Alexandre Sokourov. Tarkovski
Et là, une photo de Tarkovski... La photo a été prise le 16 décembre 1981 à Leningrad. Il se tient debout sur la scène, pris quelque peu de dos... il répond aux questions des spectateurs. De petite taille, des cheveux noirs touffus, des moustaches noires. Il a du sang caucasien ? Les cheveux raides. Je l'aimais. C'est un sentiment particulier pour moi, que j'éprouve dans la douleur, un sentiment clair, d'une certaine façon particulièrement heureux. Je l'aimais en entier : ses habitudes, ses intonations, sa démarche et ses mouvements de main particuliers.
Il se rongeait les ongles. Je lui ai demandé pourquoi il faisait cela. Après avoir souri, il m'a répondu simplement : mais je ne sais pas.
Aujourd'hui encore je me souviens de l'odeur de son blouson en jeans. Il m'étreignait quand on se rencontrait, il me serrait contre sa poitrine, il clignait des yeux, il souriait.
Je n'ai jamais voulu lui ressembler, je n'ai jamais voulu être son disciple. Il n'y avait rien à apprendre de lui — tout ce qu'il savait faire ne pouvait être utilisé que par lui. Et son métier, son art, c'est un tissu collé à lui, c'est sa peau et sa chair.
Il ne pouvait partager tout cela qu'avec son enfant. À Andreï, son fils, il a donné une petite part de lui-même.
Pour une raison ou pour une autre, je me suis souvenu de cela : quand Andreï était tout petit, je m'étonnais toujours, en rentrant dans sa chambre pour lui souhaiter bonne nuit, que le petit écolier dormît avec une chemise de nuit. Son père aussi était agacé par cela et il demanda encore une fois à Larissa Pavlovna de donner au petit garçon le droit de choisir lui-même quel vêtement il voulait porter. Tarkovski était irrité par toute forme d'absence de liberté.
... c'est amusant quand on dit que mes films sont semblables aux siens. C'est un jugement plus que superficiel. Mais nos films ont une racine solide en commun : la culture classique du XIXe siècle. Tout ce qu'il y a de "particulier", d'unique chez nous, dans nos films, c'est ce que l'on a écouté, épié chez les Écrivains. Ils sont grands, en effet, ils vivent longtemps, presque éternellement. Ils sont nombreux — des différents bouts de l'Ancien et du Nouveau Monde, ils scrutent un point, un endroit sur la terre.
Ils regardent avec attention là où l'Homme vit, c'est la seule chose qui les intéresse.
Il est vrai que les Écrivains regardent parfois leurs Dieux avec circonspection.
Nous savons que les Dieux disent la même chose aux écrivains qu'à nous, qu'ils font les mêmes signes de tête réprobateurs.
Les Dieux ne voient pas encore les réalisateurs de cinéma — nous sommes trop petits pour eux.
... Je me souviens bien les mots répétés maintes fois par Tarkovski, ils m'étaient adressés :
— Je n'aurais jamais pu faire des films comme les vôtres, je n'aurais jamais pu approcher autant les gens de moi, comment faites-vous cela... Vous n'avez vraiment pas peur d'eux ? Peut-on approcher autant l'autre de soi, une personne nouvelle, qui s'est trouvée par hasard à côté de vous ? Ces gens sont dangereux !
— Mais je ressens ces gens d'une façon particulière, ils créent avec moi ces films, je ne peux faire cela qu’avec eux... Puisque ces films vous plaisent tellement! Ces gens laissent en eux une part de leur âme. L'acteur ne m'intéresse pas, ce qui m'intéresse est la création Divine : l'homme, insistais-je.
— Vous vous trompez ! Vous vous trompez! — Il se mit à parler fort, et sa voix chantait dans les aigus. — C'est seulement votre âme, ce sont vos pensées, seulement la douleur de votre cœur. Et ces braves gens ne font qu'assister à cela, ils aident silencieusement et suivent votre voix et vos pensées. Vous n'avez pas le droit de vous sous-estimer! Soyez attentifs, vigilants — ne gaspillez pas la chaleur de votre cœur unique, il se peut qu'il n'en ait pas pour longtemps...
Seul Dieu sait à quel point m’effrayèrent ses paroles sur ma "grandeur" et mon caractère unique — j'étais alors encore un très jeune homme, je ne pouvais recevoir des toasts en mon honneur et je supposais avec raison que même un génie pouvait se tromper.
C'était un génie, mais c’était aussi un homme aimé... Le capitaine d'un bateau est plus que son équipage, plus que son bateau et même plus que la mer qui les entoure. Il peut faire avec eux tout ce qu'il veut.
Le capitaine est plus que la mer.
Sur sa photographie, qu'il m'avait offerte, il a écrit : "... à Sacha Sokourov avec espoir et tristesse".
... c'est avec douleur, amertume et dans les larmes que je me souviens de nos conversations du soir et de la nuit, de nos silences.
Et Dieu m'est témoin, je n'avais pas du tout envie de parler avec lui de cinéma, d'art. Je voulais parler des gens, du destin, du monde, immense et petit au sens géographique, et de l'infini — comme de l'espace de l'âme divine.
Aleksandr Sokurov, V tsentre okeana, Amfora, Saint-Pétersbourg, 2011, p. 201-204
Original : Сокуров - О тарковском - В центре океана.pdf
Commentaires
Existe t-il une édition en Français ou autre langue, du journal d'Alexandre N.Sokurov, paru à Saint Petersbourg en Russe en 2011?
D'avance je vous remercie, et bravo pour votre travail.
anne imbert
Il s'agit en réalité d'un recueil de divers textes. Il n'a pas été traduit en français. C'est dommage.
Je crois qu'il a été traduit en italien...
Merci beaucoup pour ces traductions ! Il y a un réel manque de ce côté là au niveau des traducteurs et éditeurs. Saviez vous que les russes n'ont toujours pas accès au "temps scellé" de Tarkovski, à l'exception d'une version pirate... Même chose en France pour son Journal, introuvable depuis 10 ans. Et je ne parle même pas de Leskov... Heureusement on trouve un super travail chez vous, alors milles merci en attendant vos "inédits" toujours avec grand plaisir.