László Földényi. Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes
Extrait
La technique est le véritable vainqueur du XXe siècle. Le moyen “athée”, c’est-à-dire terrestre, est devenu une “fin divine”, une transcendance exclusive : elle a aliéné l’homme de lui-même. Elle l’a vaincu avec une telle ruse qu’elle lui a donné l’illusion de se croire vainqueur en dépit de sa condition d’esclave. Le prix en est qu’il a oublié l’essence cosmique de son propre être. Et le véritable enfer, l’enfer gris, c’est cet oubli et non l’hypertrophie démoniaque de la technique, laquelle n’est qu’une conséquence, le résultat de la blessure tragique de l’esprit humain.
Buñuel expliquait la disparition de la foi traditionnelle par les descriptions exagérées de l’Enfer. Or le véritable enfer n’est pas aussi pittoresque que dans les contes. Il paraît plutôt naturel, sobre, allant de soi. Comme le monde de Hegel que Dostoïevski a retrouvé à son retour de Sibérie. Le seul endroit où il pouvait aller. Dépourvu de toute magie. L’Enfer, c’est quand l’intégrité de l’Être, le Tout cosmique se réduit à un monde que la technique peut manipuler. Il n’a pas besoin de diables, de flammes qui s’élèvent dans les airs ni de lacs remplis de poix bouillante. L’oubli suffit, ainsi que l’illusion que la limite de l’homme n’est pas le divin, mais le palpable, que l’esprit ne se nourrit pas d’impossible, mais d’un possible suprêmement ennuyeux et rationnel.
László Földényi, Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes, Actes Sud, 2008, p. 51-52.