Andreï Tarkovski. Entretien sur la couleur
L. Kozlov : Ah bon, Solaris sera en couleur ?
Andreï Tarkovski : Oui !
L. K. : Je n’avais absolument pas pensé à cela. Ni le roman de Lem ni le scénario ne m’ont fait penser que la couleur était indispensable. Chez Lem, le soleil rouge, le soleil bleu, ce sont, pour ainsi dire, des détails matériels, tandis que je parle de la nécessité fondamentale de la couleur. Et puis, la couleur, c’est un morceau diablement difficile.
Tarkovski : Bien sûr. Pour cela, il va falloir dépenser beaucoup d’énergie.
L. K. : Pourrais-tu nous dire comment sera la couleur dans le film ? Comment tu la penses ?
Tarkovski : Pour l’instant, je ne peux en parler que d’un point de vue strictement théorique. Qu’est-ce que je sais ? Avant toute chose, la couleur sur l’écran, en règle générale, est importune, et même provocante. De quoi s’agit-il ? Il est vrai que dans la vie l’homme ne remarque pas la couleur. Ou plus exactement, il la remarque et ne la remarque pas. Il y autour de nous un abîme de nuances de couleur, mais même en les regardant, la plupart du temps, nous ne les voyons pas, parce que, en tant que telles, elles ne nous sont pas nécessaires. Quand la couleur, et précisément la couleur, devient à un moment donné importante dans la pratique, notre œil et notre conscience la fixent. Pour traverser la rue, tu regardes le feu de signalisation. Ou bien : tu as dans les mains des fleurs. Tu composes un bouquet. Ici aussi, on accorde de façon spéciale l’œil à la couleur. Quand on rencontre un objet inhabituel, exotique, jamais vu auparavant, la couleur nous saute immanquablement aux yeux. Il y a des phénomènes qui sont toujours perçus en couleur. Le coucher de soleil, par exemple. Il est pour nous toujours en couleur. Et pas seulement le coucher de soleil, mais aussi d’autres états transitoires de la nature. Mais en général, dans notre vie de tous les jours, notre perception de la couleur n’est jamais totale et ininterrompue. Le plus souvent, nous regardons la couleur et nous ne la voyons pas. La couleur a pour nous une signification secondaire, ou de troisième ordre, ou aucune signification du tout. Et voilà que nous filmons ce que nous voyons sur une pellicule couleur. Tout devient en couleur ! Et nous ne pouvons plus percevoir cette représentation comme la réalité en nous détournant de la couleur. Dans cette représentation, la couleur est partout présente, elle s’impose partout à notre œil. Une convention apparaît. Elle peut être artistique, mais elle peut être aussi anti-artistique...
L. K. : Et dans Solaris ? Quelle est ton approche de la couleur, ton approche spécifique ?
Tarkovski : Voici un exemple. Nous sommes assis à cette table et nous discutons, et pendant ce temps il y a un bruit provenant de la rue, d’une voiture par exemple ; au bout d’une minute, nous ne l’entendons pas ; nous n’entendons que nous-mêmes. Nous nous sommes concentrés et nous nous sommes adaptés au bruit. Si l’on enregistre notre conversation, on ne nous entendra pas à cause de ce bruit ininterrompu. Il faut faire quelque chose ; par exemple, déplacer le microphone. Si l’enregistrement est multicanal, on peut mixer. C’est pareil avec la couleur. Dans la vie, nous nous adaptons à elle, mais comment la mixer pour l’écran, comment obtenir la mesure nécessaire ? Il y a là, selon moi, deux voies. La première : « liquider la couleur » par la couleur. C’est-à-dire apaiser la couleur par tous les moyens, chercher des gammes sobres, discrètes, et en même temps équilibrées, allonger les tons gris pour que la sensation de couleur ne soit pas plus forte et vive que dans notre vie habituelle. Et il y a une autre voie, je l’appellerais psychologique : saturer l’action d’émotion pour que le vécu de cette émotion soit plus grand, plus vif, plus fort que la sensation de couleur en tant que telle. La réalisation en couleur, pour moi, consiste avant tout à ne pas laisser la couleur « passer au premier plan », ne pas la laisser devenir ostentatoire.
L. K. : D’accord. Mais pour l’instant il s’agit seulement de la forme négative de la question. Si l’on s’exprime avec des termes à la mode, on peut dire que la couleur peut être une « information » et peut être un « bruit ». Positivement, s’approcher de la couleur, s’appuyer sur elle, cela veut dire chercher en elle une valeur informative. Or tu commences par considérer la couleur comme un « bruit », y compris par une analogie directe avec un bruit naturel. En quoi consiste alors pour toi la nécessité de la couleur ? Ne vaut-il pas mieux faire un film en noir et blanc ?
Tarkovski : La couleur n’est pas nécessaire pour que la représentation devienne plus véridique, plus perceptible, en un sens plus naturaliste. Voilà toute la difficulté. J’exclus la couleur ostentatoire, qui a une valeur en elle-même, même si cette valeur est grande. La couleur, dans sa fonction dramatique, thématique, symbolique, ne m’est pas nécessaire.
L. K. : Dit autrement, le système eisensteinien ne fonctionne ici en aucune manière.
Tarkovski : Oui, c’est quelque chose de tout à fait différent.
L. K. : Il est évident qu’il ne s’agit pas non plus de Fellini, je veux parler de Juliette des Esprits, où les couleurs naturelles sont sublimées à un tel degré de vivacité, jusqu’au « rêve en couleur »…
Tarkovski : Non, bien sûr que non ! Il y a chez Fellini du baroque chromatique ou, si tu veux, même du rococo… Ou tout simplement du maniérisme. Non !
L. K. : Si je comprends bien, ta position ne correspond pas non plus au Désert rouge d’Antonioni.
Tarkovski : Dans Le Désert rouge, la couleur revêt une charge esthétique indépendante. Elle ne « joue » pas seulement en lien avec l’objet, mais comme par elle-même. Dans Solaris, cela ne doit pas être le cas. La charge esthétique est sur l’action, sur les relations des personnages, sur leurs manifestations émotionnelles spontanées, sur la sphère factice qui les entoure, sur un certain état de la nature. La couleur soit être soumise à tout ça et le servir.
L. K. : Je vais essayer de le formuler… Donc, la couleur doit être une caractéristique purement objectale ? C’est-à-dire qu’elle ne doit rien symboliser, mais exister et certifier ? Certifier sensiblement l’imaginaire ?
Tarkovski : Oui. Elle doit rendre l’imaginaire plus sensible, je dirais tangible. Je traite la couleur comme un élément de la facture.
L. K. : Développe, c’est très important.
Tarkovski : Je veux rappeler les mots de Jerzy Wójcik sur le fait que la facture dans un film exprime un certain état de la matière, le moment de son changement dans le temps. Selon moi, ces mots sont particulièrement justes quand on les applique au cinéma en couleur. Pour un film en couleur, il faut choisir une facture avec encore plus de précision, avec « des spécifications » encore plus précises que pour un film en noir et blanc. Et c’est justement la couleur qui devient un moyen admirable de révélation de la facture, de son déchiffrement, un moyen de l’amener à une tangibilité complète. La couleur et la facture sont très intimement liées : en ce sens, il me semble, par exemple, que pour la soie en moire la couleur rouge est la plus naturelle, pour le tissu de coton, c’est la couleur bleue. Quand les feuilles d’érable jaunissent et rougissent, leur facture change instantanément : la couleur exprime ici directement les processus cachés dans la facture ! Et la couleur d’un vieil arbre, sa surface polie ou rugueuse ?
Pour le cinéma en couleur, toute facture n’est pas photogénique, c’est avant tout la facture dynamique qui l’est — telle celle où est comme déposé le sel du temps... 2001, l’Odyssée de l’espace — tu te souviens de ce film, tout a l’air bien fait dans ce film... Mais l’objectalité y est telle que le temps semble ne pas la concerner : elle donne une impression de design d’exposition. Et même les paysages « préhistoriques », avec leurs rochers naturels, semblent sortir d’un atlas d’école — du point de vue de la facture, ils sont aseptisés. Le style est sobre, mais ce n’est pas le bon style ! Parce que c’est dans le rendu de factures réelles que réside l’immense supériorité du cinéma : en particulier par rapport à la peinture. Dans la peinture, la couleur, comme il se doit, domine, et la facture des objets représentés — quelle que soit la manière dont elle est élaborée — se dissout dans la facture de la surface colorée. Pense à Vermeer !
L. K. : Gérard ter Borch ?.. ou bien disons Laktionov ?
Tarkovski : C’est la limite de la peinture, cette surtension... Ici a lieu l’épreuve des possibilités inhérentes au cinéma. Dans un film, ce qui me semble le plus naturel, c’est quand la sensation de couleur est soumise à la sensation de la facture et qu’une certaine note naturaliste émerge, une note qui souligne la qualité de ce qui est représenté, son état. Au cinéma, la facture a une signification primordiale. Travailler à la fois avec la couleur et la facture va être probablement difficile. Mais s’il se trouve que je ne peux pas accorder la configuration précise de la couleur du cadre avec la configuration précise de la facture, je donnerai ma préférence à la facture. Selon moi, c’est seulement dans le lien avec la facture, en la mettant en évidence, que la couleur pourra transmettre l’état de ce qui est représenté, son « histoire » et son « immédiateté », de sorte qu’il semble au spectateur qu’il sent cela avec sa peau.
L. K. : Il me semble que je comprends ce que tu cherches. Antonioni s’en est peut-être approché : non pas dans Le Désert rouge, mais dans Blow-up. Un parc bruissant vert foncé sous des nuages gris ! Et une sensation étonnante d’air, du temps qu’il fait, de l’heure du jour, de la température...
Tarkovski : Tout à fait. C’est justement le cas où la couleur est au service de la transmission d’un état de la nature. Il faut voir la nature à un moment très précis de sa vie, dans ses manifestations rapides et changeantes. Comme chez Pasternak :
Les jardins écoeurés par des verstes d’accalmie.
Le tétanos des vallons en colère
Plus effrayant que l’ouragan, plus funeste
que la tempête, peut donner l’alarme.
L. K. : « Les prairies sont troublées par la chaleur lilas, dans la forêt tourbillonnent des ténèbres de cathédrale...
Tarkovski : Pas tout à fait... C’est beau, mais il y a là davantage de figurativité, il n’y a pas cette expressivité de la situation. Ecoute :
L’orage aux portes-cochères ! Dans la cour !
En se transfigurant et en s’abêtissant,
Dans l’obscurité, dans les roulements, dans l’argent,
Il court dans les galeries...
Voilà ce pour quoi j’ai besoin de la couleur ! Rendre plus authentiques les particularités de ce moment précis, son souffle, ce que l’on peut appeler l’état psychologique de la nature... Obtenir une analogie extrêmement précise avec une impression vitale concrète, unique...
L. K. : Et ton analogie avec la poésie ? Les vers que tu as lus ?
Tarkovski : Ce qui est important dans ces vers, c’est précisément cela : la caractère concret de l’impression, l’unicité du vécu de la nature.
L. K. : En somme, c’est dans la forme naturaliste, ou prétendument naturaliste, qu’il faut atteindre l’effet que le poète atteint par la métaphore en humanisant directement la nature...
Tarkovski : Oui, c’est à cela que doit servir la couleur.
L. K. : Nous parlons à présent de la nature, de paysages terrestres, de l’atmosphère, des pluies, de l’herbe, etc. Mais dans ton film, « la nature terrestre » n’est qu’un objet parmi d’autres. Comment te représentes-tu la couleur dans les paysages de Solaris ? Ici, on pense à nouveau à 2001, l'Odyssée de l'espace de Kubrick...
Tarkovski : Chez Kubrick, la couleur est avant tout inhabituelle : le réalisateur est comme captivé par l’exotisme cosmique. On se souvient de ses paysages « par-delà l’infini », leur incroyable coloris ! Dans Solaris, il faut que ce soit différent. D’une façon générale, il ne sera pas question de couleur comme moyen de créer un effet insolite. Ce que je dis là est approximatif, bien sûr, mais il me semble que la couleur ne doit pas être exotique, ostensiblement « non terrestre » (et donc clairement artificielle, comme chez Kubrick). Stanislas Lem a écrit que le plus important dans Solaris, c’était la rencontre de l’homme avec le non connu, l’Inconnu. Je ne veux pas souligner ce motif par des moyens purement visuels. Les couleurs de Solaris doivent être perçues comme naturelles, normales, comme ayant quelque chose de familier. Je pense qu’il faut les prendre dans la palette des couleurs terrestres, des éclairages terrestres. Par exemple, chez Lem, il est question de deux soleils, un rouge et un bleu. Si l’on reporte littéralement ces couleurs sur l’image de l’écran, l’effet ne sera pas simplement exotique, il relèvera de l’accessoire de théâtre. J’aimerais apparenter la couleur du « soleil rouge » à une lumière qui nous est familière, celle du coucher du soleil. Le « soleil bleu », lui non plus, ne doit pas être d’un bleu chromatique – je l’imagine d’un blanc pénétrant, tirant vers le mercure ou le quartz. La couleur en elle-même ne doit pas être exotique ou inattendue. Son utilisation, en revanche, peut être inattendue. Par ailleurs, je me représente les paysages de Solaris avec une facture extrêmement développée, et il faut faire en sorte que la couleur ne détruise pas la facture, ne la dissolve pas, mais qu’elle devienne elle-même un élément de la facture.
L. K. : Et la couleur des prises en studio de l’intérieur de la station ?
Tarkovski : Là, la couleur doit être avant tout une des propriétés, je dirais même un détail, de l’atmosphère. Je ne voudrais pas trop souligner par la couleur toutes sortes d’« esthétique technique », à la manière du Désert rouge ou de 2001, l'Odyssée de l'espace. (D’ailleurs, chez Lem, il n’y absolument pas de jeu avec la technique du futur !) Je le répète : il faut se concentrer sur le contenu émotionnel du cadre ou de l’épisode, sur les relations psychologiques entre les personnes.
L. K. : Encore une question. Nous avons déjà évoqué notre perception de la couleur dans la vie quotidienne, son caractère discontinu et souvent secondaire... Mais il y a des moments où notre perception de la couleur, notre vécu de la couleur s’aiguise et acquiert une certaine plénitude. Je ne parle pas des cas où nous regardons le coucher de soleil ou quand nous voyons une chose inconnue. Je parle de notre propre état intérieur, de son degré particulier, d’une certaine amplitude de son essort et en même temps de son équilibre, quand nous percevons le monde alentour dans sa globalité, dans ce qu’on pourrait appeler la plénitude de ses entités sensibles... Tout apparaît en couleur, et cela est étayé avant tout psychologiquement. Ainsi, est-ce que tu admets que dans le cours de l’action un tel moment peut surgir pour tes personnages, et que c’est précisément la logique émotionnelle, la vérité émotionnelle qui permet – et même exige – de mettre la couleur au premier plan ?
Tarkovski : Si elle exige vraiment cela, si l’état psychologique du personnage peut vraiment intégrer la couleur de cette façon... C’est difficile à dire, peut-être dans un épisode concret. Ou bien... on pourrait peut-être utiliser une telle accentuation de la couleur dans l’épisode de la maladie de Kelvin. Non pas parce qu’à ce moment il sent le monde de manière harmonique, mais, au contraire, en vertu du fait que ses sensations de couleur sont biaisées et provoquées par l’état de son psychisme, l’état de sa mémoire, alors des « visions » apparaissent qui fixent nettement la couleur... Peut-être. Nous verrons. Pour moi, maintenant, il s’agit avant tout du principe, du programme pour aborder la couleur. Il faut que la représentation soit vraisemblable et la plus simple possible. Ce n’est pas un but en soi, c’est la condition nécessaire pour transmettre au spectateur l’essence spirituelle de ce qui est représenté. Le mouvement de la forme ne doit pas être perçu comme une présentation de possibilités expressives. C’est en ce sens que je parle de simplicité.
L. K. : Je dirais que la voie vers cette simplicité est loin d’être simple... Et la voie vers la vérité est dans ce cas dépourvue d’artifice.
Tarkovski : Bien sûr, tout cela est très compliqué. Il est difficile de prévoir ce que nous ferons de la couleur. D’une façon générale, la couleur est un des problèmes les plus sérieux pour le cinéma contemporain. Le problème, selon moi, n’est pas résolu. Il y a beaucoup de solutions, elles sont plus ou moins heureuses – mais, d’une manière générale, elles se situent sur le seul plan de la peinture. Et il faut penser au cinématographe...
Entretien réalisé durant l’été 1970 et publié dans Kinovedčeskie zapiski, 1988, № 1.
Original : ici