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Lev Karsavine. Les Frères Karamazov

Lev Karsavine, Dostoïevski, Karamazov, philosophie russe

Texte issu de Noctes Petropolitanae de Lev Karsavine, oeuvre publiée en 1922. Il constitue l’intégralité du chapitre 2 (« Deuxième Nuit »).

 

1. L’Amour — Force universelle, «L’Amor che move il cielo e l’altre stelle»

La physionomie de Fiodor Pavlovitch Karamazov se dresse distinctement devant moi : de petits yeux insolents avec, en dessous, des poches graisseuses, des lèvres bouffies d’où gicle sa salive et, derrière, des restes de dents pourris, un nez mince et bossu, un nez d’oiseau rapace, et une pomme d’Adam en forme de porte-monnaie — « une véritable physionomie de patricien romain des temps de la décadence ». On entend presque son « demi-chuchotement tremblant », flatteur et menteur…

« Ah, mes petits gars ! Mes petits enfants, mes petits cochons, pour moi... moi, même de toute ma vie, ça n’a jamais existé, une femme affreuse, voilà ma règle ! [...] Moi, ma règle, c’est que, dans toutes les femmes, on peut trouver, que le diable me prenne, des choses extrêmement intéressantes, que vous ne trouverez chez aucune autre – sauf qu’il faut savoir les trouver, voilà où est le truc ! C’est un talent ! Pour moi, il n’y a jamais eu de mochetés : déjà rien que le fait que c’est une femme, ça fait déjà la moitié de tout... [...] Mêmes les vieilles filles, même chez elles, des fois, vous trouvez de ces choses qu’on en reste bleu que les autres crétins les ont laissées vieillir ! »[i]

Il y a dans ces mots quelque chose de connu, qui n’entraîne pas que la lascivité, mais appelle à plonger en soi-même… On a envie de raviver une plaie cuisante, et une certaine volupté s’entrelace à la douleur… Quelque chose qui pénètre profondément dans la nature de l’Amour et dans moi-même se dégage de ces mots collants et de ce ricanement insolent. Hier encore, il était tout à fait clair pour moi que l’Amour percevait la beauté dans la laideur ; aujourd’hui, Fiodor Pavlovitch, à sa manière il est vrai, et de façon mesquine et lubrique, mais peut-être avec plus de clarté, répète presque les mêmes mots. Se peut-il que Fiodor Pavlovitch aime ? Se peut-il qu’il soit capable d’aimer ?

Il voit ce que les autres ne voient pas, il saisit ce qu’il y a d’unique dans l’individualité. L’amateur de « beauté féminine grossière » s’éprend jusqu’à la folie de la mère d’Aliocha, de son innocence. Et ce, quand bien même il aurait voulu profaner sa pureté. Il la comprenait plus finement et profondément que n’importe quelle autre personne « noble » et  non lubrique. L’envie même de profaner ne se comprend que sur le sol de la sensation aiguë de ce qui est profané. Et la perception de la pureté (c’est-à-dire la pureté elle-même) doit se trouver dans la conscience de Fiodor Pavlovitch, dans le sens où elle est cette conscience elle-même. Il percevait la pureté de la mère d’Aliocha, c’est-à-dire qu’il y aspirait et l’aimait : sinon il ne l’aurait pas perçue. Ressentant en lui-même le rayonnement de la pureté, il ressentait le désaccord entre elle et son moi empirique obscur, et il savait qu’elle était au-dessus de lui. Et en la piétinant, il savait qu’il piétinait un être meilleur et saint, un être aimé qui l’attirait vers lui.

Fiodor Pavlovitch ne fait pas qu’« amuser », il flatte jusqu’à faire mal le petit rire « grêlé » de son « hurleuse », « sonore, pas fort, particulier ». Il sait que « sa maladie commençait toujours comme ça, comme quoi, dès le lendemain, elle allait se mettre à hurler en hurleuse, et que ce petit rire, là, que j’entendais, il voulait pas du tout dire l’extase, d’accord, mais même en mensonge, n’est-ce pas, c’est toujours de l’extase. »[ii] Cela signifie qu’il comprend le ravissement et que ce dernier lui est agréable : il veut un sentiment entier, et pas seulement des lubies de dépravé, et il souffre de l’inéluctabilité de la duperie. Pas son ravissement, me dira-t-on, mais le ravissement de la hurleuse. Fiodor Pavlovitch, tel un rapace, attend les instants de ravissement, pour le piétiner ensuite impitoyablement et le profaner. Il ne pense qu’à son plaisir. Mais peut-on connaître  un ravissement étranger sans le posséder en soi ? Et en le possédant en soi, peut-on ne pas l’aimer ? On identifie la connaissance et l’amour avec le connaissable et l’aimable.

Fiodor Pavlovitch est laid, mais sensible au beau ; sale, mais attiré par le pur et le saint. Et cet homme sensible trouve que Lizaveta Smerdiactchaïa pouvait être tenue « pour une femme, et même tout à fait, qu’il y avait là même une espèce de piquant particulier... »[iii] Qu’est-ce qui l’attire vers Lizaveta, vers une idiote mesurant « deux archines et un petit brin » ? Il pense, et tout le monde avec lui : pas elle-même, mais la particularité du plaisir, le « piquant ». Pourtant, cette « particularité » est impensable sans Lizaveta elle-même, et la conscience d’une telle attirance est aussi la connaissance de quelque chose chez Lizaveta d’incompréhensible et d’invisible pour les autres, la connaissance de Smerdiactchaïa elle-même.

Dimitri Fiodorovitch appelait les ardents désirs de cette sorte des « petites fleurs à la Paul de Kock ». Mais il n’est pas seulement question de fleurs. Mitia voyait chez cette « traînée de Grouchenka » un petit doigt, auquel faisait écho « une sinuosité dans le corps », et, jusqu’à un certain point, il a saisi cette « sinuosité », il a compris davantage que cette dernière – Grouchenka en entier, son corps et son âme. Il s’agit donc de toute autre chose que de « petites fleurs » : c’est une conception globale, qui s’élève de la basse concupiscence aux sommets de l’Amour. Chez le père comme chez les enfants vit un élément prophétique, merveilleusement fin. Comme Mitia, Mitia le sauvage et l’inculte, comprend pleinement et finement cette Grouchenka ou cette Ekaterina Ivanovna ! Comme sont infaillibles les regards du vieux lui-même, d’Ivan le peureux, de Grigori à la confiance aveugle ! L’esprit affûté d’Ivan, le flair inhabituel d’Aliocha, et la parcimonie cyniquement clairvoyante de Smerdiakov croissent à partir d’un seul et même élément de leur père. Ce n’est pas l’expérience quotidienne qui les a instruits. L’expérience ne donne que des poncifs et des schémas, un matériau cru pour une induction externe, qui ne découvre pas une âme étrangère. L’expérience ne mène qu’à des erreurs. Si dans l’expérience une âme étrangère se découvre et des pensées étrangères sont pénétrées, c’est seulement dans l’expérience, et pas l’expérience elle-même : c’est une chose toute à fait différente, même si c’est dans l’expérience qu’elle se révèle. Il y a ici une conception d’une sorte particulière, un savoir particulier, qui ne repose pas sur des suppositions, mais sur l’authentique accueil en soi d’un moi étranger, sur une unité avec lui, impossible sans amour. Il importe peu de savoir si l’homme a beaucoup ou peu « vécu », il importe en revanche que ses yeux se soient ouverts, et ils peuvent s’ouvrir dès le tout premier regard. Et « l’expérience » qui s’en suit ne donne pas à celui qui voit clair à présent des poncifs ou des schémas, mais une connaissance nouvelle sur ce qui était avant invisible, même si, comme un arbre à partir d’une racine, elle croît à partir des premières visions, car tout est uni dans une connaissance merveilleuse : l’amour.

Fiodor Pavlovitch sait que « le souillon et la mocheté » (seulement eux ?) « il faut d’abord les étonner [...] jusqu’à l’extase, jusqu’à la percer, jusqu’à la honte ».[iv] Et il devient puissant par le dévoilement et l’appréhension, c’est-à-dire par le co-vécu de l’idéalisme pur du « souillon ». Le savoir devient le moyen d’une vile autosatisfaction, et le co-vécu s’éteint dans le ravissement de la méchanceté délicieuse, il s’éteint mais ne disparaît pas. Mitia : « dans la nuit, en hiver, en traîneaux, je me suis mis à serrer la main d’une petite voisine, et je l’ai obligée à m’embrasser, cette fillette, la fille d’un fonctionnaire, pauvre, gentille, douce, sans défense. Elle a permis, elle a permis beaucoup de choses dans le noir. »[v] Qui, dans ces mots, ne trouve pas claire la véritable appréhension par Mitia de la douce image et de l’âme aimable de la jeune femme qui aime sans retour, de toute sa tendresse intérieure encore retenue ? Pourtant, tout cela doit être dans l’âme de Mitia pour qu’il puisse « amuser » « en jouant » sa « sensualité d’insecte ». Oui, cela l’ « amusait » quand, aux bals, les yeux de la jeune femme abusée le surveillaient, quand ils « brûlaient de leur petite flamme – la petite flamme de l’indignation des douces ». Mais il vivait en lui-même cette indignation des douces (quels mots bien choisis !), et plus cette indignation était aiguë, plus elle l’amusait. Néanmoins, il sait (comme le sait aussi d’ailleurs Fiodor Pavlovitch) que pendant de telles actions, il est « une punaise et une crapule », que ses pensées sont les « pensées d’un mille-pattes ». Il se juge et pourtant ne change pas, il flaire même dans ses propres perversions une chose ayant une valeur intrinsèque.

« J’avance, et je n’en sais rien, si je me retrouve dans la puanteur et la honte, ou bien dans la lumière et dans la joie. Voilà où il est, le malheur, maintenant, car tout sur terre est une énigme ! »[vi] Mitia sent qu’il chute, qu’il tombe dans un abîme et dans la boue, « la tête en bas, les pattes en l’air », mais il est content de tomber « justement dans une position aussi humiliante que celle-là » et il considère que c’est pour lui  « de la beauté ». Il ressent que c’est son bon droit d’agir ainsi, et dans sa propre chute, dans sa propre honte commence l’hymne.

Une joie éternelle abreuve
L’âme de l’oeuvre du Seigneur,
La fermentation mystérieuse
Brûle la coupe de la vie

Mitia se trompe-t-il ici, l’acuité et la véridicité de sa  conduite de l’amour le changent-elles ou non ? Il sent, il sait que d’une certaine manière même les ignobles manifestations de sa personne sont nécessaires et justifiées, bien qu’elles ne cessent pas pour autant d’être ignobles. La volupté est le sort des insectes : elle contient la loi et le but de leur vie ; et de surcroît, à travers elle, ils s’élèvent au-dessus de la bassesse de l’indifférence. Mais

Afin que l’homme se relève
De son état d’abaissement
Il doit avec la terre mère
Conclure une alliance à jamais 

 

2. En quoi consiste le sens et la valeur de l’ignoble, de ce qui se dévoile en lui et qui en soi-même ne peut pas, ne doit pas être abominable, de cet être qui se trouve à son fondement et doit, en tant qu’être, être un bien ? Nous avons en face de nous un aspect de la personnalité qui s’unit avec une force spontanée : un aspect du bourreau, de la violence, du pouvoir sans limites et du meurtre. « Et c’était de moi, donc d’une punaise et d’une crapule, qu’elle dépendait tout entière, tout entière, toute, des pieds jusqu’à la tête, toute son âme, tout son corps. Dans le cercle du maléfice. »[vii] Moi, mon petit moi empirique, j’aspire à mon auto-affirmation solitaire dans la possession totale de ma bien-aimée (même si elle n’est ma bien-aimée qu’un instant), dans sa totale dissolution en moi. Je veux que ma bien-aimée soit complètement et entièrement mienne, qu’elle soit moi-même, qu’elle disparaisse en moi et que rien d’extérieur ne reste d’elle. Cette soif de domination et de meurtre est dans tout amour ; sans elle, sans le combat des deux non pas pour la vie, mais pour la mort, il n’est pas possible d’aimer. L’amour est toujours une violence, il est toujours une soif de la mort de la bien-aimée en moi. Même quand je veux que ma bien-aimée me domine, c’est-à-dire quand je veux être l’objet de sa violence, je veux justement une telle violence, j’impose déjà à ma bien-aimée ma volonté. En rejetant tous mes désirs et rêves particuliers, en répétant avec abnégation : « oui, ce sera ta volonté », je veux quand même qu’elle (et personne d’autre) soit ma souveraine, qu’elle me mette à mort, autrement dit j’identifie ma volonté avec la sienne et dans sa volonté je veux ma mort. Et ce n’est plus elle qui domine, mais moi. Dans son extrême développement, la soumission engendre la domination. Et à cette limite, il n’y a plus ni l’une ni l’autre, mais juste l’unité de deux volontés, de deux moi, l’unité de la domination et de la soumission, de la vie et de la mort. Elle se manifeste même dans la perturbabilité de notre empirie. C’est elle qui explique le sentiment étrange émergeant chez celle qui est violentée par son bien-aimé. La sensation d’une humiliation injuste, d’une violence subie se change souvent de façon inattendue en pitié pour le bourreau, comme s’il ne se délectait pas, mais souffrait, n’infligeait pas de souffrance, mais l’éprouvait. D’où vient ce sentiment irrationnel, quel est le sens de cette tendre pitié si elle trompe toujours, si le bourreau n’est en réalité pas digne de pitié, comme un esclave sans volonté d’un élément qui l’entraîne par sa bien-aimée ? Il n’a pas poussé à l’extrême la tension de sa volonté de domination, il n’a pas surmonté ce penchant obscur en lui à travers l’identification de sa volonté à la volonté de sa bien-aimée. Au lieu de devenir maître, il est devenu esclave, mais pas l’esclave de sa bien-aimée — il serait alors devenu aussi son maître — mais l’esclave d’une force obscure, ayant brisé sa bien-aimée et l’ayant brisé lui-même. C’est pourquoi il doit éprouver une sensation d’humiliation et de honte, une sensation de dégoût de lui-même, et même de sa bien-aimée, qui lui a cédé sans combattre, sans résister ; sa solitude doit le tourmenter, car leur union charnelle ne fut pas complète. Omne animal post coitum triste.

Ainsi, l’aspiration à dominer et à violenter, à causer la mort est naturelle et nécessaire dans l’amour, comme son expression imparfaite, limitée. Elle se montre souvent grossière et cruelle, comme un esclavagisme primitif, mais elle prend souvent la forme d’une torture raffinée en s’emparant de toute la sphère spirituelle. En supposant une soif de soumission et de servilité, c’est comme si elle cherchait à savoir si la  force d’un autre existait, par elle, par la violence, une force non brisée ; elle malmène, elle torture. Il n’est pas rare que l’élément orageux et impatient n’attende pas la supplication, la soif d’être dominé, en brisant tous les obstacles, il est impétueux, auto-affirmateur. Tout le monde ne pardonne pas une telle violence, et quand elle est pardonnée, c’est avec difficulté, en laissant pour toute la vie des traces douloureuses, atténuées seulement par les tristes débuts de la vieillesse. Mais dans ce cas, la domination n’a pas été réalisée : tout n’a pas été soumis et pris — il est resté une résistance de la volonté, brisée seulement extérieurement, il n’y a eu pas de soumission volontaire. La domination ne peut devenir entière que lorsque la volonté aussi est soumise, c’est-à-dire quand les deux volontés, soumettant et soumise, sont devenues une seule. Et dans tout amour, une assimilation de la volonté du dominant à celle du dominé, nécessaire à une telle fusion, ne se réalise-t-elle pas ? N’y a-t-il pas dans tout amour une soumission volontaire ? Je ne veux pas dominer sur une chose ou un corps, mais sur une personne, sur une personne donnée, sur ma bien-aimée, et j’attends d’elle une telle réponse, qui lui soit propre, et propre seulement à elle. Ma volonté est formée, déterminée par tout cela, elle se soumet volontairement à la volonté de ma bien-aimée, elle se fond avec elle en une unité. Voilà pourquoi à la suite de l’acte même de la possession naît dans l’âme de celui qui a possédé une sensation de tendre gratitude, qui dépasse le dégoût et la honte, qui surmonte la tristesse de la solitude. Librement, librement s’est donnée la bien-aimée : tu étais seul avec elle n’est serait-ce qu’un instant !

 

3. Les états de l’esclave et du maître de l’esclave ont chacun leur vérité, même si l’être est déficient, limité. L’un et l’autre sont comme les deux faces disjointes de l’Amour, vivantes dans son unité. Et c’est vers cette unité qu’aspirent Mitia et Fiodor Pavlovitch. Mais si tout ce que j’ai observé est vrai, chez les deux personnages, aussi bien chez le père que chez le fils, la seconde face de l’Amour doit apparaître : ils ne peuvent pas être que de « méchants insectes », ne pas s’élever par l’âme au-dessus de la bassesse. Et cette face apparaît. Comment Dimitri Fiodorovitch se représente-t-il son possible futur avec Grouchenka ? « Je serai son mari, je gagnerai le rang d’époux, et, si son amant arrive, je sortirai dans l’autre pièce. Je nettoierai les bottes sales de ses amis, je mettrai le samovar, je ferai les courses... »[viii]  Il y a ici un sens fort de la dignité humaine outragée, beaucoup d’amertume, mais, au fond, une disposition à la soumission sans limites. Mitia s’élève en s’éloignant de toute lascivité quand il file à Mokroe pour voir une dernière fois Grouchenka et mourir. L’Amour, la Vie elle-même, l’ont conduit à la dernière limite de l’abnégation — à la Mort. Et le gémissement de son Âme déchirée par ses cheminements dans la souffrance retentit avec une profonde sincérité. : « Pardonne-moi, Groucha, pour mon amour, de t’avoir perdue, toi aussi, à cause de mon amour ! ».[ix] Mitia sait déjà que l’unité de l’Amour est indissoluble et la mort de l’un entraîne inéluctablement la mort de l’autre. Et il ne pense pas aux « petites fleurs à la Paul de Kock », ni à la « sinuosité », ni à la domination, il est plein d’Amour au seuil de la Mort. Mais l’Amour est la Vie. Et à l’effroyable minute pleine de déréliction et de désespoir, Mitia s’élève à la conscience claire de l’unité et de l’égalité avec sa bien-aimée, jusqu’aux mots nobles et touchants, bien que naïfs et maladroits, retentissant solennellement dans la salle couverte de crachats d’une auberge sale : « Merci, Agraféna Alexandrovna, c’est l’âme que tu me soutiens ! »[x] 

Tout cela, c’est Mitia, pas Fiodor Pavlovitch. Mais la même chose n’est-elle pas perceptible chez Fiodor Pavlovitch ? Il me semble que nous nous trompons en n’éprouvant, à l’instar de Mitia, qu’une sensation d’aversion quand nous examinons le visage du vieux et que nous écoutons attentivement sa voix interpellant Grouchenka, quand nous ne voulons pas chercher à comprendre la tendresse profonde d’épithètes inattendues dans sa bouche : « ma chérie », « mon petit ange », « petit poussin » ? Il y a ici la condition de l’esclave et il y a de la tendresse, cette tendresse qui ne sait pas comment appeler sa bien-aimée, quel nouveau nom forger pour elle, qui aimerait considérer sa bien-aimée comme un enfant gentil et naïf. Et n’est-ce pas une sensation de noble indignation et une véritable idéalisation, c’est-à-dire la connaissance d’une personnalité intelligible — même si elles sont accompagnées par la bouffonnerie : Fiodor Pavlovitch ne peut pas s’en passer — qui s’enflammèrent en lui quand, dans la cellule du starets Zosime, il intervint en faveur de celle qu’il avait offensée en l’appelant « créature » et « femme de mauvaise vie »[xi] ? Fiodor Pavlovitch Karamazov, obséquieux lèche-bottes, battu dans sa propre maison, est-il un chevalier ? — Oui ; lâche et rusé, tremblant pour sa vie, il oublie tout quand Dimitri fait irruption chez lui à la recherche de Grouchenka. Il ne frémit plus de peur ; il lui faut tenir : c’en est fait de sa peur…

Il semblerait que se réveillent des sentiments inattendus dans l’âme de Fiodor Pavlovitch. Il « avait sincèrement et profondément aimé » son fils Aliocha. « [...] quelque chose s’était comme réveillé dans ce vieillard précoce de ce qui s’était, depuis si longtemps, assourdi dans son âme : « Tu sais, se mettait-il souvent à dire à Aliocha en le regardant, que tu lui ressembles, à la hurleuse, je veux dire ? » »[xii] Chez son fils, il vit la mère et l’aima peut-être à nouveau, seulement d’un amour plus pur et plus clair, comme on aime les morts. Aliocha lui apportera joie et lumière ; Aliocha nous ouvre la profondeur de l’âme de Fiodor Pavlovitch : « Votre cœur vaut mieux que votre tête ».

« N’ayez pas autant honte de vous-même, car tout ne provient que de cela »[xiii] Ainsi parle à Fiodor Pavlovitch le starets Zosime. Fiodor Pavlovitch, cet être impudent et éhonté, est pudique ; il est la victime de sa pudeur. Il sent un élément qui l’entraîne, qui brise sa volonté, mais il ne veut pas de tromperie, et il a soif de vérité, « à l’état naturel », même si cet état l’effraie lui-même. En ressentant la beauté intérieure et la vérité, qui se trouvent au fondement de ses convoitises et qui sont altérées par ces dernières, Fiodor Pavlovitch ne peut pas se croire entièrement lui-même, tout comme son fils Dimitri, il se tient perplexe et hésitant devant une énigme insoluble. Il est écrasé par des schémas conventionnels, extérieurs : il est l’esclave de points de vue et de jugements courants, même si c’est un esclave malicieux et indocile. D’une certaine façon, il reconnaît ces schémas. C’est de là que procèdent sa polissonnerie et son déshonneur, qui ne le mènent pas cependant jusqu’à l’état naturel : jusqu’au dévoilement de ce dont il ressent intérieurement la vérité. Et il n’est pas seulement question de dépasser l’intérieur : les schémas vivent dans la conscience elle-même, ils en sont indissociables, et la sensation de désagrégation et d’indignation pénètre dans les profondeurs de l’âme. Il est impossible de surmonter cette désagrégation par la polissonnerie apparente et la débauche. Elle demeure dans toute son acuité intérieure et son caractère insupportable en se manifestant dans le combat contre nous-mêmes, dans l’impétuosité de l’affirmation de notre vérité, dans la réalisation fébrile, impensée de nos désirs éphémères, auxquels on ne réussit pas à croire tout à fait, qui sont impossibles à comprendre comme vérité achevée, unitotale.

L’amour kamarazovien, petit, morcelé, est bas. Il n’a pas de concentration ; il n’y a pas de centre dans son élément laid et dépourvu d’image[xiv], mais chaque moment de cet élément devient un instant un centre détaché de tout, refermé sur lui-même et disparaissant rapidement. Et néanmoins à partir de cet amour croît un savoir prophétique, une force infinie se déchire en lui vers l’extérieur, de son marécage mouvant s’élèvent des fleurs blanches, pures. Les tourments et la violence renaissent en tendresse et sacrifice de soi ; l’affirmation solitaire de soi renaît en abnégation. L’unité originelle s’ouvre pour un instant. Mais ayant effleuré les sommets rayonnants, cet amour tombe à nouveau dans le marécage fangeux, il devient une volupté d’insecte pitoyable. Fiodor Pavlovitch engendre Ivan, un esprit profond et fin, malade de sa véracité, infatigable et torturant cruellement les autres et soi-même avec ses recherches, il engendre Dimitri, « un cœur ardent », et Aliocha avec sa délicate compréhension des hommes et du monde, avec son tendre amour, « l’amour séraphique » paternel du starets Zosime ; mais il engendre aussi Pavel Fiodorovitch Smerdiakov, parricide et suicidé de la vie commune, qui s’épanche de façon absurde mais inspirée avec les vers et la prose des autres.

« La beauté, c’est une chose terrifiante et affreuse ! Terrifiante parce qu’indéfinissable, et si on ne peut pas la définir, c’est que Dieu n’a posé que des énigmes. Là, toutes les rives se touchent, toutes les contradictions vivent ensemble. [...] C’est terrifiant, ce qu’il y a comme mystères ! Il y a trop d’énigmes sur la terre pour oppresser l’homme. Résous-les comme tu peux et ressors sec du bouillon. La beauté ! En plus, ce que je ne supporte pas, c’est qu’il y en a plein, et même des gens au coeur très noble, et à l’esprit très haut, qui commencent par l’idéal de la Madone et qui terminent par l’idéal de Sodome. Le plus terrible, c’est que, même avec l’idéal de Sodome au fond du coeur, ils ne renient toujours pas l’idéal de la Madone, et que, cet idéal, il leur fait brûler le coeur pour de vrai, ils brûlent pour de vrai, dans les pures années de leur jeunesse. Non, l’homme est large, trop large même, je le rétrécirais. C’est même le diable sait quoi, voilà ! Ce que la raison reçoit comme une honte, pour le coeur, c’est seulement de la beauté. Est-ce qu’elle est dans Sodome, la beauté ? Crois-le, c’est bien dans Sodome qu’elle réside, pour l’immense majorité des gens – tu le savais, ce secret ou tu ne le savais pas ? Ce qui affreux, c’est que la beauté, non seulement c’est une chose terrifiante, mais c’est une chose qui a un secret. Le diable et le bon Dieu qui luttent ensemble, avec, pour champ de bataille, le coeur des gens. »[xv] 

 

4. L’Amour unitotal se reflète dans l’amour karamazovien comme dans un miroir concave. Ses traits sont déformés, mais ce sont tout de même ses traits : nous les reconnaissons. Et l’amour karamazovien est une conduite merveilleuse, un savoir inhabituellement fin, pas seulement pernicieux, comme la raison, mais unifiant, comme l’esprit. Par cela même, il dépasse d’une manière incomparable ce que l’on nomme l’amour, l’amour des hommes moyens, petit-bourgeois, indigne de son nom. Mais il n’est pas seulement une conduite, c’est un élément puissant s’emparant impérieusement de tout l’être de l’homme, porteur de folie, poussant au crime et au naufrage. Il conduit à la limite de la Mort, qui est intimement liée à lui.

Dans ses contradictions, l’amour karamazovien cache une unité et par cette unité il les lie et les fond l’une dans l’autre. Parce qu’en lui « les rives se touchent » et « toutes les contradictions vivent ensemble », comme le remarque Mitia avec une perspicacité étonnante ; c’est pourquoi, en lui, « le diable lutte contre Dieu ». Il est alors une aspiration effrénée au pouvoir, à la violence, au meurtre, puissante, mais aveugle et insuffisante dans sa cécité, se jetant d’un côté et de l’autre, perdant de la force et rapetissant ; tantôt il monte jusqu’à l’avant-goût d’une authentique bi-unité et coégalité ; tantôt il vit dans la pureté  et l’abnégation, tantôt il tombe dans la sale et bête volupté de l’insecte. Et dans ses apparitions les plus ignobles, dans Sodome, il rêve de la Madonne, tout en se sentant dans son bon droit ; et après être monté jusqu’au visage clair de la Madonne, il redescend avec tristesse dans la mer morte de Sodome.

Mais où est la bi-unité dans cette disposition à « se coller au premier jupon » ? Pourtant, Mitia n’a-t-il pas trouvé sa Grouchenka, Ivan sa Katia ? Aliocha lui-même ne va-t-il pas « devoir » se marier ? Je ne sais pas si le vieux a eu son élue. Intérieurement désuni, pourrissant et puant, il ne pouvait choisir ou ramasser au pied de la palissade que Lizaveta Smerdiachtchaïa[xvi], qui accoucha de son meurtrier, lequel, s’étant suicidé, ne connaissait pas d’élue. Fiodor Pavlovitch n’a pas cherché sa moitié en tâchant avec avidité et avarice de vivre et aimer en lui-même et pour lui-même, en tâchant de retenir en lui-même ce qui l’attirait vers une autre âme, inconnue mais proche, et vers le monde. Il n’a pensé qu’à lui, à son autosatisfaction solitaire ; mais le moi solitaire est insuffisant : c’est juste une partie du vrai. S’étant désuni, ce moi soupçonne le commencement du pourrissement et, en déchirant l’unité de l’amour, il se déchire aussi lui-même — il morcelle un sentiment unique en une multitude de petits moments transitoires. C’est pourquoi, en son fondement, son aspiration à créer sa propre unité empiriquement désunie est fausse. L’unité authentique ne peut-être qu’une bi-unité dans la tri-unité de l’Amour. Toute aspiration de ce type n’est rien d’autre qu’une tentative de fortifier la désagrégation primaire ; et elle doit conduire à la décomposition ultérieure de son moi, mis à l’écart de la bi-unité et déjà décomposé, c’est-à-dire au dépérissement et à la mort. Elle est, dans sa visée, un suicide. Mais dans la plénitude de la décomposition, l’étroitesse et l’autoconfinement du moi désuni disparaissent, car c’est la décomposition du désuni. Et puisque le moi est désuni, il n’est pas total : sinon il n’existerait pas ; dans le processus de décomposition, il ne périt pas, mais son être véritable se dévoile, « mais comme au travers du feu »[xvii] ; de la mort se soulève la vie immortelle. Et les rayons de cette vie immortelle, les rayons de l’Amour pénètrent l’âme sombre de Fiodor Pavlovitch, se manifestent à travers lui dans ce en quoi il se nie.

Cependant, l’amour empiriquement bas n’est pas une illusion ni un rêve. La position du bourreau et la domination sont justifiées et authentiques quand elles fusionnent en une bi-unité avec la soumission. Elles sont limitées, insuffisantes, repoussantes quand elles sont concentrées sur elles-mêmes, quand le petit moi empirique ne veut pas sortir des étroites frontières qu’il s’est tracées. Mais dans ces frontières aussi, chacun de ses moments est réel et ontologique, nécessaire comme moment du tout. Le tout s’épuise dans tous les moments et, en tant que tout, la domination ne fait qu’un avec la soumission, la possession avec l’abnégation : la vie s’achève dans la mort en devenant la plénitude de l’amour. L’Amour unitotal n’est pas la vie : il est supérieur à la vie bornée et à la mort bornée, il est leur unité.

La concupiscence charnelle qui nous dégoûte dans Fiodor Pavlovitch ne peut pas en elle-même, et ne doit pas, provoquer du dégoût. Les animaux ne connaissent ni dégoût ni honte. J’ai honte de montrer à ma bien-aimée ma laideur corporelle ou spirituelle, et je surmonte cette honte en la sacrifiant pour ma bien-aimée, si je sais que par son amour elle saura trouver dans ma laideur son authenticité. J’ai honte de montrer aux autres ce que je lui montre, ce qu’il y a de plus cher en moi, de meilleur ; et à elle, c’est sans honte que je donne ce que j’ai de meilleur. Mais ma passion n’est pas laide, si elle est mienne et ne me domine pas, si elle occupe la place qui lui est due dans mon unité spirituelle. Dans ma passion et ma concupiscence, j’ai honte quand je me soumets à elles comme à une force étrangère, quand je perds ma volonté et que je me perds moi-même. J’ai honte de ma passion quand elle me séduit et me soumet, et non pas quand, en fusionnant avec elle, j’aime passionnément, je ressens la plénitude et la beauté de ma vie unitotale.

Il y a deux essences en moi : le corps et l’âme, les origines animale et spirituelle. Je sais que le spirituel doit régner et se réaliser dans l’unité avec le corporel, en le soumettant et en le dirigeant. Le corps obéit à la loi de sa nature, la loi du monde animal et, dans toute son inconstance, il réalisera sa propre unité, il sera, à travers son apparition et sa décomposition, à la fois lui-même et le tout. Mais seul l’esprit est en mesure d’élever cette unité au-dessus de l’état de potentialité, de transfigurer la matière, de la perfectionner. Et il ne doit pas faire cela dans sa propre désunion, mais dans l’orientation vers le corps, dans une harmonieuse unité avec lui. Il ne doit pas vivre à l’écart, il ne doit pas oublier les supplications et volitions du corps. Il le constitue, il soutient l’unité édifiée par lui, il transfigure sa matérialité grossière. Et il a honte quand, en ayant oublié son but, en ayant négligé la plénitude de l’Amour dans laquelle il doit vivre, il oublie sa position majestueuse et regarde avec indifférence les « folles » aspirations de son corps ou se contente avec lui du faible degré d’Amour accordé au corps. Le corps ne sait pas ce qu’il fait. Il est innocent ; il est en soi bon et beau. Mais le corps n’est pas complet, il n’est pas parfait, puisqu’il s’arrache de l’unité, il passe et n’atteint pas corporellement la plénitude. L’atteinte de ma plénitude n’a pas lieu dans le renoncement au corps, mais dans son développement, quand l’affirmation d’un moment devient l’affirmation de tous, c’est-à-dire aussi le renoncement à soi, quand l’Amour se réalise aussi dans le corps par l’unité de la vie et la mort, quand cette unité ressuscite.

La concupiscence karamazovienne est dégoûtante, parce qu’elle reste dans les bas-fonds de la sensualité grossière, dans ce qui, pour l’esprit, est un marécage. Elle est vile pour l’homme du fait de sa désunion, admise par la stagnante paresse de l’esprit ; elle est ignoble comme négation de tout sauf d’elle-même. Mais la perversité, le raffinement, le démembrement et la diversité de la concupiscence sont des signes de tentatives d’atteindre la plénitude par le rassemblement de pauvres miettes et de créer l’unité des efforts désunis, de faire descendre le ciel dans le marécage. De tels efforts peuvent se présenter parce que l’esprit ne trouve pas en lui la force de tout unir, ou ne le veut pas, et il se décompose lui-même. La débauche est la désagrégation de l’esprit, la perte de son unité dans l’éloignement de l’esprit qui le complétait et de la tri-unité de l’Amour. Dans la Karamazoverie, c’est la Smerdiakoverie qui est dégoûtante ; la lourde odeur de décomposition est horrible. Fiodor Pavlovitch n’est pas un bête animal. Dans sa désunion, dans l’affirmation de soi et la concentration sur l’empiriquement sien, il insère toute la force de son esprit dans la vie de sa sensualité grossière, sans la transfigurer et sans l’élever, mais en se tenant à son niveau, sans l’unir, mais seulement en pénétrant par l’esprit ses moments désunis dans la particularité de chacun d’entre eux. Et son esprit se décompose et pourrit dans le pourrissement de l’innocente et folle sensualité grossière (comme est innocente et folle Lizaveta Smerdiactchaïa). Fiodor Pavlovitch, en aimant bassement et animalement, en spiritualisant les moments de son amour déchiré, sent son bon droit dans la reconnaissance et la spiritualisation du charnel, mais reconnaît en même temps l’insuffisance d’une telle spiritualisation, il souffre et il a honte. Son amour est à la fois vérité et turpitude, turpitude comme vérité insuffisante. En ne croyant pas à ce qu’il y a de meilleur en lui, à son cœur, en n’écoutant pas les appels de l’amour, en percevant les illuminations que ce dernier lui envoie seulement en tant que volupté, il lutte contre lui-même ; en combattant dans l’aveuglement animal, il confirme l’étroitesse de la chair. Et il trouve la limite et le sens de l’amour charnel borné dans la possession du corps fou, du corps de l’idiote, il pénètre sa pure matérialité par l’esprit, mais, ne s’étant pas élevé au-dessus d’elle et ne l’ayant pas surmonté, il révèle l’insuffisance de l’amour charnel. Lizaveta engendre alors sa mort : son assassin, mort et à l’âme vide depuis le berceau, Smerdiakov, cuisinier et goujat.

 

5. Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, intimement proche de son héros et homonyme, a cherché une justification à la Karamazoverie, qui lui a appris à aimer, à lui, Fiodor Mikhaïlovitch, comme à Zosime. Il a tâché de réconcilier Zosime avec Karamazov en dépit de la scène atroce dans la cellule du « béni starets ». Et Zosime a semblé comprendre – et peut-on comprend sans aimer ? – à la fois Fiodor Pavlovitch, Mitia, et Ivan. Il s’est incliné jusqu’au sol devant la grande souffrance de Mitia, comme s’il avait approuvé et consacré son chemin de vie. Il a même envoyé Aliocha dans le monde en lui prédisant son mariage, en l’y prédestinant, et, à travers Aliocha, en bénissant la vie — « Nombreux seront les malheurs que t’apportera la vie, et c’est par eux que tu seras heureux, que tu béniras la vie, et que tu forceras les autres à la bénir – ce qui est le plus important. »[xviii] Mais cette réconciliation des Karamazov avec Zosime a-t-elle réussi ? L’amour de l’ermite acceptait-il vraiment tout le monde ? Pourquoi une « odeur de décomposition » s’échappe-t-elle du défunt starets  si peu de temps après sa mort (à tel point qu’elle « a devancé la nature ») ? Pourquoi « pue »-t’il ?

L’amour du frère phtisique, éclatant et aigu, mais douleureux et ne se réalisant qu’en paroles, se grava profondément dans l’âme du Zosime-Zinovi de neuf ans. C’est le tendre et réjouissant amour d’un jeune homme corporellement impuissant, calme et doux. « Maman, ne pleure pas, la vie est le paradis, et nous sommes tous au paradis, mais nous ne voulons pas le savoir, et si nous voulions le savoir, pas plus tard que demain, ce serait le paradis dans le monde entier. »[xix] Tout le monde est coupable devant tout le monde : il suffit de comprendre cela. Et Markel agonisant se réjouissait et frémissait d’étonnement et d’amour. « Promenons-nous, amusons-nous, aimons-nous, glorifions-nous les uns aux autres, embrassons-nous, et bénissons notre vie »[xx] « Oui, il dit, il y avait une telle gloire de Dieu autour de moi : les petits oiseaux, les arbres, les champs, les cieux, j’étais le seul, moi, à vivre dans la honte, tout seul j’ai tout déshonoré, et, la beauté et la gloire, je suis passé sans les voir du tout. »[xxi] 

Mais tout est-il accepté ? Peut-on accepter, non pas en pensée, mais réellement, un enfant cloué au lit, agonisant ? Et l’amour du starets Zosime n’est-il pas un peu de cette sorte ? Son âme s’attendrit en contemplant le monde. Il voit que « le malheur ancien, par le grand mystère de la vie humaine, se transforme peu à peu en une joie paisible et attendrie » [xxii] Il accepte radieusement le changement de la jeunesse par une vieillesse qui s’effondre et, en bénissant le soleil levant, il aime encore davantage « son coucher, ses longs rayons obliques, et, avec eux, les souvenirs paisibles, humbles, attendris, les images chéries de ma longue vie de bénédiction – et sur tout cela règne la justice divine, attendrissante, apaisante, pardonnant tout. »[xxiii] Il se réjouit de sa mort prochaine en sentant que sa vie terrestre « touche à présent à une vie nouvelle, infinie, inconnue, et qui adviendra vite, une vie dont le pressentiment fait frissonner d’extase toute mon âme, illumine mon esprit et fait pleurer de joie mon coeur »[xxiv]... N’y a-t-il pas dans cet amour du « père séraphin » russe de l’abnégation et un renoncement au monde, qui fut pour lui, après tout, une vallée de larmes et d’épreuves ? N’est-elle pas loin cette « vie » « inconnue, et qui adviendra vite » ? Et ses paroles à ce même Aliocha sont-elles en accord avec l’acceptation du monde : « Voilà ce que je pense de toi : tu sortiras de ces murs et, dans le monde aussi, tu seras comme un ermite. »[xxv]

On comprend bien cette admiration pour la sagesse divine ; et il est facile d’aimer la forêt et les petits oiseaux, n’importe quels moucheron, fourmi ou « abeille dorée », « la nature splendide et sans péché ». On peut pardonner à Fiodor Pavlovitch en ayant compris notre faute devant lui. Il est difficile cependant de se mettre à tout aimer en lui, mais sans amour pour tout, y compris les insectes, il n’y a pas de complète acceptation du monde. Le starets sait en quoi consiste la malédiction du monde. « L’isolement » de tout, c’est-à-dire la désunion, la désagrégation – l’envie et la haine. « Chacun maintenant », dit Zosime à son ami mystérieux, « s’efforce d’isoler son visage le plus possible, chacun veut ressentir en lui-même la plénitude de la vie, et, pourtant, le résultat de tous ces efforts, au lieu de la plénitude de la vie, c’est seulement le suicide le plus plein, parce qu’au lieu d’une définition pleine de son être on tombe dans l’isolement total. Parce que tout le monde dans notre siècle s’est séparé en unités, chacun s’isole dans son terrier, chacun s’éloigne des autres, se cache, et cache ce qu’il possède, et finit par se repousser lui-même des autres hommes et par les repousser. »[xxvi] A cette désunion s’oppose l’unité attendrissante de l’amour, « l’amour actif et vivant ». — « Baise la terre sans repos, aime-la d’un amour insatiable, aime tout le monde, aime tout, recherche cette exaltation et cette ivresse. Mouille la terre des larmes de ta joie et aime ces larmes que tu verses. Ne rougis pas de cette ivresse, chéris-la, car c’est un don de Dieu, un don immense, donné non pas à un grand nombre, mais à des élus. »[xxvii] 

Dans l’ivresse de son amour universel, le starets parvient au seuil du mystère qui se dresse devant lui. Il appelle à aimer l’homme, même dans le péché, « car c’est là une semblance de l’amour divin et la couronne de l’amour sur la terre ».[xxviii] Il est plein de « la sensation secrète, mystérieuse de notre lien vivant avec un autre monde, un monde sublime et supérieur », et il connaît : « les racines de nos pensées et de nos sentiments, elles ne sont point ici, mais dans les autres mondes »[xxix] Il ne reste plus qu’un pas à faire, mais ni Zosime ni Fiodor Mikhaïlovitch ne s’y résolvent. L’homme, disent-ils, doit être aimé dans le péché, mais ce qui, à propos de lui, a trait au péché doit être intégralement retranché, comme un être mauvais, il faut vaincre le mal par la force de l’amour humble. Seules sont reconnues « les racines de nos pensées et de nos sentiments », par leur effloraison ; mais le monde des hommes saints demeure éloigné du monde de l’animal, l’âme, du corps. L’unique voie authentique vers la vie et l’amour est dans le monachisme qui retranche « les besoins superflus et inutiles », la volonté orgueilleuse. Le starets n’appelle pas à la transfiguration du monde, ni à la pénétration de ses profondeurs les plus ultimes, mais au royaume qui vient, au renoncement au « superflu » et à « l’inutile ». Il y a en effet quelque chose d’inutile et de superflu dans le royaume de Dieu ! L’amour de Zosime ne justifie pas le monde entier, il ne justifie pas Karamazov. Il est la forme suprême de l’Amour sur terre, mais il est seulement une de ses manifestations, pas l’Amour unitotal lui-même. Il est lui aussi désuni, et donc condamné à l’agonie. Il n’y a pas chez lui d’héroïsme ni de plénitude de tension, de cette vie qui nous montre irrésistiblement et impétueusement la création divine.

Mais nous devons penser jusqu’au bout ce qui a été commencé par l’auteur des Karamazov, nous devons conduire notre amour également dans ces marais. De quoi aurait-on peur ? L’amour est pur, et la saleté n’adhérera pas à ses habits blancs comme neige. Il s’élève encore plus beau du brouillard des marécages. Il transforme la saleté en or pur. Et l’on comprend mieux alors que c’est de l’amour, car l’Amour, comme le soleil, illumine tout, réchauffe et vivifie le plus petit moucheron, accorde la vie et la joie au dernier des insectes.

Une joie éternelle abreuve
L’âme de l’oeuvre du Seigneur,
La fermentation mystérieuse
Brûle la coupe de la vie

 

 

 

 

Source : Карсавин Л.П., Малые сочинения. С-Петербург: Алетейя, 1994, p. 114-129.

Texte en russe : Karsavine RU.pdf

 



[i] Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Vol. 1, Babel, 2002, p. 252.

[ii] Ibid., p.253.

[iii] Ibid., p.183.

[iv] Ibid., p.252.

[v] Ibid., p.202.

[vi] Ibid., p.198.

[vii] Ibid., p.211.

[viii] Ibid., p.222.

[ix] Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Vol. 2, Babel, 2002,  p. 328.

[x] Ibid.,  p. 321.

[xi] Vol. 1, p.137.

[xii] Vol. 1, p.46.

[xiii] Vol. 1, p.84.

[xiv] безобразной (laid) et безóбразной (qui n’a pas d’image). Karsavine répète le même mot en faisant varier l’accent pour faire entendre le sens étymologique de la laideur en russe. NdT.

[xv] Vol. 1, p.200-201.

[xvi] Etymologiquement, Lizavéta la Puante (NdT)

[xvii] 1 Cor 3, 15

[xviii] Vol. 1, p.513.

[xix] Vol 1, p.519.

[xx] Vol 1, p.520.

[xxi] Vol 1, p.521.

[xxii] Vol 1, p.526.

[xxiii] Ibid.

[xxiv] Ibid.

[xxv] Vol 1, p.513.

[xxvi] Vol 1, p.546.

[xxvii] Vol 1, p.579.

[xxviii] Vol 1, p.573.

[xxix] Vol 1, p.576.

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