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Igor Evlampiev. Andreï Roublev et l’hésychasme (1/3)

Andreï Roublev, hésychasme, tarkovski, mystique russe
Andreï Roublev, Le Sauveur

La Tradition de l’hésychasme dans la culture russe : d’Andreï Roublev à Andreï Tarkovski

 

 

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Ayant adopté le christianisme de l’Empire byzantin, l’Ancienne Rus’ du Xe au XIVe siècle dépendait passablement de la culture spirituelle byzantine et répétait fermement toutes les nuances de son développement. Ce n’est qu’à la fin de cette période que la culture russe acquit une indépendance notable, et les influences que Byzance continua à exercer sur elle se réduisirent de plus en plus à un fondement pour son développement original et l’engendrement de ses propres formes culturelles. Ce processus se fondant sur un emprunt initial s’écoula dans les deux sphères culturelles les plus importantes de cette époque : la littérature théologique et la peinture d’icône. Son apogée, atteint au XIVe siècle, est lié à l’adoption par la Rus’ de l’hésychasme byzantin. C’est à ce moment que la culture russe ancienne connaît son plus grand épanouissement, avant une décadence notable au XVIe siècle.

 

Mais évidemment la « charge » de vision du monde donnée à la culture russe par l’hésychasme n’a pas limité son action au Moyen-âge. Même si dans la théologie du XVIIe siècle nous ne trouvons presque plus d’éléments témoignant de la conservation de représentations hésychastes de l’homme et de son chemin vers Dieu, cette influence fut tellement importante pour la culture que, dans sa forme transfigurée, les éléments principaux de cette tradition peuvent être découverts presque à chaque époque, et chez les artistes et les penseurs les plus divers. Voilà pourquoi la compréhension de l’hésychasme, non pas seulement comme courant de théologie orthodoxe, mais comme paradigme d’une vision du monde universelle ayant conservé son influence jusqu’à nos jours, représente un problème de premier rang, sans l’interprétation duquel il est impossible de comprendre non seulement le développement de la culture de la Rus’ du Moyen-âge, mais tout le développement culturel russe postérieur.

 

En se concentrant sur l’hésychasme en tant que tel et les controverses théologiques ayant été menées autour de lui au XIVe siècle, nous devons d’abord mettre en évidence son contenu immuable, tâcher de le comprendre comme une forme profonde et originale de description de l’être de l’homme et du monde, qui ne se limite pas au cadre du Moyen-âge, mais qui reste significative à notre époque, et qui par conséquent se reflète, dans une mesure ou une autre, dans les conceptions du monde contemporaines. Cette orientation permet de se détourner de la restitution littérale des principes de l’hésychasme et de la citation authentique des œuvres théologiques exposant cette doctrine. Dans ce contexte, il est important de mettre en évidence les composantes de l’hésychasme à travers lesquelles on peut voir sa proximité avec d’autres études religieuses et philosophiques de l’homme, y compris celles appartenant à d’autres cultures et à d’autres époques. Il est nécessaire de noter que le problème que l’on se propose ici, ainsi que certaines approches pour le résoudre, ont déjà été pensés dans la littérature contemporaine, en particulier dans les travaux, d’une grande importance dans ce domaine, de Sergueï Khorouji.

 

En examinant l’hésychasme avant tout comme une doctrine sur l’homme, nous devons remarquer d’emblée que cette doctrine revêt un caractère clairement normatif. Son but principal n’est pas tant la constatation et la description de l’état effectif de l’homme dans son rapport avec le monde et Dieu que la mise en avant d’un système d’exigences à l’endroit de l’homme, conformément auxquelles il doit réaliser la transfiguration radicale de son être. Pour comprendre le sens de ces exigences, il est nécessaire de se souvenir de l’idée principale de “l’ontologie” hésychaste. La relation entre Dieu et le monde se comprend ici non pas conformément au modèle du platonisme chrétien traditionnel, qui creuse un abîme entre la perfection divine et l’imperfection terrestre, mais conformément à la représentation de la “présence” de Dieu dans le monde et, par conséquent, de la possibilité pour le monde de devenir parfait. Au centre de cette conception se trouve la distinction entre l’essence de Dieu et ses énergies incréées, pénétrant le monde ; cette idée permet d’échapper au panthéisme, qui identifie Dieu et le monde, et, en même temps, de reconnaître la divinité potentielle du monde, sa communion avec Dieu. La pénétrabilité du monde par les énergies divines incréées donne sa forme particulière à l’anthropologie hésychaste. La ressemblance de l’homme à Dieu est déterminée ici par le fait qu’il est le seul de tous les êtres terrestres à être capable de “percevoir” ces énergies divines et ainsi de les rendre effectives pour sa personne et pour tout le monde terrestre. C’est par cela que se définit “la tâche” que chaque homme doit réaliser dans sa vie (dans une mesure ou une autre). Le but final des efforts de l’homme est la transfiguration totale de son être, le dépassement radical de son imperfection terrestre et l’union avec Dieu (à travers la fusion avec ses énergies) — ce qui dans la tradition orthodoxe est désigné par le terme “déification de l’homme”. Cependant la voie vers ce but n’est pas simple, sa description pose un problème important et difficile, que l’hésychasme tenta de résoudre. De manière conventionnelle, on peut dégager ici trois stades, ou trois étapes de transfiguration, dont chacun exige des efforts spirituels et de pratique corporelle assez radicaux

 

A la première étape, l’homme doit prendre conscience de toute la profondeur de sa propre imperfection et de l’imperfection du monde dans lequel il existe, et “se disposer” résolument à la transfiguration de son être, et avant tout au renoncement à la soumission au monde et à la nécessité contre-divine. C’est justement là qu’intervient au premier plan la pratique ascétique de l’hésychasme, soumise entièrement à ce but : l’homme doit se retirer en lui-même, rompre tout le système de liens réciproques habituels avec le monde et, en ayant surmonté la domination qu’exerce sur lui la nécessité du monde, dans sa solitude, par la concentration spirituelle, atteindre la révélation en soi de sa participation aux énergies divines. L’âme de l’homme replié sur lui-même, retiré du monde dans la solitude et le silence, doit devenir la sphère de la plus complète ouverture, de l’apparition, dans le monde terrestre, des énergies divines dans toute leur puissance.

 

A proprement parler, l’ouverture des énergies divines dans l’âme de l’homme, résultat de son “repli” sur lui-même, de sa concentration spirituelle, de la rupture de ses anciennes relations avec le monde, c’est déjà le deuxième stade de la voie hésychaste vers Dieu, puisque la transfiguration de l’homme a déjà lieu, la transfiguration de sa personnalité. L’homme ne peut rester le même après que son âme est devenue “l’intermédiaire”, “le médium” des énergies divines. La concentration spirituelle se termine par la transfiguration spirituelle — l’élévation au-dessus du stade ancien de l’âme et l’acceptation d’une position parfaitement nouvelle dans le monde, d’un établissement de nouvelles relations avec le monde. Si l’homme était avant soumis au monde, dans les fers de la nécessité du monde, s’il occupait une position purement passive, “pénible”, il a maintenant pleine conscience de toute la profondeur de sa liberté par rapport au monde, de sa “supériorité” ontologique sur le monde et, plus important encore, de son aptitude à transfigurer le monde de façon créatrice conformément au dessein de la perfection divine, auquel il participe désormais fermement et définitivement.

 

Commence alors le troisième stade, le plus difficile, celui de la “déification” de l’homme. La transfiguration de son être n’est pas suffisante pour révéler sa ressemblance à Dieu, pour devenir pareil à Dieu. La “qualité” principale de Dieu, et donc de l’homme parfait, est l’aptitude à la création de la perfection absolue. En étant impliqué dans le monde et en ayant conscience de son imperfection, de son désaccord avec le dessein de la création, l’homme dans son état “déifié” ne peut pas rester au stade de la simple conscience de l’imperfection et du Mal du monde, il ne peut pas simplement compatir avec lui, avec “toutes les créatures souffrantes”. Un état aussi purement douloureux et passif signifierait le retour au point de départ de la voie, il signifierait qu’aucune transfiguration de l’être de l’homme, aucune “déification” n’a eu lieu. Dans son nouvel état, l’homme doit découvrir son aptitude à transfigurer, à recréer le monde qui l’entoure — conformément au dessein de la perfection divine ; il doit devenir le centre de la transfiguration de tout l’être. Qui plus est, par cette force qui, en sortant de ce centre, change progressivement le monde, advient l’activité spirituelle et matérielle de l’homme, ou plutôt son activité spirituellement matérielle, qui annule la distinction entre le spirituel et le matériel dans le monde — puisque cette distinction est inauthentique et liée à l’imperfection de l’être terrestre. La spiritualisation, l’illumination de la chair, qui signifie la disparition de la contradiction bien connue de nous entre l’esprit et le corps, entre les êtres idéal et matériel, devient le signe principal de la transfiguration de l’homme et de la transfiguration, se propageant à partir de lui comme à partir d’un centre, du monde entier.

 

Ainsi, les conditions réelles indiquant que le but de la voie hésychaste vers la “déification” de l’homme n’est pas loin d’être atteint sont, d’abord, l’élévation de l’homme au-dessus de son existence “inauthentique” antérieure (das Man, selon la terminologie de Heidegger, dans la philosophie duquel on peut trouver des coïncidences étonnantes avec l’idéologie de la “voie” hésychaste), c’est-à-dire la transfiguration “intérieure” accomplie, et ensuite le processus, commencé de la transfiguration “intérieure”, de la transfiguration de l’être du monde, dont l’homme transfiguré est la source et le centre.

 

Le résultat obtenu peut susciter des objections chez les chercheurs dans le domaine de l’hésychasme, en particulier en lien avec le deuxième moment susmentionné, dans la mesure où dans la littérature théologique proprement dite nous ne trouvons pas de témoignages clairs nous permettant d’insister sans la moindre ambiguïté sur la présence, dans la conception du monde hésychaste, d’une exigence aussi radicale vers une position active envers le monde (même principalement dans la sphère de l’activité spirituelle). Cependant, dans le cas qui nous occupe, nous essayons de mettre en évidence les principes du “paradigme” qui se révélèrent les plus universels et survécurent à la disparition de l’hésychasme comme doctrine purement théologique en entrant organiquement dans le tissu de la culture russe. On peut également remarquer que c’est justement le renforcement radical du second moment dans la conception du monde hésychaste, un moment que l’on ne remarque presque pas dans son prototype byzantin, qui différencie le plus remarquablement sa version russe remaniée. En lien avec cela, il semble assez naturel qu’au XIXe siècle et au début du XXe, quand la culture russe atteignit sa claire “conscience de soi” dans la forme de la philosophie, les penseurs russes utilisèrent pour leurs constructions philosophiques les idées des représentants de la philosophie occidentale les plus proches du “paradigme” hésychaste formulé ci-dessus : il convient de nommer avant tout Nicolas de Cues, Fichte, Schelling et Heidegger (les plus grands représentants de la philosophie mystique allemande).

 

Mais la preuve la plus probante de l’importance fondamentale de ce “paradigme” pour notre conception nationale du monde est donnée par le développement de la culture artistique russe. L’œuvre de nombreux grands artistes de notre histoire offre une illustration évidente des points formulés plus haut ; qui plus est, c’est justement grâce à la réfraction des principes hésychastes dans la culture artistique qu’ils acquirent un sens entièrement nouveau, qui permet de parler d’eux comme des conceptions très influentes du monde, ayant traversé de nombreux siècles de l’histoire européenne.

 

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