelle totalité, à une nouvelle unité harmonique, dans laquelle chaque homme s’éprouve comme la partie et le centre — comme une véritable “particule” de Dieu. La représentation panoramique, circulaire du “petit monde” dans lequel est entré Andreï, et le cocréateur duquel il est devenu avec le bouffon et d’autres personnes, est entièrement pénétrée par le sens de l’harmonie terrestre, qui est infiniment éloignée de l’harmonie divine, absolue, mais qui élève néanmoins un instant ce “petit monde” au-dessus de l’ordinaire et de la routine du temps et le transporte dans l’éternité, conserve la perfection accessible en lui en le transformant en un nouveau petit pas sur la voie vers l’harmonie absolue du monde.

L’harmonie terrestre fondamentale du “petit monde” est l’unité des hommes y habitant ; c’est comme si sa totalité et sa cohérence étaient soutenues par les regards concentrés de ceux que nous voyons dans le plan : le bouffon, la jeune fille avec le “visage de Madonne” [ii], les petits garçons regardant dans différentes directions, les paysans échangeant doucement quelques mots, s’occupant de la nourriture et étouffant leurs rires aux souvenirs des plaisanteries du bouffon, les moines. Après que la caméra a accompli sa vision circulaire et est revenue sur le visage d’Andreï, elle se retourne, et à travers une petite fenêtre dans un mur en rondins nous voyons le “grand” monde, couvert de pluie. Comme par contraste avec l’harmonie relative qui s’est installée à l’intérieur, dans le “petit” monde des relations silencieuses, de la “communion” des hommes, se déroule ici une bagarre étrange, absurde, de moujiks ivres, l’un d’eux agite un long bâton, mais tombe constamment et manque son adversaire. Et si cette bagarre témoigne seulement de l’absurdité du “grand” monde, alors, ensuite, l’apparition des soldats du prince est déjà une démonstration de ses redoutables forces destructrices, qui anéantissent impitoyablement l’harmonie locale du “petit” monde, qui n’est pas défendu contre l’irruption du chaos macrocosmique. Cette irruption commence avec le plan dans lequel nous voyons pour la dernière fois l’image de l’harmonie terrestre qui était apparue dans la petite communauté d’hommes, une représentation à présent statique et frontale — elle est donnée du point de vue du “grand” monde extérieur, qui s’apprête à engloutir ces hommes et détruire leur unité ; l’expressivité de cette représentation statique et extérieure est déterminée par son contraste avec l’image antérieure du “petit monde”, donnée comme de l’intérieur, à partir d’un “centre” spirituel supra-empirique et surhumain — du point de vue de la “particule” de Dieu qui s’est mise à luire ici. Du point de vue du “grand” monde, au centre de l’harmonie du “petit” monde se trouve le bouffon, dans la mesure où c’est lui qui a donné un fondement au dévoilement de l’unité des hommes, à travers laquelle la transfiguration de l’être de leur monde a eu lieu.

L’irruption du “grand” monde est étrangement contradictoire : ce ne sont pas seulement des forces destructrices qui se révèlent en lui, mais aussi des éléments d’harmonie, de l’harmonie consonante du “petit” monde. Quand les soldats rentrent dans l’étable où les paysans et les moines s’étaient abrités de la pluie, le soleil perce en un instant et éclaire le bouffon, le plonge dans un flot de lumière, pareil à ces colonnes lumineuses dans lesquelles processionnent des saints sur les icônes russes anciennes. C’est comme le témoignage de la portée absolue, éternelle de la transfiguration “locale” du monde : l’harmonie ayant surgi dans sa petite partie a une signification pour tout le monde et elle est incorporée comme un nouveau rayon lumineux dans son harmonie relative. Ensuite nous voyons, comme provenant de quelque part là-haut, gloussant, une poule tomber de façon absurde, et laisser quelques plumes devant le bouffon. C’est un symbole très expressif présent dans tous les films de Tarkovski. Des oiseaux volumineux, inaptes à voler, tombant ou s’envolant absurdement, nous en voyons dans les épisodes « La Fête » et « L’Incursion ». Dans La Passion selon Andreï, ils désignent la vie spontanée de la nature, indépendante de l’homme, échappant à son aspiration d’apporter l’harmonie dans le monde, mais en même temps nécessaire à la fois au monde et à l’homme. L’oiseau qui tombe, dans tous les cas, semble contrevenir à un certain ordre naturel et il est perçu comme un élément de disharmonie, d’irrégularité de l’être, comme le signe d’une certaine “catastrophe”, comme le présage d’un malheur ; c’est pourquoi cette image apparaît dans les cas où, au premier plan, se manifeste soit une puissance de la nature spontanée et échappant au pouvoir de l’harmonie (dans l’épisode « La Fête »), soit des forces destructives de l’être (les épisodes « L’Incursion » et « Le Bouffon »).

D’un autre côté, la plume tombant du ciel, de quelque part là-haut, signifie dans tous les films de Tarkovski l’élection du héros, le signe d’une destinée particulière, tragique. Deux plumes, descendant devant le bouffon, au moment où entrent les soldats et où un flot de lumière l’inonde, c’est son élection pour le martyre, le signe de son rôle particulier dans l’être. Il venait d’être le centre, le cocréateur de l’harmonie du “petit” monde, il venait de participer à “la particule” de Dieu, et à présent, du haut de son élection, il ne peut plus descendre au niveau de l’existence ordinaire. Etant devenu une “particule” de Dieu, étant devenu le créateur d’une nouvelle plénitude du monde, il doit accepter tout le destin de Dieu, et devenir le sacrifice fait par les hommes et pour les hommes. Et le bouffon ne désavoue pas sa destinée, il ne s’écarte pas instinctivement de ce qui l’attend ; il se lève librement pour aller à la rencontre des soldats. Avant d’entrer dans le “grand” monde en direction de son Golgotha, il écarte les bras et, pendant un instant, surgit le symbole désignant son destin. Plus tard, le Golgotha apparaîtra dans son sens originel dans la vision d’Andreï, et ce que Tarkovski veut dire avec ce film deviendra clair : le Golgotha n’a pas tant un sens éthique, moral, qu’un sens métaphysique ; le sacrifice de soi au monde et aux hommes n’est pas un exploit ni un geste héroïque exigeant un courage surhumain, c’est le destin de chacun d’entre nous, c’est une nécessité, inscrite dans l’être même, dans son imperfection et dans sa possibilité de devenir parfait par l’homme.

La plume blanche distingue des héros d’autres films de Tarkovski ; particulièrement expressive est la répétition à plusieurs reprises de ce signe dans Nostalghia, où même la mèche blanche des cheveux d’Andreï Gortchakov acquiert la signification de la marque prédisant le sacrifice à venir du héros.

Chez Tarkovski, en conséquence, le principe hésychaste de la concentration spirituelle intérieure se joint à l’exigence d’une “sortie” dans le monde et du sacrifice de soi au monde ; c’est seulement dans l’unité dialectique de ces aspirations que l’homme devient réellement le centre de l’être et rend parfait le monde et lui-même.

 

Traduction : Fabien Rothey    

Original

 

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[i] См.: Быков Р. Философ кинематографа // О Тарковском. М., 1989. С. 172.

[ii] Ibid., C. 173

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