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Alexandre Sokourov sur Youri Arabov

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Youri Arabov possède la combinaison unique d’un puissant intellect, d’une intuition artistique subtile, d’une ironie triste et de la passion. A vrai dire, utiliser son talent dans le cinématographe, c’est comme enfoncer des clous avec un vase en cristal. D’une manière générale, le cinéma n’a pas besoin d’un tel niveau de culture et de maîtrise littéraire. Ses scénarii sont autosuffisants. Ce sont des œuvres à part entière, c’est de l’art. Et il n’est même pas si important de savoir si on va les filmer ou non.

J’ai eu de la chance de rencontrer Arabov dès le VGIK, et je suis infiniment reconnaissant à la remarquable pédagogue Livia Alexandrovna Zvonnikova de nous avoir mis en relation. Un jour, je lui ai raconté mon projet : tourner une adaptation de La Rivière Potudan d’Andreï Platonov. Elle m’a présenté à Youri Arabov, un étudiant en écriture scénaristique. Depuis lors, je suis très fortement lié à la personne avec laquelle j’ai fait presque tous mes films de fiction. Et ce, quelles que soient nos différences.

J’aime les concerts de musique classique, il ne s’y rend presque jamais. Je n’aime pas le cinéma hollywoodien qui lui plaît. C’est un admirateur des Beatles, mais pour moi c’est une station que j’ai laissé passer sans m’arrêter. Néanmoins, nous travaillons ensemble depuis plus d’un quart de siècle.

Notre premier film, adapté de Platonov, a suscité de tels ennuis, une telle colère en haut lieu que j’ai pris conscience que nous avions visé juste. Cette histoire a été extrêmement dangereuse pour nous deux. On m’excluait de l’institut — ce qui rendait sans espoir la suite de mon destin. Il ne m’a pas abandonné, il n’a pas essayé de se cacher dans l’ombre. Il m’a accompagné dans toutes ces douloureuses étapes en comprenant parfaitement ce qu’il pouvait lui en coûter. Fidélité, probité, honnêteté, sérieux, j’avais compris alors que Youri possédait toutes ces qualités à un très haut degré. Et plus tard, quand on ne voulut pas me laisser rentrer à Lenfilm pour faire un film de fiction, Youri écrivait scénario sur scénario sans le moindre espoir que ne l’un d’eux soit tourné. Rien que pour Tiouttchev, qui d’ailleurs ne fut pas réalisé, il en avait écrit sept versions, qui furent rejetées les unes après les autres. C’est aussi ce qui s’est passé avec Une Triste Indifférence, qui par miracle fut acceptée, par miracle fut tournée et… laissée sur une étagère. Il est resté à côté de moi durant toutes ces années, sans chercher à me convaincre de faire des compromis, sans se lamenter, sans renier son camarade indésirable à ce monde. Il est aujourd’hui difficile de comprendre à quel point était élevé le prix à payer pour notre amitié, notre collaboration artistique et notre renommée. 

Et un million d’épreuves d’une autre sorte nous attendaient.

Quand nous avons tourné Les Jours de l’éclipse, après une partie du montage, j’ai compris qu’il fallait réécrire le texte. Un autre auteur aurait pu s’entêter, ne pas le faire pour une question de principe. Mais Youri regarda tout – et dans les délais les plus courts, il réécrivit tous les dialogues…

Que dire ? Nous avons vécu et surmonté tant de choses que nous n’avons pas besoin d’entretenir notre relation. Elle existe, et rien n’est en mesure de la défaire. Il se peut que les films que je tourne à partir de ses scénarii ne lui plaisent pas. Il se peut que quelques éléments ne me conviennent pas dans ce qu’il écrit. Et pourtant, je ne refuse jamais de collaborer avec Arabov. D’abord, parce qu’Arabov a un sens parfait du mot. Ensuite, parce qu’il faut avouer que sa capacité à se concentrer sur le projet d’une autre personne est unique.
Depuis notre jeunesse, pleine de tourments  et d’interminables tests de résistance, beaucoup de choses ont changé. Nous nous voyons rarement, nous parlons davantage du travail, des scenarii. On est arrivé à un âge, à une étape de notre chemin où parler, se confirmer notre compréhension mutuelle ne sert plus à rien. Elle est là, elle n’a pas besoin de preuves, elle ne fait aucun doute. Que peut-on se dire de nouveau après tout ce que nous avons dû éprouver ensemble ? L’absence entre nous de vétilles, des balivernes de la vie de tous les jours, de bavardage creux est sans doute nécessaire et extrêmement bienfaitrice. Je suis reconnaissant à Youri de l’ascétisme de nos relations. Tout ce que nous savons l’un de l’autre est profond. D’une telle profondeur que l’on peut se passer des mots superflus et des questions oiseuses.

Depuis déjà de nombreuses années, notre travail se déroule selon un schéma extraordinairement simple. Je l’appelle et je lui dis : « J’ai l’opportunité de réaliser un film que je veux faire depuis longtemps. » – et je lui envoie mes notes avec la description la plus détaillée possible des personnages, des protagonistes, et de tout le cercle des problèmes historiques. Il me demande : « Quand est-ce qu’il faut que ce soit prêt ? » En général, je lui dis : « dans un mois ». En réalité, c’est un délai incroyablement court. Il faut se familiariser avec les documents, lire, comprendre, inventer, écrire… Mais au bout d’un mois, le scénario est sur mon bureau. Arabov sait comme personne travailler avec des documents historiques, les assimiler et les comprendre à sa manière. Quel que soit le matériau que je lui propose, il l’aménage comme une maison – et il sait créer en lui un champ magnétique rempli de sens conflictuels. Peut-être qu’une lecture pénétrante de ces sens (ou leur croisement habile avec le matériau) est facilitée par la présence de sa propre vision philosophique – indépendante, inempruntée, provenant de son don poétique. Il est capable de généraliser, de sortir du concret pour atteindre une hauteur majestueuse.

Nous nous sommes très rapidement accordés sur une façon de travailler. Il écrit un scénario, et je ne lui demande jamais d’y apporter des corrections. Son texte est une chose achevée, parfaite. En cela réside l’immense qualité d’Arabov en tant qu’auteur. Mais en cela aussi réside mon immense difficulté en tant que réalisateur. Je ne me sens pas le droit de dicter à Arabov des corrections, quelles qu’elles soient. Moi-même, en revanche, dans la version du scénario pour le réalisateur et au cours du processus de création du film, j’effectue les modifications nécessaires à l’œuvre visuelle – la distance entre le littéraire et le cinématographique est énorme. Et pas une fois je ne l’ai entendu exprimer résolument une opinion opposée. Il a aussi un autre don – celui de la confiance. Il me confie le scénario et me confère les pleins pouvoirs : de l’auteur du scénario à l’auteur du film.

Notre collaboration est pour moi un cadeau du destin. Et le reste n’est que vétilles et détails de navigation de canoë sur une rivière de montagne. Nous navons pas gelé. Nous ne nous sommes pas renversés. Nous sommes restés vivants. A chaque fois, nous sommes arrivés à destination.

 

Original : Сокуров об Арабове.pdf

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