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Dostoïevski et la beauté qui sauvera le monde

Le texte qui suit est une mise au point par un des plus grands spécialistes de Dostoïevski, Vladimir Zakharov, à propos de la célèbre expression : « La beauté sauvera le monde ».

 

 

Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui connaissent l’expression : « La beauté sauvera le monde ». Elle est devenue l’une des idées de la culture contemporaine. On l’entend désormais partout et avec un renvoi inévitable à l’autorité de Dostoïevski. Dans le roman L’Idiot, ce sont les mots du prince Mychkine, non pas prononcés par lui, mais par Hippolyte Terentiev, qui a entendu cette phrase non pas de la bouche du prince, mais transmise par Kolia Ivolguine. Hippolyte pose une question rhétorique à Mychkine : « Est-il vrai, Prince, que vous avez dit un jour que le monde serait sauvé par la “beauté” ? Messieurs, s’écria-t-il d’une voix forte en s’adressant à tout le monde, le prince affirme que la beauté sauvera le monde ! Et moi, j’affirme que s’il a des pensées si légères, c’est qu’il est devenu amoureux. Messieurs, le prince est amoureux, tout à l’heure, à l’instant même où il est entré, j’en ai acquis la conviction. Ne rougissez pas, prince, j’aurais pitié de vous. Quelle beauté sauvera le monde ? C’est Kolia qui me l’a raconté... Êtes-vous un chrétien zélé ? Kolia dit que vous vous dites chrétien ».[i]

Mychkine a laissé ces questions insistantes sans réponse, mais le développement du discours d’Hippolyte est éloquent : il n’est pas satisfait de la formule du Prince, doute de ses croyances chrétiennes, et sa question est opportune et pertinente : « Quelle beauté sauvera le monde ? » Avec une confiance inconditionnelle en Dostoïevski, Alexandre Soljenitsyne a fait part de doutes similaires dans son discours du prix Nobel, et ce, de manière subtile et convaincante sur le plan artistique : pour lui, il faut la triple unité de la Vérité, de la Bonté et de la Beauté.

L’aphorisme a fait son entrée dans le roman par des tiers. Il est associé à Mychkine, Kolia Ivolguine et Hippolyte Terentiev. Dans les œuvres de Dostoïevski, de telles situations se produisent lorsque le héros énonce une pensée qui n’est pas épuisée par sa formulation, lorsqu’il est nécessaire de revenir sur une pensée restée incomplète, lorsque l’occasion se présente de « l’essayer », de la mettre à l’épreuve.

Même Mychkine ne prend pas l’entière responsabilité de cette pensée marquée de distanciation [otčuždennaja] ; il y a des ébauches en ce sens dans les documents préparatoires du roman :

« Oui, vous avez raison, ce serait méchant et pathétique si... Mais ils comprendront. Le monde sera sauvé par la beauté. Deux modèles de beauté ». Une indication est inscrite dans la marge : « Le Prince dira quelque chose à propos du Christ ».[ii]

Dans ce roman, le Prince n’associe pas la beauté au Christ ; ce sont Stavroguine et Chatov qui le font dans les esquisses des « Pages fantastiques » aux Démons.

Pour Stavroguine, les paroles suivantes étaient ébauchées :

« Le christianisme sauvera le monde et lui seul peut le sauver – c’est ce que nous avons déduit et c’est ce que nous croyons. Premier point. De plus, le christianisme n’existe qu’en Russie, sous la forme de l’orthodoxie. Deuxième point. »

Chatov l’interrompt :

« Ainsi, la Russie sauvera et renouvellera le monde par l’orthodoxie »[iii]

Plus loin, Stavroguine précise sa pensée :

« Beaucoup de gens pensent qu’il suffit de croire à la morale du Christ pour être chrétien. Ce n’est pas la morale du Christ, ni l’enseignement du Christ qui sauvera le monde, mais la croyance que le Verbe s’est fait chair. Cette foi n’est pas une simple reconnaissance intellectuelle de la supériorité de son enseignement, mais une attirance immédiate. Il faut croire que c’est l’idéal final de l’homme, le verbe entièrement incarné, Dieu qui s’est incarné »[iv]

Puis, finalement : « le monde est sauvé par la Beauté du Christ »[v]

C’est à Versilov que Dostoïevski tente de faire adopter cette formule de salut du monde. Parmi les paroles destinées au héros dans ses carnets, on trouve une réplique :

« Qu’est-ce qui sauvera le monde ? - La beauté. - Mais toujours avec un air narquois »[vi]

L’air narquois est une correction de la formule qui prend en compte le caractère du héros. Je n’ai rien contre cette idée esthétique expressive du salut du monde, mais même dans le destin romanesque du prince Mychkine, ce n’est qu’une des significations de son sentiment messianique – il y en a d’autres : le Christ, Dieu, la Russie, la vérité et l’amour pourraient, selon Mychkine, sauver le monde.

Dostoïevski a également abordé ce problème d’un point de vue littéraire. Dans le carnet de notes du Journal d’un écrivain, on trouve des considérations sur la littérature « commerciale » et la littérature « idéale » :

« Les romans Les Affaires [Dela] ont malheureusement échoué. Le Beau dans l’idéal est inconnaissable en raison de la puissance et de la profondeur extraordinaires de la demande. Ce sont des phénomènes distincts. Conservez votre droiture. L’idéal a été donné par le Christ. Seule la littérature de la Beauté sauvera »[vii]

« Tout est autorisé » et « tout est permis » sont une présentation « de la rue », ordinaire, des idées de Raskolnikov et d’Ivan Karamazov. Leur véritable sens est différent : Raskolnikov n’autorise pas « tout », mais seulement ce qui est « conforme à la conscience » ; Ivan Karamazov ne se permet pas « tout » non plus, mais ce qui revêt la « sanction de la vérité ».[viii]

Tel est Dostoïevski sans simplifications ni substitutions. Telle est la véritable signification des célèbres mots de ce Dostoïevski « que l’on cite ».

 

 

Référence : Zaharov V.N., Imja avtora – Dostoevskij. Očerk tvorčestva [Le nom de l’auteur est Dostoïevski. Esquisse de la création], Moskva, Indrik, 2013, p.13-14.

 

 

 

 

[i] Достоевский Ф. М. Полн. собр. соч.: В 18 т. М., 2003—2005, Т. 8, С. 287. [Œuvres complètes en 18 volumes]

[ii] Российский государственный архив литературы и искусства (Москва). 212.I.7. С. 17. [Archives d’État de la littérature et de l’art (Moscou)]

[iii] Научно‑исследовательский отдел рукописей Российской государственной библиотеки (Москва). 93.I.1.5. С. 38. [Département des manuscrits de la Bibliothèque d’État russe (Moscou)]

[iv] Ibid., С. 39.

[v] Ibid., С. 40.

[vi] Российский государственный архив литературы и искусства (Москва). 212.I.12. С. 54.

[vii] Ibid., 212.I.15. С. 133.

[viii] Достоевский Ф. М. Полн. собр. соч.: В 18 т. М., 2003—2005, Т. 14, С. 238.

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