Arseni Tarkovski. A la mémoire de A. A. Akhmatova
A la mémoire de A. A. Akhmatova
I
Je fis un lit de neige,
Décapitai le pré et les bosquets,
Forçai à se serrer à tes pieds
Le laurier le plus doux, le houblon le plus amer.
Mais avril ne remplaça pas mars
Pour veiller aux règles et inventaires.
Je t’érigeai un monument
Sur la plus larmoyante des terres.
Je me tiens sous le ciel du Nord
Devant ta grandeur de montagne
Blanche, pauvre, indocile
Et je ne me reconnais pas,
Seul, seul dans une chemise noire
Dans ton avenir, comme au paradis.
Août 1968
II
Quand à Saint-Nicolas-des-Marins
Ta misère gisait dans les fleurs,
Un mot étranger résigné
Brilla sombre et sévère
Sur la cire de ta bouche souveraine.
Mais son sens n’était pas compréhensible,
Et le comprendre n’est pas le garder,
Et il était, comme irréel, indistinct
A moins qu’il fût dans le frémissement des taches
Autour des cierges qui coulent.
Et l’ombre de ta fierté de sans-logis
Sur la glace noire de la Neva,
Sur le désert de neige de la Baltique
Sur le bleu foncé de l’Adriatique
Volait sous le regard de tous.
Avril 1966
III
Chez toi, chez toi, chez toi,
Sous les pins à Komarov…
O mon ange de la mort,
Des couronnes à ton chevet,
Sur un fichu de dentelle,
Les ailes prêtes pour t’envoler !
Comme la neige pour les arbres,
Ton arche ouverte
N’est pas un fardeau pour la terre,
Il flotte devant tous
Vers ton vingt-et-unième siècle,
Du temps vers le temps.
Le dernier rayon apporté
Par l’hiver au-dessus de ta tête,
Tel le premier battement d’aile
Sous les aiguilles du pin de Carélie,
Et les étoiles allumées par la nuit
Au-dessus du bleu de la neige.
Et pendant toute la nuit
Nous te promîmes l’immortalité,
Te demandions de l’aide
Pour quitter cette maison de tristesse,
Toute la nuit, toute la nuit, toute la nuit
Et de nouveau la nuit depuis le début.
Avril 1966
IV
Sur la glace, sur la neige, sur le jasmin,
Sur ses paumes plus pâles que la neige
Elle emporta dans son cercueil
La moitié de son âme, la moitié
Du meilleur chant chanté sur elle.
Ne croyant pas les louanges d’ici-bas,
Ayant achevé le demi-cercle terrestre,
A demi reconnue, comme l’hérésie,
A travers le rideau de gel, à travers
Le tourbillon de lumière —
elle regarde vers le Sud.
Que voient donc les regards invisibles
De ses yeux clairs et incrédules ?
Les alignements de verstes et d’hivers
Qui s’écartent
ou le bûcher qui nous étreint ?
3 janvier 1967
V
Les pins blancs
chantent : Amen !
Mon pigeon est ta main.
Amer est mon pain,
ma voix est absinthe,
mon chemin amer.
Il y a dans ma gorge
le bleu du ciel
tes A glacés :
Ton nom est
Ange et Canaan,
Tu es séparée,
Tu es aliénée -
désert du désert,
festin mentionné pendant le carême,
En sept siècles
le phosphore des dernières étoiles
est parvenu jusqu’à tes yeux.
VI
Et j’accompagnai cette ombre sur son chemin
Ultime – vers le seuil ultime,
Et les deux ailes sur le dos de l’ombre
Comme deux rayons s’obscurcirent peu à peu.
Et l’année passa en rond à côté.
L’hiver claironne depuis une trouée de forêt.
Par une sonnerie discordante les ténèbres de mica
Répondent au cor des pins de Carélie.
Qu’advient-il si la mémoire hors des conditions terrestres
Est impuissante à rétablir le jour dans la nuit ?
Qu’advient-il si l’ombre ayant quitté la terre ne boit pas
L’immortalité dans le verbe ?
Cœur, tais-toi,
Ne mens pas, avale encore un peu de sang,
Bénis les rayons de l’aube.
12 janvier 1967
Original : Памяти А.А.Ахматовой.pdf
Liste des poèmes d'Arseni Tarkovski : ici