Ingmar Bergman sur le théâtre
Les conditions sont extrêmement dures pour les acteurs en Allemagne, ils subissent une pression très forte. Mais ce sont, avec les acteurs russes, les meilleurs du monde. [i]
Pour moi, le cinéma, c’est avant tout du théâtre. Ce n’est pas exactement le même théâtre que celui des planches. Par certains côtés, je préfère celui des planches. On y dépend beaucoup moins des« impondérables de la mécanique ».Mais personne ne m’ôtera de l’idée que le cinéma, c’est tout de même un certain théâtre, aux règles plus souples, et plus rigides, – plus sinueuses, et plus astreignantes. [ii]
Mon métier, c’est le théâtre : je suis d’abord un metteur en scène de théâtre. C’est au théâtre que j’ai connu ces amis : Strindberg, Macbeth, Faust, qui m’ont suivi et me suivront toute ma vie. Au théâtre, je traduis en chair, en sang, en matériaux visibles la vision d’un autre. C’est une des racines de ma création […]
Le film, c’est une écriture personnelle, c’est mon contact personnel avec le public. Je ne peux pas créer un film si je n’ai rien à dire. Au théâtre, que j’aie quelque chose à dire ou non, cela m’est indifférent. Je peux exister sans faire de films. Mais je ne peux pas exister sans faire de théâtre. Quelquefois, un artiste se sent complètement vidé : il doit alors s’arrêter de créer. Pour certains, c’est une catastrophe, car ils ne savent rien faire d’autre. Moi, quand je n’ai rien à dire, j’ai le théâtre. Cette certitude me donne le sentiment de sécurité nécessaire pour affronter les incertitudes de la création. [iii]
Je ne sais pas si vous avez vu la statue de Thalie qui se trouve dans le foyer du Théâtre municipal de Malmö ? C’est une femme forte, stable, bien en chair. Elle a un regard assez insolent, une grande bouche, un grand nez, elle marche, et elle tient, dans une main, très légèrement, les deux masques, le masque de la comédie et le masque de la tragédie. Elle paraît libre, invincible, avec ce rire incroyable qui lui coupe le visage en deux.
C’est ainsi que je sens et que je vis le théâtre lorsqu’il est parfait, lorsqu’il se justifie le mieux. [iv]
Le plus fascinant, à propos de Strindberg, c’est cette prodigieuse conscience que chaque chose dans la vie, à tout moment, est complètement amorale, entièrement ouverte et avec un fondement très simple. [v]
Avec Ibsen, vous savez, vous avez toujours la sensation des limites – parce qu’Ibsen les a posées là lui-même. Il était architecte, et il bâtissait. Il bâtissait toujours ses pièces et il savait exactement ce qu’il voulait. Il amène le public dans la direction où il veut qu’il aille, en fermant les portes, en ne laissant aucune autre alternative. Avec Strindberg – comme avec Shakespeare – vous avez toujours la sensation qu’il n’y a pas de telles limites. [vi]
Ingmar Bergman : Stanislavski ne n’intéresse pas. Stanislavski était très bon pour le théâtre russe, mais je crois qu’il a été très mal compris par Lee Strasberg et consorts. Une de mes amies, une fille très intelligente dénommée Bibi Andersson, s’est inscrite à l’école de Strasberg à New York pour quelques semaines, et quand elle est rentrée, elle nous a dit qu’elle avait failli s’évanouir de rire. C’était le plus grand bluff du monde, a-t-elle dit, parce que c’était entièrement fondé sur une sorte d’étrange magie psychologique, suggestive.
: L’identification de l’acteur avec son rôle.
Ingmar Bergman : Oui. Une sorte de – une sorte de masturbation. Maintenant je dois dire que je n’ai rien contre la masturbation, mais quand quelqu’un tombe dessus dans un théâtre, quand ils sont tous assis ensemble, masturbant leurs âmes, je trouve ça…
Lise-Lone Marker : Complaisant ?
Ingmar Bergman : Oui, exactement. Non, je dois dire que je n’ai aucune méthode. [vii]
Quand nous travaillons ensemble — quand je travaille avec de jeunes acteurs — ou avec n’importe quel type d’acteur — nous tâchons très lentement de découvrir le sens de la pièce, ce que nous allons penser à ce moment particulier, ce que nous allons ressentir à cet autre moment particulier. Très précisément. Et le mouvement doit correspondre précisément aux émotions et au rythme de ces moments. Tout est rythme dans la vie, et quand nous créons de l’art nous devons aussi découvrir le rythme de ce que nous essayons de faire. Cela doit donc être le fondement : d’abord le sens de la pièce ; savoir ensuite absolument à chaque moment, à chaque second, quoi penser, quoi ressentir — les mouvements, l’air, le ton, le rythme. [viii]
Il y a dans Dom Juan quelque chose de mystique et de magique qu’on ne trouve pas dans d’autres pièces de Molière. [ix]
Le personnage de Sganarelle est étrange. Nous savons qu’il était joué par Molière. Donc, il a certainement pris au sérieux les remontrances concernant la décence, l’éthique, la conscience. En même temps, il voit à quel point ces données sont absurdes dans ce contexte-là, dans cette société-là. [x]
Ce drame magique, dont presque chaque scène renferme des composantes étranges et invraisemblables, témoigne, lorsqu’on le considère dans sa totalité, d’une sagesse et d’une intelligence foudroyantes. [xi]
Dans son travail, l’acteur n’est guère aidé par les analyses intellectuelles. Ce qu’il veut avoir, ce sont des indications précises de l’atmosphère qu’il faut créer à ce moment, ce sont des corrections techniques données sans précautions oratoires ni digressions. J’ai remarqué qu’un certain ton de la voix, un regard ou un sourire peuvent fournir à un acteur une aide bien plus efficace que l’analyse la plus raffinée. [xii]
Nous parlons du Chef d’orchestre de Wajda dans lequel il démontre qu’on ne peut pas faire de musique sans amour. Dans la tension et l’émotion du moment, nous tombons tous d’accord : bien sûr, on peut faire du théâtre sans amour, mais du théâtre qui ne vit pas, qui ne respire pas. Sans amour, rien n’est possible. Sans toi, pas de moi. Il nous est arrivé, il est vrai, de voir un théâtre éblouissant, engendré dans une orgie de haine, mais la haine, aussi, est contact et l’amour est aussi lucide que la haine. Nous réfléchissons et nous donnons des exemples. [xiii]
La musique a été toute ma vie aussi vitale que l’eau et la nourriture. Une des sources d’inspiration les plus importantes, peut-être même la plus importante. La musique est une grande source de force. Et la plupart des acteurs sont musicaux. Il se peut parfois qu’ils ne le sachent pas, vous devez alors les conduire à exercer leur capacité. Par exemple, les acteurs allemands sont si habitués à jouer leurs rôles seuls, isolés, qu’écouter leurs collègues ne les intéresse pas. Ils ne savent pas comment écouter. Bien sûr, ils écoutent, mais ils ne savent pas comment écouter. Quand vous jouez un rôle, vous n’êtes pas un je, vous êtes toujours un tu. Vous ne devez pas vous concentrer sur vous-même, mais sur vos collègues. Et vous devez faire cela tout le temps, même quand vous n’êtes pas sur scène. Les acteurs ne doivent pas dévier vers la cafétéria ; ils doivent rester là sur la scène. Je dis habituellement aux acteurs : restez sur la scène ; et j’essaie de rendre le décor si simple qu’aucun machiniste ou électricien n’est nécessaire. Parce qu’à chaque fois qu’ils retirent un décor, ils emportent toujours quelque chose en plus avec eux. J’essaie donc de les tenir à l’extérieur, de trouver une solution suffisamment simple pour ne pas avoir besoin des machinistes. [xiv]
Ce mot de Verfremdung (aliénation) est une méprise totale. Le spectateur est toujours impliqué et, en même temps, toujours en dehors. [xv]
[i] Olivier Assayas et Stig Björkman, Conversations avec Bergman, Éditions de L’Étoile / Cahiers du cinéma, 1990, p.75
[ii] Ingmar Bergman,L’Art du cinéma, propos recueillis par Pierre Lherminier, Editions Seghers, 1960, p. 114.
[iv] Le Cinéma selon Bergman, « Entretiens recueillis par S ; Björkman, T. Manns, J. Sima », Seghers, Paris, 1973, p. 139.
[v] “To me, the most fascinating thing about Strindberg is that enormous awareness that everything in life, at every moment, is completely amoral – completely open and simply rooted”
Marker Lise-Lone, Ingmar Bergman. Four Decades in the Theater, CUP Archive, 1982, p. 222.
[vi] “With Ibsen, you know, you always have the feeling of limits – because Ibsen placed them there himself. He was an architect, and he built. He always built his plays, and he knew exactly: I want this and I want that. He points the audience in the direction he wants it to go, closing doors, leaving no other alternatives. With Strindberg – as with Shakespeare – you always have the feeling that there are no such limits.”
Marker, Ingmar Bergman. Four Decades in the Theater, CUP Archive, 1982, p.222
[vii] “IB. I don’t care for Stanislavski. Stanislavski was very good for the Russian theatre, but I think he has been completely misunderstood by Lee Strasberg and others. A friend of mine, a very clever girl named Bibi Andersson, joined the Strasberg school in New York for some weeks, and when she came back she told us she had almost fainted from laughter. It was the biggest bluff in the world, she said, because it was all built on some sort of strange, psychological, suggestive magic.
FJM. The psychological identification of the actor with his role.
IB. Yes. Some sort of – some sort of masturbation. Now I must say I have nothing against masturbation, but when one comes upon it in the theater, when they all sit here together masturbating their souls, if find it…
LLM. Self-indulgent?”
Marker, Ingmar Bergman. Four Decades in the Theater, CUP Archive, 1982, p. 229-230
IB. Yes, exactly. No, I must say I have no method at all.”
[viii] “When we work together – when I work with young actors – or with any sort of actor – very slowly we try to discover the meaning of the play, what we are going to think at this particular moment, what we are going to feel at that particular moment. Very precisely. And the movement must correspond precisely to the emotions and the rhythm of these moments. Everything in live is rhythm, and when we create art we must also discover the rhythm of what we are attempting to do. This must be the basis, then : First of all the meaning of the play ; then absolutely to know at every moment, at every second, what to think, what to feel – the movements, the tune, the key, the rhythm.”
Marker, Ingmar Bergman. Four Decades in the Theater, CUP Archive, 1982, p.230.
[xiv] “Music has all my life been as vital as food and drink. One of the most important basic inspirations, perhaps even the most important. Music is a great source of strength. And most actors are musical. Sometimes they may not know it, and then you have to exercise their ability. For instance, the German actors are generally so used to playing their parts on their own, in isolation, that they aren’t very interested in listening to their fellow actors. They don’t know how to listen. Of course they listen, but they don’t know how to listen. When you are acting a part, you are not an I, you are always a you. You must concentrate not on yourself but always on your fellow actors. And you must do so all the time, even when you are not on the stage. The actors must not drift off to the canteen; they must remain there on the stage. Usually I tell the actors: Stay on the stage; and I try to make the setting so simple that no stagehands or electricians or others are needed. Because whenever they take away a setting, they always take something more with them. So I try to keep them out of it, to find a solution that is so simple that we won’t need any stagehands.”
Marker, Ingmar Bergman. Four Decades in the Theater, CUP Archive, 1982, p.230.