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Vladimir Charov – Le Peuple d’Andreï Platonov

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Traduction inédite du chapitre sur Andreï Platonov du manuel Литературная матрица

 

 

Je crois que j’ai découvert Platonov pour la première fois en 1967. Mon père avait reçu une copie cachée du Chantier pour son anniversaire. J’avais quinze ans lorsque je l’ai lu et je me souviens encore de mon impression à l’époque, d’autant plus qu’elle n’a pas beaucoup changé par la suite. J’avais déjà lu beaucoup de samizdats de toutes sortes, je ne prenais plus les autorités soviétiques au pied de la lettre depuis longtemps, et pourtant cette histoire me semblait être ce verdict final, sans appel, que le pouvoir aimait tant. Comme d’autres, je ne pouvais pardonner au pouvoir soviétique toutes sortes de choses, y compris les millions de personnes fusillées et tuées dans les camps, dont les deux tiers de ma propre famille, ainsi que la fausseté et la médiocrité omniprésentes. En outre, ce pouvoir était si peu intéressant pour moi que je ne comprenais même pas en quoi il pouvait susciter la curiosité et qui il pouvait intéresser. Il me paraissait singulièrement froid, sans caractéristiques, sans signes, sans émotion. Une sorte de poids qui vous écrase sans cesse.

Et soudain, j’ai lu un texte d’un homme pour qui c’était complètement différent, pour qui tout dans ce pouvoir était passionnant, tout le touchait, l’émouvait, le faisait souffrir, et le réjouissait à la moindre réussite. Il était clair qu’il y avait cru pendant très longtemps, qu’il avait essayé d’y croire encore plus longtemps et qu’il était prêt à travailler pour lui jour et nuit. Autrement dit, il était loin de me correspondre, à tous points de vue ; pour lui, ce pouvoir était le sien (ou il rêvait follement qu’il le devienne), et voilà qu’il le jugeait d’une manière que je n’avais jamais rencontrée auparavant, parce que je n’avais jamais lu un manuscrit aussi terrible, aussi antisoviétique.

J’essaierai ici de résumer mes impressions sur la prose de Platonov en un système, même si, personnellement, je me serais contenté d’avoir regardé, depuis longtemps déjà, toute la première moitié du vingtième siècle russe à travers Platonov, et de l’avoir comprise avant tout grâce à lui.

D’une manière générale, il me semble qu’il y eut dès le début deux regards aisément identifiables sur la révolution, et il ne s’agit pas de dire que l’un la considéra avec une totale bienveillance et l’autre avec haine. L’un d’eux était tout simplement extérieur, étranger, détaché. Chez les bons écrivains, ce regard était très précis, très dur et très net : avec du recul, beaucoup de choses sont parfaitement claires et parfaitement compréhensibles. Mais dans le regard détaché, il y a toujours une dominante de force, de vivacité ; avec du recul, l’œil capte et souligne instantanément tous les contrastes. Ce regard est plein de romantisme, et il a vu avant tout dans la révolution le moment du commencement d’une chose et de la fin d’une autre. Tout ce réseau complexe de civilisation, toutes les règles, les conventions, l’étiquette se sont effondrés d’un seul coup, et le monde est devenu en un instant la propriété de héros primitifs, revenus à un état de sauvagerie, de barbarie et de hardiesse.

Ceux qui regardaient avec du recul étaient nombreux, car la plupart des auteurs avaient grandi dans l’ancienne culture, l’aimaient et l’appréciaient. Maintenant qu’elle avait été détruite, ils essayaient honnêtement de comprendre ce qui allait la remplacer, et cela leur était très difficile. Platonov me semble être le seul écrivain, ou du moins l’un des rares, à avoir vu, connu et compris la révolution de l’intérieur. Or, de l’intérieur, tout était différent.

Il me semble que pour Platonov, la révolution, dans le cadre de la compréhension du monde, était liée de manière claire à la tradition eschatologique, à l’origine commune à toute la chrétienté, mais depuis longtemps proprement russe, la révolution était liée aux sectes les plus diverses, dont il y avait, comme on le sait, un très grand nombre dans le pays dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les membres de ces sectes attendaient également la fin de l’ancien monde d’un jour à l’autre, ils y croyaient, la hâtaient, et la précipitaient autant qu’ils le pouvaient.

Ils attendaient la venue du Christ et le début d’un monde nouveau. Et ce début du monde nouveau était lié pour eux non seulement au renoncement à la vie passée, mais aussi au renoncement au corps, à la chair – les principaux responsables de la saleté, du péché, de la luxure, les principaux tentateurs, qui empêchent l’homme de s’amender et de commencer une vie juste, en accord avec les préceptes de Dieu.

Les sectateurs, selon la doctrine qu’ils professaient, mortifiaient leur chair autant qu’ils le pouvaient pour qu’il y ait plus d’esprit, de pureté, de sainteté en eux, et moins de chair – ces chaînes qui tirent l’homme vers le péché, vers les bas-fonds, vers l’enfer. Les héros de Platonov, que ce soit dans Djann, Tchevengour ou Le Chantier, suivent donc cette voie, comme toute la Russie à l’époque de la révolution et de la guerre civile. Tandis que des héros forts et intrépides – les Blancs – combattent des héros forts et intrépides – les Rouges – sans épargner ni leur propre vie ni celle des autres, le reste de la Russie connaît chaque jour un surcroît incommensurable d’esprit, visible à travers la chair très maigre des gens sur le point de mourir de faim, du typhus ou du choléra.

Ces personnes, du point de vue de leur nature charnelle, sont infiniment faibles, elles hésitent en permanence, languissent et ne peuvent décider si elles doivent vivre ou mourir. Deux royaumes radieux très semblables les attirent (constituant donc un choix très difficile) : l’un familier, le paradis, l’autre promis ici-bas, sur la terre, le communisme. Et les gens hésitent ; en général, cela leur est égal, ils ne se préoccupent même pas beaucoup de savoir s’ils ressusciteront seulement en esprit ou également en chair, parce qu’ils ont déjà parcouru une grande partie du chemin dans le renoncement à la chair, à leur corps, et qu’ils se souviennent sans aucune tendresse du temps où c’était le corps qui les gouvernait.

Il me semble que pour une grande partie de la Russie, cette purification par la souffrance, par de nombreuses années de faim extrême et de jeûne forcé, pouvait être et semblait être ce pour quoi les gens priaient depuis des siècles, pensant que le salut était impossible sans cela. C’est ainsi que Platonov décrit ses héros. Lorsque je le lis, j’ai toujours l’impression purement physique qu’il a peur de les prendre, de les toucher, pour la même raison : leur chair est si fine et décrépite, et ils sont si faibles, que si vous les prenez, vous pouvez, par mégarde, les abîmer, les blesser.

Et il y a une autre sensation : une timidité et une pudeur impossibles, parce que l’âme très humaine, qui en temps ordinaire est cachée derrière une épaisse et solide couche de chair, est ici presque à nu, et l’on est gêné de la regarder, gêné de la voir. On ne peut en aucune manière comprendre si l’on a le droit de la voir, parce que l’on est habitué à ce que seule la Puissance suprême la voie, la connaisse, la juge, et que ce n’est que lorsqu’une personne est morte et que son âme s’est envolée vers Dieu qu’elle comparaît devant son jugement.

Dans tout cela, il y a une violation du cours naturel de la vie, de ses règles, de ses lois, de tout son ordre. Pour une personne qui vient d’une vie antérieure, toutes les aptitudes qu’elle a acquises là-bas sont absolument inutiles ici. Il s’agit clairement d’un pays de personnes qui se sont déjà préparées à la mort, qui ne la craignent absolument pas et qui n’accordent aucune valeur à la vie. Et il faudra attendre longtemps, très longtemps, pour les persuader de vivre, et non de mourir. Du moins d’essayer de vivre.

Ils savent que la vie est souffrance et tourment. La mort, au contraire, est repos et délivrance. Ils ont faim, mais ils ne se souviennent guère de la nourriture, parce qu’ils se sont habitués à ce qu’il n’y en ait pas du tout, ou à ce qu’il y en ait quelques miettes infimes. Dans les écrits de Platonov, la nourriture est remplacée par la chaleur. Malgré tout, ils accordent de l’importance à la chaleur. Cela se comprend : la chair est rare et transparente, et les gens ont toujours froid. Toutefois, le plus souvent, cette chaleur ne provient pas de la nourriture, mais des mourants, qui brûlent à côté d’eux dans la fièvre typhoïde.

Ces « prophètes », qui militent et poussent à vivre ce pays prêt à mourir, sont pleins de foi, et les gens finiront par les suivre. Nous qui sommes nés plus tard savons qu’ils tromperont le pays.

Ici, il me semble qu’une petite remarque historique s’impose. De très nombreuses personnes dans notre pays insistent encore sur le fait que la victoire des bolcheviks en 1917 ne repose sur absolument rien, qu’il s’agit d’une conspiration ou d’un hasard insensé, d’une hallucination, d’un mysticisme – c’est-à-dire d’une chose impossible à expliquer par un jugement sain. Je ne pense pas que ce soit le cas. À mon avis, la révolution fut passionnément attendue par un très grand nombre de personnes, de partis, de groupes religieux très différents. Ces forces ne se connaissaient souvent pas et ne s’intéressaient pas les unes aux autres, mais elles étaient proches sur les points les plus importants, et leurs efforts conjoints en février 1917 permirent de renverser relativement facilement la monarchie. Pour tous, ce régime, et en général la vie qu’il menait, semblait être un mal sans fin, le royaume de l’Antéchrist, et il fallait le renverser, quels que soient les sacrifices à consentir.

Qui étaient-ils, d’où venaient toutes ces idées et tous ces états d’âme, et pourquoi le pays s’est-il si facilement et si brusquement détourné de l’ancienne voie ? Commençons par quelques considérations générales, et au fond latérales, sur les personnes qui composaient ce qu’il convient d’appeler à juste titre « le peuple d’Andreï Platonov ».

Il existe une discipline merveilleuse, la « toponymie », c’est-à-dire la science des noms géographiques. Il en ressort que les noms des villes et des rivières, des montagnes et même des pays vivent pendant des centaines, voire des milliers d’années, alors qu’il ne reste rien des personnes qui donnèrent ces noms, qui labourèrent et défendirent cette terre, qui y construisirent des maisons et tracèrent des routes et, surtout, qui l’aimèrent et y donnèrent naissance à des enfants, qui réfléchirent à l’univers et prièrent Dieu. Seuls les archéologues, après avoir pelleté des tonnes et des tonnes de terre, trouvent de maigres preuves que ces gens n’étaient ni des fantômes ni des mirages, mais qu’ils vécurent bel et bien là. Il existe deux maximes très noires à ce sujet. La première : « le champ après la bataille appartient aux maraudeurs » ; et la seconde : « les bourreaux héritent de leurs victimes ».

Les études littéraires sont la science des points communs des écrivains, et il est impossible d’y échapper. Dans une salle d’anatomie, lorsqu’un médecin ouvre un cadavre, il est aussitôt évident que nous sommes tous profondément semblables les uns aux autres dans notre structure interne, et il en va de même dans nos manuels, nous avons tous des corpus de genres, de procédés, de méthodes et de styles identiques. Pourtant, tout le monde comprend bien sûr que la seule chose intéressante et digne d’être étudiée chez un écrivain est la dissemblance entre le monde qu’il décrit et ceux de ses confrères ; c’est pourquoi il faut lire des livres, et non des manuels. Le livre est une chose vivante ; c’est la vie, avec tout ce qu’elle contient, qui nous rend différents les uns des autres. Un véritable écrivain, bien sûr, est un produit unique en son genre, et aucun autre écrivain ne peut le remplacer. Si on le retire de la littérature – comme ce fut le cas pour Andreï Platonov – sans publier ses manuscrits, et pire encore, si on l’emprisonne ou si, tout simplement, on le tue, la place qui aurait dû être occupée par ses livres (poésie, prose) restera vide.

Tout cela pour dire que l’histoire a montré que même ceux qui semblent solidement campés sur leurs pieds sont étonnamment fragiles. Ils s’en vont facilement, quittent la terre où ils ont grandi, et encore plus facilement périssent, meurent, tandis que d’autres s’installent chez eux : dans le roman le plus célèbre d’Andreï Platonov, Tchevengour, ces « autres » [pročie] ne savent rien de ceux qui ont vécu là avant eux et ne veulent rien savoir. En conséquence, aucune trace ne subsiste dans la mémoire de quiconque. Un bon romancier sauve une tribu entière de l’oubli, Platonov, dans son récit Djann, sauve tout un peuple, des dizaines, voire des centaines d’âmes, et non pas des types, ni des personnages, ni des figures conventionnelles et peu claires, des personnifications de telle ou telle chose. Une nouvelle courte ou longue, un roman est toujours une sorte d’« Obituaire des disgraciés » [Sinodik opalʹnyh][i] : chaque écrivain commémore ceux qu’il a aimés et connus, et après lui ses lecteurs les commémorent, grâce à quoi ces personnes restent vivantes, elles ne disparaissent pas et ne se dissolvent pas dans le non-être.

Dans ses nouvelles et ses romans, Platonov parle parfois d’étrangers, d’« autres », de nouveaux venus, et comme les nomades de l’Antiquité, on ne sait d’où ils viennent et où ils vont bientôt repartir (sa prose est pleine de vagabonds et de pèlerins), mais le plus souvent, ses personnages sont entièrement autochtones. Ils sont nés là, ils ont toutes leurs racines dans cette terre, ils n’ont même jamais rien vu ni connu d’autre. Et puis un jour, quelque chose se passe dans leur tête, dans leur âme, et ils commencent à voir le monde d’une manière complètement différente. Cela suffit pour que le monde devienne autre d’un seul coup, pour que tout change subitement. Souvent de manière si radicale que le bien devient soudain le mal et vice-versa.

Ces personnes se comportent ainsi sur les pages de la prose de Platonov. Mais l’important n’est pas tant que l’auteur éprouve ou non de la compassion pour eux, ni de savoir le degré de force qui les habite, ou de confiance dans leur rectitude ; Platonov ne choisit que ceux dont les visages revêtent ce que les médecins appellent « le masque de la mort ». C’est comme si l’écrivain savait que leur compréhension du monde et eux-mêmes allaient bientôt disparaître, au mieux se dissoudre dans le reste du peuple, et Platonov pleure – il les pleure, eux et ceux qu’ils ont tués au nom de leur vérité. Il pleure pour toute la peine qu’ils ont causée et subie, pour leurs espoirs et leurs errements.

La conversation sur l’origine, la généalogie du peuple de Platonov devrait probablement commencer par l’insertion suivante. Dans toute histoire, mais surtout dans l’histoire russe, il y a un grand contraste entre la vie séculière et la vie en Dieu. Bien qu’il n’y ait pas de mur infranchissable entre elles (au contraire, l’une et l’autre sont des vases communicants), on y trouve deux peuples tout à fait différents. Chez chacun d’eux, bien sûr, beaucoup d’hésitations, et de terribles calamités – catastrophes, famines, invasions ennemies – poussent les gens avec une force incroyable à passer de leur vie ordinaire (qui se détruit sous leurs yeux, avec toute sa culture, toutes ses règles et coutumes) au peuple qui se tourne vers la fin, vers les temps derniers et le Jugement dernier. Un peuple qui a vécu depuis le début des temps de telle manière qu’il est toujours prêt à comparaître devant le Seigneur. En revanche, les périodes de long et durable apaisement ramènent presque tout le monde à une vie considérée comme normale. En 1917, le pays fut ravagé par la Première Guerre mondiale, et ce passage d’un peuple à l’autre assura la victoire des bolcheviks. En général, pour ceux que l’on peut appeler provisoirement « le peuple de la foi » (et c’est à lui que s’intéresse Platonov), la réalité est un petit flotteur agité qui danse à la surface de l’eau, alors qu’il est clair pour tout le monde que l’essentiel est dans le poisson qui vient de s’approcher de l’appât et qui soit l’a déjà mordu, avalant l’hameçon, soit en est encore au stade de la tentative.

Prenons un exemple : dans une histoire qui nous est familière, Pierre le Grand – le personnage principal de la nouvelle de Platonov Les écluses d’Épiphane – représente les victoires terrestres et maritimes, la réforme de l’appareil d’État, le traité de paix de Nystadt ; et dans cette série d’événements marquants, le rasage de la barbe n’est qu’un épisode mineur dans la lutte contre la traditionnelle stagnation de la Russie. Pour « le peuple de la foi », c’est tout le contraire : dans leur monde, le décret de Pierre le Grand signifie que l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, rompt définitivement avec le Tout-Puissant et fait tout pour ressembler à Satan. Il en va de même pour la guerre russo-japonaise, qui a marqué le début d’un XXe siècle catastrophique pour nous. Car « le peuple de la foi » ne se soucie guère de savoir qui sont les Japonais, où et comment ils vivent. Il ne sait presque rien du croiseur « Varyag » et de la capitulation de Port Arthur, mais il comprend de manière tout à fait claire et précise que si le royaume orthodoxe essuie une défaite, cela signifie que le Seigneur s’est détourné de son peuple élu et que l’Antéchrist est sur le point d’entrer en scène. En d’autres termes, pour les personnes sur lesquelles Platonov écrit, ce sont des événements complètement différents et d’autres détails qui importent, et ce, qu’il écrive dans le registre de la tragédie ou dans celui de l’absurde.

En septembre 2004, j’ai participé à un colloque consacré à Andreï Platonov, principalement à son roman Tchevengour. Ce que j’y ai entendu, ainsi que ce que j’ai lu dans un nouveau recueil de ses œuvres (qui comprenait ses écrits publicistes des années 1920, très bien commentés et de manière très détaillée) et dans un autre encore, Le Pays des philosophes, a été étonnamment facile à mettre en relation avec les idées sur l’histoire russe qui avaient fermenté en moi environ vingt ans auparavant, lorsque je me consacrais encore à ces sujets à titre professionnel. Beaucoup de choses ont été ajoutées à l’ensemble, de sorte qu’il a commencé à sembler possible d’expliquer de manière cohérente le destin d’Andreï Platonov et celui de son peuple.

Les racines du peuple de Platonov sont très, très anciennes. On sait que le christianisme, tel qu’il est apparu à la lumière de Dieu, était une religion de la « fin ». Les premières générations de chrétiens, constatant que la coupe des péchés humains débordait depuis longtemps, croyaient que le Christ reviendrait sur terre de leur vivant, qu’ils seraient témoins du temps du Jugement dernier et du triomphe des justes. Ensuite, au cours des siècles, bien que la majorité des gens se fût progressivement résignée et habituée au fait que nul ne saurait connaître l’heure de Sa nouvelle venue – les voies de Dieu étant impénétrables – cette foi initiale, enfouie dans le sous-sol, refit surface de temps à autre, y compris en Russie.

Le XVe siècle est marqué par plusieurs événements importants pour notre histoire, dont les principaux sont le refus de Moscou d’approuver l’union des Églises catholique et orthodoxe, signée au concile de Ferrare-Florence par le chef de l’Église russe, le métropolite Isidore, la prise par les Turcs de Constantinople, capitale de l’orthodoxie, et la libération de Moscou du joug tataro-mongol. Sous leur influence, la Rus' reconsidère l’ensemble des relations qu’elle entretient avec le monde. Dans les événements survenus, les écrivains ecclésiastiques du XVe siècle virent la preuve claire et indubitable que le Christ avait bel et bien tourné son visage vers les descendants d’Adam, qui se noyaient dans les péchés et les souffrances. Ils entreprirent avec de plus en plus de persévérance de convaincre les princes moscovites qu’ils étaient destinés à mener la campagne des forces du bien, à jouer le rôle principal dans le salut et la diffusion de la vraie foi.

C’était un regard, d’une part, tourné vers la fin, de toute évidence, et d’autre part, chose inouïe, vers le trône même du Seigneur, glorifiant à la fois la Terre russe – la nouvelle Terre sainte, et le peuple russe – le seul peuple indépendant qui ait préservé la vraie foi, le nouveau peuple de Dieu, ainsi que les tsars russes, Ses vicaires sur terre.

Le pays l’accepta facilement et immédiatement – peut-être parce que, perdu dans les forêts et les marécages de la vaste plaine d’Europe orientale, presque coupé du reste du monde par les Tartares, il se sentait comme un moine dans un ermitage. La doctrine « Moscou est la troisième Rome », qui soutient qu’il n’y aura rien d’autre, que cette Rome est la dernière et que la vie terrestre se terminera là, est précisément le résultat de l’abandon et de la solitude, de l’absence de nécessité d’un compromis avec le monde environnant. De la conviction qu’il n’y a pas et ne saurait y avoir d’autre monde, du moins pas de monde juste, qui plaise à Dieu.

Cette compréhension d’eux-mêmes et de leur destination permit au pays de vivre dans une relative harmonie pendant près d’un siècle et demi – et notamment de restaurer le royaume après le Temps des Troubles sans trop de pertes. Toutefois, au milieu du XVIIe siècle, les innovations liturgiques du patriarche Nikon provoquèrent ce qui entra dans l’histoire comme le schisme de l’Église russe [raskol]. À la suite de l’Église, c’est toute la société russe qui se divisa.

Ce traumatisme s’avéra plus terrible dans sa profondeur et ses conséquences que le joug tataro-mongol. Dans les années qui suivirent, les deux camps tentèrent à plusieurs reprises de guérir la blessure, mais ni les Synodaux ni les Vieux-Croyants n’eurent assez de patience et de tolérance, ou bien les deux conceptions du monde avaient déjà trop divergé – autrement dit, il ne fut pas possible de raccorder les bords de la rupture. En outre, l’Église synodale déclara officiellement les Vieux-Croyants hérétiques et schismatiques, et parmi les Vieux-Croyants, à leur tour, la conviction se répandit de plus en plus que le royaume et l’Église étaient privés de grâce, que la Russie, la Terre sainte, sous le couvert d’un Tsar divinement choisi, était depuis longtemps gouvernée par l’Antéchrist. Celui-ci, comme nous le savons, devait prendre le pouvoir à la fin des temps, juste avant la venue du Sauveur, et séduire, attirer dans le péché des multitudes de gens.

Les Vieux Croyants, cherchant à se sauver et à sauver leurs proches du péché, s’enfuirent dans les forêts, se réfugièrent dans les périphéries perdues et éloignées du pays, et même, lorsque c’était nécessaire, hors des frontières de l’État. Lorsque le pouvoir les rattrapa malgré tout, qu’ils virent que le mal était partout et qu’il n’y avait nulle part où attendre du secours, ces gens qui comprenaient le monde autrement, pour comparaître devant Dieu immaculés, en habits blancs, s’immolèrent par le feu pour la gloire de Dieu, souvent des villages entiers, du vieillard au nourrisson, transformant leurs isbas en cercueils.

Il arriva dans notre histoire que, même pour le peuple habituellement fidèle au tsar, les épreuves nécessaires pour mener des guerres toujours nouvelles devinssent insupportables et qu’il en vînt à penser lui aussi que la vie sur terre ne saurait être si injuste et si terrible sous un vrai tsar. Le nombre de ceux qui désespéraient d’attendre le Royaume de Dieu se multiplia alors sans commune mesure. Des guerres civiles commencèrent, rarement longues, mais follement cruelles et sanglantes (émeutes, révoltes menées par Razine, Boulavine, Pougatchev).

Jusqu’en 1917, le tsar et ceux qui lui restèrent fidèles finirent toujours par l’emporter.

Pour en revenir à la vie commune des deux peuples, nous constatons que, même dans les années plutôt paisibles, les relations et les frontières internes entre eux furent extrêmement inégales, nerveuses et mouvantes. Il ne fait aucun doute qu’ils se craignaient et se comprenaient mal. Parfois, la tension était la même qu’en Terre sainte à la veille de la venue du Sauveur. Les prédicateurs les plus acharnés de l’autre royaume, du royaume radieux, étaient soit exécutés par les autorités, soit refoulés à la périphérie, où ils s’enracinaient peu à peu. Ensuite, ils furent tranquilles et clandestins, mais leurs refuges, qu’ils appelaient « bateaux » – en somme, des arches sur lesquelles les justes étaient sauvés – étaient aussi bien dirigés qu’une escadre moderne. Tout cela se reproduira plus tard dans les cellules des partis « Volonté du Peuple » [Narodnaïa Volia] et social-démocrate.

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire lorsqu’elle entra enfin dans le monde vaste et complexe, la Russie parvenait encore à croire que tout ce qui l’entourait, au-delà de ses frontières, n’était qu’une illusion, un spectre. Mais un autre coup fut bien plus terrible : les autres pays et peuples n’étaient pas prêts à la reconnaître comme leur chef et leur maître. Les échecs militaires qui suivirent, en premier lieu la guerre de Crimée, ne firent que confirmer l’épuisement de ce sens de la rectitude, devant soi-même et devant Dieu, qui fut donné au peuple trois siècles auparavant. Les slavophiles rendirent Pierre responsable de la crise survenue, lui qui avait réduit à néant presque toute la culture traditionnelle, qui avait importé sans compter et sans discernement une mer d’innovations occidentales, dont le seul bénéfice pour l’homme russe fut le développement d’un complexe d’infériorité. Mais quels que soient les coupables, cela ne changeait rien au fond du problème.

Le philosophe Nikolaï Fiodorov, ayant vécu, comme Andreï Platonov, de nombreuses années à Voronej, commença à écrire peu après la guerre de Crimée, alors que la société cherchait à la comprendre. Il fut l’un des premiers à réaliser que l’ancien fondement de l’ordre étatique russe était épuisé. Il s’était fissuré et ne supportait plus la charge. La division finale du peuple saint, les divergences de vues sur l’orientation du pays étaient allées trop loin, le privant de sa force. Et c’est là que Fiodorov, ayant apporté un nouveau commentaire aux Évangiles du Christ, même si ce n’était encore que sur le papier, parvint à surmonter l’ancien clivage [raskol]. Il cimenta fermement les deux parties hostiles – impériale et populaire, sectaire. C’est son « œuvre commune » qui les unit.

Fiodorov, non pas simplement en préservant, mais en renforçant infiniment l’interprétation de Moscou comme Troisième Rome, trouva le point où les deux parties du peuple pouvaient enfin s’unir. Il montra au pouvoir suprême la voie à suivre pour trouver, restituer et confirmer son approbation de la vie – du lien indéfectible avec le Seigneur – et, en quelques années, écraser l’un après l’autre les ennemis extérieurs et les détracteurs haineux, y compris le plus perfide d’entre eux, l’Angleterre. L’essentiel serait ainsi accompli : la terre entière deviendrait l’apanage du tsar russe et se transformerait ainsi, en un instant, en une Terre sainte unique et indivisible, comme elle l’était avant la chute dans le péché et l’expulsion d’Adam du Paradis. Il indiqua également les moyens nécessaires pour y parvenir.

Fiodorov, qui exerça sans aucun doute une grande influence sur Andreï Platonov, voyait devant lui un pouvoir immensément fatigué, peinant à maîtriser ses propres serviteurs, indépendants et perpétuellement frondeurs, les villages toujours prêts à se révolter et les bourgeois sourdement insatisfaits, un pouvoir fatigué de l’interminable résistance des périphéries – de la Pologne et de la Finlande à la région du Turkestan récemment annexée. Le pouvoir était las de la complexité de la vie, de la futilité des tentatives d’harmoniser et de réconcilier d’une manière ou d’une autre les intérêts de sujets si irrémédiablement différents les uns des autres. C’était à cela, et non à l’accomplissement de sa mission fondamentale – la conquête et la transformation de nouveaux territoires terrestres en Terre sainte – qu’il consacrait son énergie et ses ressources.

Fiodorov était prêt à aider ce pouvoir à lutter contre tous ses maux, et ce, immédiatement. Il suffisait, disait-il, de faire de chacun, du premier au dernier, un soldat-laboureur, sans distinction de rang, de titre ni de position, d’origine, de confession ni de sang, d’éducation ni d’inclination. Habillez-les pareillement, donnez-leur les mêmes ordres, qu’ils exécuteront pareillement et avec précision, et nul ennemi ne pourra alors faire face à cette armée innombrable. Même le diable, même le péché humain fuiront devant eux, et, comme le Seigneur l’a ordonné, l’égalité et la justice régneront à nouveau sur la terre.

Fiodorov ne promit rien de moins aux paysans – la future armée pléthorique de l’empire. Il leur dit que la cause des sécheresses et des mauvaises récoltes, des années de famine et des épidémies ne relevait pas de la malchance, mais que la racine de tous les maux était bien plus profonde. C’était l’imperfection du monde que Dieu avait créé et donné aux hommes. Entre autres choses, par ses paroles, il acquittait l’espèce humaine et la purifiait de ses nombreux péchés. Pour rendre la terre apte à la vie, une reconstruction radicale était nécessaire.

Pour Platonov, cette idée si imposante de Fiodorov fut confirmée et prouvée par son travail d’agent provincial de bonification des terres, par son désespoir face à la famine et à la sécheresse qui frappaient les régions de la Terre noire et de la Volga avec la régularité d’un automate, une fois tous les quatre ans. Il faut, écrit encore Fiodorov, une juste redistribution de toutes choses. De toute évidence, lorsqu’un homme regarde une haute et majestueuse montagne et qu’à ses pieds il voit une plaine marécageuse débordant de boue, et qu’il sait que la montagne et le marécage sont l’œuvre des mêmes mains, il lui semble inévitable qu’il y ait dans le monde de grands personnages, de hauts rangs, et d’autres qui, comme lui, appartiennent à la couche la plus basse, la plus « vile ». Même ceux qui vivent dans des isbas voisines ne sont pas égaux : certains donnent naissance à des enfants magnifiques – forts, intelligents et beaux – d’autres à de chétifs avortons et à des imbéciles. De quel ordre, de quelle rationalité de l’univers pouvons-nous parler, si même la rivière coule où elle veut : vers l’est, puis après quelques verstes, elle tourne soudain vers le sud, et tout cela de manière sinueuse. De plus, l’eau de la rivière au printemps, lors des grandes crues, dépasse le toit, et en été, quand le sol est sec et craquelé, c’est une eau basse, montant jusqu’au genou, où il n’y a même pas besoin de chercher un gué.

Et c’est là que Fiodorov expliqua comment cela pouvait être corrigé, et de manière sérieuse et scientifique, qui plus est. Il convenait de faire ce qui suit avec la nature. Il fallait raser les montagnes et utiliser la roche restante pour combler les ravins, les creux et les marécages, de sorte que toute la terre devînt un champ plat, propice au labourage. Afin que chaque lot de terrain reçût la même humidité que les autres, les rivières devraient être transformées en canaux couvrant les pays et les continents selon un quadrillage régulier. Si même dans ce cas, il n’y avait pas assez d’eau, il faudrait ordonner à l’armée de tirer inlassablement des coups de canon vers le ciel. Non pas, comme le pensent les imbéciles, pour effrayer Dieu, mais pour des raisons relevant des sciences naturelles. Pendant les guerres napoléoniennes, de nombreuses personnes avaient déjà remarqué qu’il pleuvait après les grandes batailles, après une canonnade de vingt-quatre heures.

Bien sûr, Fiodorov se tourna d’abord vers ceux qui, épuisés au plus haut point, attendaient le Sauveur, Son royaume. Il leur dit – et c’était effectivement la Bonne Nouvelle – qu’il n’y avait pas lieu de se presser ni de presser qui que ce soit : le genre humain peut et doit construire le Royaume de Dieu tout seul. Et pas au ciel, mais en plein milieu de l’océan du péché, c’est-à-dire ici, sur la terre. L’homme en a le pouvoir. Il lui est non seulement donné de corriger sa vie actuelle, mais Celui qui a été crucifié pour chacun d’entre nous lui offre également sa bénédiction pour ressusciter tous les hommes qui vécurent sur terre depuis Adam.

Andreï Platonov était tout à fait solidaire de cette espérance de Fiodorov en l’homme, même s’il l’envisageait d’une manière beaucoup plus tragique. Le plan de Fiodorov pour le salut de l’homme par l’homme est doux et presque indolore. L’expérience de Platonov – la révolution, le communisme militaire, la Guerre civile – ne laissait que peu d’espoir pour un salut sans souffrance et sans douleur. Sans la mort et le Jugement dernier que l’homme porte sur lui-même : « nous nous livrerons nous-mêmes au monde, écrit Platonov à propos de la vie éternelle, pour qu’il nous broie au nom de ses finalités. Ses finalités (c’est maintenant clair) sont la création d’une humanité immortelle dotée d’une âme merveilleuse, unique et douée de raison, et, au travers de l’humanité, la création d’un être nouveau, inconnu, mais encore plus puissant que l’homme, et omniscient ».[ii]

Par quoi l’homme doit-il commencer ? Tout d’abord, selon Fiodorov, il faut renoncer à la famille et à tout coït avec une femme. Il ne s’agit même pas de luxure, ni de ces souffrances, douleurs et tourments dont Dieu punit l’aïeule Ève et ses filles. Il se trouve simplement qu’une femme, en donnant naissance à un enfant, donne naissance à un nouveau pécheur. Elle engendre toujours plus de péchés, éloignant toujours plus l’espèce humaine de Dieu. Sur cette voie, il faut tirer une croix définitive. Choisir le bien et, en revenant sur ses pas, ne pas s’éloigner à nouveau du Seigneur, mais aller vers Lui.

Fiodorov apporta l’une de ces réponses géniales qui parviennent à combiner Dieu et la vie humaine terrestre, ce qui libéra une mer d’énergie, généra un essor incroyable dont le pays vécut et se nourrit pendant près d’un siècle. Fiodorov est la clé magique qui permet de comprendre à la fois la vie que la Russie a déjà vécue et le destin qui l’attend. C’est peut-être dans sa Philosophie de l’œuvre commune que l’ensemble des représentations que la Russie se fait d’elle-même est le plus clairement et le plus complètement formulé. De son histoire, des chemins qu’elle doit suivre et, surtout, de sa prédestination, de la mission qui lui est confiée. D’une manière générale, avant de poursuivre, il convient sans doute de préciser qu’il n’y a pas eu, bien sûr, beaucoup de vrais « fiodorovistes », pour ainsi dire, dans le sens plein du terme. Mais parmi ceux qui l’ont considéré comme l’un de leurs professeurs, il y avait des hommes « porteurs » pour la culture russe : Tolstoï, Dostoïevski, Vladimir Soloviev, Bogdanov, Khlebnikov, Maïakovski, Filonov, Tsiolkovski, Platonov, et d’autres encore. Il ne fait aucun doute que c’est par leur intermédiaire que les idées de Fiodorov se sont largement répandues.

Nous ne comprendrons jamais la victoire des bolcheviks sans prendre en compte la croyance, d’un bout à l’autre du pays, qu’il fallait en finir une fois pour toutes avec l’ancienne vie, tant elle était terrible. Que l’homme lui-même pouvait et devait détruire l’ancien monde, déblayer les décombres et commencer à construire un monde nouveau ; la croyance en la possibilité, bientôt et ici, sur la terre, d’établir la pleine justice et l’égalité, de construire le paradis, la prolongation radicale de la vie, et ensuite tout simplement la vie éternelle, la résurrection des morts. En la possibilité d’éduquer les gens de manière à ce qu’ils deviennent tous de véritables génies, le progrès s’en trouvant accéléré d’autant. En un changement climatique complet et maximalement favorable à l’homme. (À cette fin, par exemple, Andreï Platonov proposa de corriger manuellement la rose des vents en Sibérie orientale afin de réchauffer les terres et de les rendre propices à l’agriculture). La croyance que dans les guerres à venir, le sang humain ne serait pas versé – nous mettrions en fuite les armées ennemies à l’aide de signaux ultrasoniques ou même par la suggestion.

La compréhension russe de l’essence de la vie, qui remonte au quinzième siècle, a été renouvelée, et également renforcée, d’une part par l’enseignement de Fiodorov, selon lequel le peuple saint, redevenu un, serait capable de sauver toute l’humanité sans l’aide du Christ, et d’autre part par le communisme, avec son idée d’un État prolétarien mondial et de la construction d’un paradis sur terre. En d’autres termes, dans un pays entièrement fondé sur la croyance que la vie terrestre antérieure de l’homme est sur le point de prendre fin, que cela est inévitable, bon et juste, sur la disposition à travailler pour cela jour et nuit, sur l’acceptation avec joie de toute souffrance, de tout tourment –  dans un tel pays, la révolution ne pouvait pas ne pas se produire. Dans un avenir plus ou moins proche, certes, mais elle ne pouvait pas ne pas se produire du tout. Sa nécessité, son caractère inconditionnel, était inscrit dans la charte même de l’ordre étatique russe.

Il fallut à la Russie d’après 1917 près de dix années supplémentaires pour décider une fois pour toutes de la voie qu’elle allait suivre. Toutefois, le caractère eschatologique du communisme en tant que vainqueur de la guerre civile est perceptible même sans loupe. Il réside dans la croyance en un monde magnifique et exempt de mal, mais surtout dans la conviction de la première génération de dirigeants communistes que la République soviétique ne pouvait pas survivre avec un capitalisme hostile autour d’elle. D’où la « révolution permanente » de Trotski. L’idée d’une telle révolution s’imposait toute seule, car personne ne pouvait imaginer deux royaumes se côtoyant pacifiquement : l’un de bonté et de bonheur, l’autre de mal et de péché.

Deux décennies avant Trotski, Fiodorov ne le pouvait pas non plus. L’idée d’une guerre permanente jusqu’à la victoire complète et finale du royaume du bien (la Russie) est l’une des idées clés de son Œuvre commune. De nombreuses considérations de Fiodorov sur le royaume radieux sont extrêmement similaires aux premières années du régime bolchevique, à savoir le communisme militaire (réel et rêvé par des philosophes tels que Bogdanov et Gastev, proches du PCU(b), Parti communiste de l’Union des bolcheviks). La militarisation presque complète de la population, l’égalitarisation la plus brutale (prodrazviorstka, cartes de rationnement, exécution des mechotchniks[iii]), tout cela n’est pas du tout dans l’esprit de Marx : le déclin et l’extinction des villes, la fermeture des usines et des fabriques, le retour au village des travailleurs, des bourgeois, des fonctionnaires, leur activité agricole et maraîchère. Parallèlement, on discute avec enthousiasme des questions fondamentales de l’existence : ce que doit être l’homme nouveau et comment l’éduquer comme tel, comment corriger le sol et le climat, rendre la terre entière propice au peuplement humain. Ce qu’il faut faire pour non seulement prolonger la vie humaine, mais nous débarrasser complètement de la mort. Comment ressusciter ceux qui sont morts avant la victoire du communisme.

Il ne fait aucun doute que Fiodorov se considérait sincèrement comme chrétien orthodoxe. Mais même la politique ecclésiastique des communistes découle pour ainsi dire de sa doctrine. Assurément, Fiodorov rejetait Dieu (Son aide) au nom de Dieu, mais d’une certaine manière, c’était le début du retrait du Seigneur de notre monde, de la juridiction duquel même la résurrection des morts était soustraite. Je suis donc tout aussi fondé à déduire l’athéisme des bolcheviks, actif et affirmateur de la vie, de la Philosophie de l’œuvre commune de Fiodorov que de Marx. En effet, s’il n’est plus nécessaire d’attendre le Christ, s’il a déjà fourni tout ce dont on a besoin pour le salut du genre humain – le reste, nous pouvons et devons le faire nous-mêmes, de nos propres mains – alors pourquoi aller à l’église, continuer à mendier sans fin quelque chose ? Nous devons travailler, jour et nuit, et ne pas attendre les faveurs de Dieu ni de la nature.

La première génération de dirigeants communistes était une génération de doctrinaires et de mauvais exégètes. Ils ont passé la majeure partie de leur vie d’adulte à écrire des articles et à débattre en développant les différentes positions de Marx. Admettre que la révolution ne s’est produite ni à l’endroit ni au moment où elle aurait dû avoir lieu selon Marx, signifiait se déclarer publiquement révisionniste – une accusation terrible, une véritable condamnation dans leur milieu. Le désespoir avant leur mort est dû précisément à la perte de leur sens de la rectitude. Leur fin est le destin des apôtres tchevengouriens de Platonov : ils tuèrent tous les injustes, puis leurs familles ; quand ils virent que, bien que le monde eût été purifié, le Royaume de Dieu n’était pas advenu, ils se laissèrent tuer à leur tour. Certes, en 1930, Platonov pensait encore qu’ils ne se rendraient pas sans combattre, mais les compagnons de lutte de Lénine, comme le tsar auparavant et plus tard le Politburo de Gorbatchev, baissèrent tout simplement les bras, et le pouvoir leur échappa.

Il y a encore une chose que l’on ne saurait omettre lorsqu’on parle d’Andreï Platonov. Dans ma jeunesse, j’ai entendu de nombreuses histoires sur l’époque de Staline, et j’ai toujours été frappé par la fréquence des mots « joyeux » et « heureux ». Je ne comprenais pas comment ceux qui vivaient alors, comme s’ils faisaient écho aux héros de Platonov, pouvaient parler de leur foi, de leur ardeur, de leur sincérité, de leur enthousiasme. Après tout, dans presque chaque famille, quelqu’un avait été victime de répression, et parmi ceux qui m’en parlaient, ce sort n’avait probablement pas épargné une personne sur cinq. Et ils parlaient de la peur générale, du fait qu’eux-mêmes, craignant d’être arrêtés, ne se couchaient qu’à l’aube, puis aussitôt après de la joie, de la plénitude de la vie. Et il y avait autre chose que je ne comprenais pas. Comment un peuple ayant perdu des millions de vies sur les différents fronts de la Première Guerre mondiale, un peuple si fatigué, si épuisé dans les tranchées, qu’en 1917 il n’en pouvait plus et, quittant ses positions, courut en masse vers l’arrière, à la maison, pouvait-il soudain avoir assez de force aussi bien pour la féroce Guerre civile que pour survivre à la collectivisation et à la famine en Ukraine ? Malgré les interminables fusillades et les camps, il restait assez de volonté pour construire des milliers de manufactures, d’usines, de centrales électriques afin de vaincre l’Allemagne nazie, puis non seulement reconstruire le pays, mais aussi, d’une manière ou d’une autre, placer une bonne moitié de la planète sous son contrôle.

Bien sûr, cet enthousiasme pourrait être considéré comme une sorte de bouée de sauvetage, un masque qui crie à droite et à gauche : je suis intègre, je ne suis pas soupçonnable de quoi que ce soit, je suis « des vôtres » jusqu’à la dernière goutte de sang ; et pourtant, il me semble qu’il était réel, et non pas factice. Et cela venait de Fiodorov. Cela venait de la foi qu’il avait ramenée dans la vie russe, de la conviction que nous allions là où nous devions aller. C’était un sentiment inestimable, et personne n’était prêt à y renoncer. Les gens étaient disposés à accepter n’importe quel nombre de victimes, n’importe quel nombre d’innocents tués à côté d’eux, consentant joyeusement à ne rien savoir ou à ne rien entendre, juste pour ne pas perdre à nouveau cette foi.

Le destin du don de Fiodorov, dont nous avons pu apprécier les derniers vestiges, est tragique et sans espoir. Je pense que les principaux destinataires du message de Fiodorov – Philosophie de l’œuvre commune – étaient justement ceux qui devinrent les héros d’Andreï Platonov ; ils se firent l’incubateur de toute cette joie, de l’enthousiasme de la force. Ils vécurent donc en croyant à un royaume radieux, puis Staline réussit à leur retirer ce qu’ils avaient porté et généré. Très vite, ils furent presque tous abattus, et Staline utilisa leur foi et leur joie, greffées sur l’arbre de l’empire russe, comme s’il s’agissait des siennes pendant près de trente ans encore, et surtout pour le mal.

L’anthropologie du peuple de Platonov n’est évidemment pas réductible au seul Fiodorov. Une grande partie de ce qui le fait agoniser et languir, de ce qui le pousse à aller jusqu’à la mort sans hésiter, est enracinée dans l’histoire russe et dans les Saintes Écritures, mais il y a bien d’autres choses qui doivent être mentionnées, au moins ponctuellement. Au XIXe siècle et au début du XXe, en Russie, même dans les restaurants de classe supérieure, le vzvar était servi le matin. Lorsque l’établissement fermait ses portes, les restes de viande provenant des plaques de four et des poêles, des récipients, des casseroles et parfois même des assiettes, étaient déposés dans une marmite et placés dans le four pour toute la nuit. La bouillie qui en résultait pouvait vous remettre sur pied, même après la plus grande cuite. Le pays dont parle Andreï Platonov reproduit sans cesse cette recette. On y jette aussi, comme dans une marmite, un grand nombre de croyances et de significations différentes, d’idées et de conceptions de la vérité, de l’univers, de l’essence et de la destination de l’homme, en somme tout ce que les hommes ont pensé au cours des deux derniers millénaires. Les barrières, les interdits et les cloisons les plus solides sont brisés par la terrible tension de la fin prochaine dans cette bouillie poussée à ébullition ; personne ne sait plus où est sa part et où est celle d’autrui, tout copule sans honte avec tout, et ce qui naît finalement dans la lumière de Dieu est souvent si horrible qu’il fait frémir.

Comme c’est le cas pour n’importe quel peuple ces derniers temps, ceux dont parle Andreï Platonov sont de plus en plus déterminés à abandonner la manière habituelle de se perpétuer et de perpétuer leur espèce. Ce n’est plus un pays d’enfants – il faut trop de temps pour les porter à terme et les nourrir, ils meurent trop facilement de faim, de froid et de maladie – mais un pays d’idées. Par conséquent, les enfants sont remplacés par des foules de disciples ayant quitté le foyer où ils sont nés et où ils ont grandi, ayant quitté leur famille et suivant sans hésitation leurs prophètes et leurs maîtres.

C’est un pays de philosophes et de rêveurs qui enseignent que, comme aux premiers jours de la création, il n’y a pas de différence entre l’homme et l’animal – tous sont également tourmentés et souffrent. (Dans Le Chantier, Mikhaïl Medvedev, un ours prolétaire, un marteleur doté d’un sens bestial des classes sociales, démasque sans se tromper tous les koulaks du village). Qui plus est, un pays qui considère la terre et les machines comme des êtres humains, les ressent et les comprend de la même manière (Dans un monde magnifique et furieux). C’est donc un monde de parenté de tout avec tout, et plus encore : non pas de parenté, mais, à la suite de Vernadski et de sa doctrine sur la noosphère, le peuple de Platonov est convaincu que nous sommes un seul organisme, de la couche supérieure de la Terre à tout ce qui se trouve sur la Terre, et même l’air au-dessus de la Terre.

C’est le pays de la science et du communisme, où le travail ne sera pas obligatoire mais purement volontaire, et où seul le soleil travaillera pour tout le monde (Tchevengour), où non seulement l’homme mais aussi les animaux jouiront de la vie éternelle, durant laquelle leurs parties les plus exposées aux frottements, les plus rapidement usées, seront remplacées par des pièces métalliques (l’œsophage de la vache dans La Mer de jouvence).

Mais l’essentiel, c’est le peuple qui, il y a peu, ne savait pas (et même, comme le dit Jean l’Évangéliste, ne pouvait pas espérer) distinguer le Sauveur de l’Antéchrist, et qui, pour ne pas perdre son âme, alla sur le bûcher, et là, recouvra soudain la vue et trouva enfin la vérité.

Toutefois, le bonheur des héros de Platonov dure rarement longtemps, car de cette fraternité infiniment attrayante, juste et raisonnable, de la possibilité pour l’homme de ressusciter ses semblables, commencent soudain à émerger, une à une, de terribles conséquences.

Si le mal est réversible et que la mort n’est pas éternelle, alors il n’y aura pas de péché à tuer ceux qui nous empêchent de construire le paradis terrestre de la manière la plus rapide et la plus facile pour le peuple : plus tard, rien ne nous empêchera de rendre ce que nous avons pris, de ressusciter les morts pour qu’ils vivent avec nous dans un magnifique paradis. Le cas de la noosphère est similaire. Là non plus, le meurtre d’un être humain par un autre ne constitue pas un péché : après tout, nous faisons tous partie d’un organisme mondial dans lequel, pour le bien commun, les cellules malades et nuisibles sont tuées et mangées par d’autres cellules saines et nécessaires. En 1919, Platonov considérait manifestement la création de cet organisme mondial comme la tâche principale de la révolution. « L’œuvre de la révolution sociale communiste, écrit-il dans l’un de ses articles, est de détruire les individus et de donner naissance, par leur mort, à un nouvel être vivant et puissant une société, un collectif, l’organisme unifié de la surface de la terre, d’un seul combattant et d’un seul poing contre la nature » (p. 132).

Cet être, comme tout autre, a naturellement besoin de la spécialisation la plus poussée pour survivre : il est difficile de courir avec les cellules par lesquelles on respire, et il n’est pas facile de digérer la nourriture avec les cellules grâce auxquelles on regarde le monde ; ce thème apparaît assez souvent dans les articles de Platonov du début des années 1920. Ainsi, il écrit (en accord avec les idées de Gastev et de Wells) : « La création, par une éducation appropriée, de types de travail strictement définis. Dès le premier souffle, deux enfants doivent vivre dans des conditions différentes, correspondant aux objectifs auxquels ils sont prédestinés par la société. Si l’un des enfants doit devenir un concepteur de ponts et l’autre un mécanicien aéronautique, leur éducation doit correspondre à ces objectifs, de sorte que le mécanicien [...] se sente [...] heureux dans son processus de travail spécifique comme il est à l’aise dans sa chemise. [...] Qu’il soit dans sa pleine norme organique, en harmonie psychophysiologique avec l’environnement extérieur » (p. 132).

La normalisation du travail des « membres de la société réside dans leur éducation “intentionnelle”, dans le changement artificiel de leur caractère correspondant aux objectifs de production de la société ». Il convient de préciser que, contrairement à sa prose, Platonov est dans nombre de ses articles à la fois fiodoroviste et ultra-communiste. Il est honnête dans les deux cas, mais dans son travail de publiciste, il n’a pas besoin d’être d’accord avec qui que ce soit. Dans une bonne prose, en revanche, ce n’est pas l’auteur qui mène le bal – seules les personnes qu’il décrit ont le droit à la parole. La vérité de la vie est de leur côté, et celui qui n’est pas prêt à l’admettre, qui pense avoir le droit de dicter aux personnages ce qu’ils doivent penser et faire, comment comprendre à la fois la vie environnante et leur propre destin, n’écrira jamais un livre véridique.

La langue de la prose platonovienne est probablement le témoin le plus sincère et le plus indépendant de la révolution que Platonov attendait et à laquelle il était heureux de participer. Avec du recul, on a souvent l’impression que dans ses livres, l’écrivain n’est pas despotique seulement avec ses personnages, mais qu’il peut aussi disposer librement de tous les mots de la langue sans rien demander à personne. En réalité, même dans ce domaine, nous sommes soumis à des règles très strictes pratiquement dès la naissance. Dès la première année d’école, on nous enseigne la grammaire, toutes sortes de restrictions liées aux différents styles littéraires, on nous apprend que le discours oral n’est pas égal au discours écrit, et on nous punit avec de mauvaises notes et une convocation des parents. On nous inculque que ce qui peut être dit par certaines personnes ne peut pas nécessairement l’être par d’autres, et que ce qui peut être dit dans certaines circonstances n’est guère approprié dans d’autres. Ayant moi-même été puni des milliers de fois pour avoir enfreint ces normes à l’école et en essayant d’entrer à l’université, je réalise parfaitement l’efficacité et la cruauté de ces interdits.

Certains d’entre eux sont depuis longtemps décrits, formalisés et, comme nous l’avons dit plus haut, ils ont intégré les manuels scolaires et en sont devenus le socle, mais il y en a aussi qui se promènent toujours en liberté. Néanmoins, lorsqu’un mot apparaît à côté d’un autre, nous sommes généralement en mesure de dire si cela convient ou non. En effet, la langue est composée de nombreux lexiques qui se chevauchent et lorsque nous pensons, parlons ou écrivons, nous ne pouvons utiliser que les mots de l’un d’entre eux, et non l’ensemble de la langue. En raison de ces limitations, la quantité de mots dont nous disposons dans chaque cas est maintes fois réduite, et il faut du talent, voire du génie, pour qu’un discours ait l’air frais. Ces mots bien placés côte à côte, nous les mémorisons et nous les répétons les uns aux autres avec joie. Bien sûr, les normes littéraires et linguistiques changent également, mais elles sont en général beaucoup plus conservatrices que la vie. Dans toute société, elles constituent l’un des bastions de la stabilité.

Bien entendu, une fois au pouvoir, les bolcheviks cherchèrent à consolider leurs droits et privilèges. Pour ce faire, en plus de s’emparer des ponts, des banques et des télégraphes, il fallait créer une langue distincte – la première frontière extérieure entre eux et le reste du monde. Une manière de reconnaître, avant tout diplôme, certificat ou laissez-passer, qui était des nôtres et qui était un ennemi, un étranger. Pour cette nouvelle langue, la langue du peuple d’Andreï Platonov, dont l’apparition ne date que d’hier, les mots n’étaient pas encore bien rodés. On n’avait pas encore eu le temps de les maquiller, de les teindre, de choisir les suffixes, les préfixes et les terminaisons pour qu’ils aient l’air autochtones, au moins de loin. On ne leur avait pas encore expliqué que, dans la langue où ils étaient entrés, ils devaient au moins, par politesse, s’incliner devant les vieux mots indigènes. Et c’est alors que, entrés dans un monastère étranger, non par méchanceté, mais par ignorance de ses statuts, ne pouvant s’adapter à rien ni s’accorder avec quoi que ce soit, ils brisèrent, détruisirent les normes et les règles.

On pense que c’est l’usage extensif de ces mots bruts, non taillés, aux sonorités étrangères, qui rend la prose de Platonov si différente de celle de ses contemporains. Il me semble cependant que deux autres éléments jouent un rôle majeur. Tout d’abord, Platonov met côte à côte, sans crainte, des mots issus de lexiques très éloignés les uns des autres. La langue est la même, il ne s’agit pas d’une « novlangue », mais nous ne sommes pas habitués à ce que les mêmes mots puissent être employés pour parler des choses les plus subtiles et les plus éphémères, des souffrances de l’âme humaine, et de choses aussi grossières et matérielles que le fonctionnement de toutes sortes de machines et de mécanismes. La racine de la possibilité, du caractère naturel de ce langage, comme nous l’avons mentionné plus haut, est la conviction de Platonov qu’il n’y a pas de frontière entre l’homme et la bête, ni entre le vivant et le non-vivant ; tout ce qui bouge et fonctionne est vivant et peut hardiment s’adresser au Seigneur.

Et je crois que ce qui déchire la grammaire dans les textes de Platonov, c’est surtout 1917, le temps des sens et des croyances ; leur tension, leur densité, c’est cela qui fait la phrase de Platonov. Les sens ne s’écrasèrent pas seulement les uns les autres, ils détruisirent aussi l’étiquette qui existait entre les mots. Leur concentration était telle que, sans s’en apercevoir, en passant, ils anéantirent la littérature au sens des belles lettres, ils détruisirent les règles et les lois qui la régissaient. La prose de Platonov s’apparente plutôt à un sermon ; non pas quelconque, mais un sermon qui s’adresse aux hommes de la fin des temps. D’où, d’ailleurs, la chasteté et l’ascétisme de ses héros. Dans la prose ordinaire, il faut du vide et de l’air, beaucoup d’air, sinon les mots eux-mêmes sont asphyxiés, tandis que la phrase de Platonov est entièrement constituée d’espoirs et d’espérances, elle s’en étouffe littéralement, parce qu’il n’y a plus grand-chose à attendre et qu’il faut dire tant de choses importantes, décisives, pour contribuer à sauver tous ceux qui peuvent encore l’être.

J’ai lu Le Chantier à l’école, et aussi bien à l’époque qu’aujourd’hui, après quarante ans, je ne pense pas qu’en dehors de ce livre et de Tchevengour, il y en ait eu d’autres qui m’aient fait plus clairement comprendre que le communisme, même dans sa forme la plus pure, la plus enfantine et la plus naïve, mène au mal. Le pouvoir l’avait compris aussi bien que moi et n’autorisa la publication de ces deux ouvrages qu’au dernier moment, après avoir perdu tout intérêt pour la vie.

Toutefois, en relisant ses livres, je ne peux m’empêcher de penser que Platonov était – je ne sais pas comment le dire plus précisément – soit le prophète de cette vaste vague de nouvelle compréhension du monde, de la compréhension de ce qui est bon et mauvais et de la manière dont il faut vivre dans ce monde pour être agréable à Dieu, soit le premier véritable homme de ce nouveau monde.

Sa biographie semble parfois artificielle tant elle est une illustration précise de l’homme soviétique idéal et de l’écrivain prolétarien idéal : origine ouvrière, fils d’un contremaître des chemins de fer ; intérêts et occupations autres que littéraires (le point de vue classique des années 20 était qu’une actrice devait passer la première moitié de la journée sur un métier à tisser, puis aller jouer au théâtre le soir) – ouvrier dans un dépôt, ingénieur en aménagement du territoire occupé à creuser des puits et à inventer de nouvelles méthodes de forage ; spécialiste de l’aménagement foncier ; arpenteur, développeur de nouvelles turbines hydrauliques et à vapeur. Vous voyez, on a l’impression que Platonov était une sorte de sanction, une sorte d’opportunité et de droit de vivre pour tout le système soviétique. Dans l’ensemble du mouvement populaire qui renversa la monarchie en 1917, il y eut, semble-t-il, une énorme réserve de vérité intérieure (« La révolution fut conçue dans les rêves et réalisée pour accomplir les choses les moins susceptibles de se produire un jour »[iv]), puis, sous les bolcheviks, cette réserve commença à être rapidement et impitoyablement dilapidée, et le moment où Platonov et le pouvoir soviétique se séparèrent fut, je pense, une date très précise où la dernière vérité au sein du pouvoir soviétique disparut.

Comme nous le savons, leur « divorce » fut traité calmement par les autorités, mais pour Platonov ce fut une tragédie impossible, et pendant longtemps il essaya de se convaincre, à tort, que la vérité était là, qu’elle n’avait pas disparu : « Comme j’ai envie d’écrire de façon artistique, claire, sensorielle, correcte du point de vue des classes sociales ».[v]

Pour Platonov comme pour son peuple, la fin était sans espoir. Depuis longtemps, il n’y avait plus un sou de vérité dans le pouvoir soviétique, et Platonov, brisé, concluait : « Si mon frère Mitia, ou Nadia, 21 ans après leur mort, sortaient de leur tombe, adolescents, comme ils étaient à leur mort, me regardaient et me demandaient ce qui m’était arrivé :

– Je suis devenu un monstre, mutilé, à l’extérieur comme à l’intérieur.

– Andrioucha, c’est vraiment toi ?

– C’est moi : j’ai traversé la vie ».[vi]

 

 

 

 

[i] NdT : Obituaire rédigé sur les instructions du tsar Ivan le Terrible pour commémorer les personnes ayant été exécutées sous son règne.

[ii] Платонов А. Сочинения. М.: ИМЛИ РАН, 2004. Т. 1. Кн. 2. С. 67. Par la suite, les références à cette édition sont données dans le texte avec les pages entre parenthèses.

[iii] NdT : « Littéralement, ce mot signifie porteur de sac. C’est le surnom qu’on donnait aux citadins qui allaient, au moment de la famine du début des années 1920, sac au dos, échanger leurs biens personnels, ou des produits de la ville acquis par divers moyens, contre des denrées alimentaires que les paysans réservaient précisément pour ce genre de trafic. » H. Dorion et A. Tcherkassov, Le Russionnaire, Sainte-Foy (Québec), Éditions MultiMondes, 2001, p. 167.

[iv] Платонов А. Записные книжки. Материалы к биографии. М.: ИМЛИ РАН, 2000. С. 171.

[v] Ibid., С. 64.

[vi] Ibid., С. 229.

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