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Alexandre Sokourov. Faites ce que vous êtes le seul à pouvoir faire (1996)

Dmitri Saveliev. Pour vous, dans quelle mesure la fameuse phrase de René Clair est-elle juste: « Mon film est terminé, je n’ai plus qu’à le tourner » ?

 

Alexandre Sokourov. On ne peut considérer cette phrase que comme un aphorisme gentil et dépourvu d’agitation, rien de plus. Elle suppose que le processus créatif d’un film est presque aérien, qu’il s’apparente à un léger affleurement. Mais au cinéma, beaucoup trop de choses dépendent de la technologie, c’est pourquoi le projet, c’est des arbres qui poussent au pied abrupt de montagnes.

 

 

D. S. Vous intervenez beaucoup dans le tissu dramatique en créant un scénario filmique basé sur un scénario littéraire ?

 

Sokourov. Le concept même de « littéraire » est davantage lié à la tradition qu’à la nécessité. Tout film naît d’une très vieille idée. Un scénario littéraire, c’est seulement la première marche de l’approche, du retour vers un ancien projet ou une ancienne émotion. C’est comme un système nécessaire. À une époque, j’avais montré à Andreï Arsenievitch Tarkovski le scénario de Youri Arabov à partir duquel nous voulions faire un film pour le studio « Debut ». Certaines collisions dans le scénario ont beaucoup plu à Tarkovski, mais quelque chose a provoqué son irritation. En particulier, la vive originalité stylistique d’Arabov. Il m’a dit sans ambages : « Lutte contre ça. Que le scénariste écrive les dialogues et le où-comment-pourquoi. Tout le reste, qu’il le garde pour un récit ou un roman ». À l’époque, cela m’avait quelque peu étonné, mais maintenant je pense que dans les lignes les plus grandes, Tarkovski avait raison. A proprement parler, on demande du scénario littéraire un appui émotionnel, un nombre conséquent d’événements intérieurs spirituels naissant des relations humaines. Au fond, il s’agit d’une émotion concentrée où il y a beaucoup de tout : du sel, du poivre, du vinaigre. Le scénario littéraire est très piquant, très compliqué, et il nous glisse constamment des mains, il tend à se répandre, à s’étaler.

 

D. S. La création d’un scénario filmique, c’est la tentative forcée de le garder dans les mains ?

 

Sokourov. Je ne ressens pas le danger de voir le processus devenir incontrôlable. Le scénario filmique est l’étape suivante du retour au projet. L’art visuel au fil du temps est de moins en moins lié à la littérature, et la littérature ne peut pas être la base d’une œuvre visuelle sérieuse, cette dernière ne se crée que par le travail pratique de l’âme et de l’esprit du réalisateur. Et dans ce travail, le problème de la fin est ce qu’il y a de plus important pour moi. Le film est créé pour ouvrir une porte.

 

D. S. Vous résolvez pour vous-même ce problème au stade du scénario filmique ?

 

Sokourov. Non, la fin doit toujours naître du film lui-même. Il me semble que cela a toujours été le cas dans tous les films que j’ai faits avec Youri Arabov. Par exemple, dans La Pierre, la recherche de la fin s’est effectuée à travers la négation partielle de ce qui avait déjà été écrit par le dramaturge. La création d’un film est pour moi toujours un grand risque : je sais que je peux ne pas trouver cette fin. Alors, il n’y aura pas non plus de film.

 

D. S. La cooptation d’un dramaturge au stade de la postproduction est pour vous une question de principe ?

 

Sokourov. Non. Mais il a pu être nécessaire que Youri Arabov prenne part à au travail de la postproduction et réécrive tout le texte. C’est ce qui s’est passé pour Les Jours de l'éclipse, où, pendant le doublage, nous avons dû mettre d’autres mots dans la bouche des héros. Et au cours du travail sur Sauve et Protège, il est aussi devenu clair qu’il fallait s’éloigner du concret pour laisser place à une grande indétermination : c’est ainsi qu’est apparu le texte original [Madame Bovary], les jeux de répliques au sens trouble.

 

D. S. C’est-à-dire que Youri Arabov a raison quand il affirme que pour vous, avec le temps, l’intrigue devient de moins en moins importante tandis que l’atmosphère le devient de plus en plus.

 

Sokourov. Oui, c’est vrai. Il n’est pas possible de créer une autre vie à partir d’une intrigue ; elle ne se crée qu’à partir d’une atmosphère. Bien sûr, les personnages ont beaucoup d’importance pour moi, mais je ne peux pas dire qu’ils sont l’essentiel.

 

D. S. Au cours de votre travail sur Pages cachées, vous avez décidé de renoncer au scénario littéraire ?

 

Sokourov. Oui, il n’y avait effectivement pas de scénario au sens usuel. Cependant, le roman Crime et Châtiment existait en tant que fondement. Même si le projet du film était lié non pas seulement aux motifs du roman, mais aussi à l’atmosphère de la psychologie souterraine de l’homme. Je ne me nomme pas en tant qu’auteur du scénario dans le générique : j’ai filmé selon mes notes, et j’ai formulé pour moi-même mes tâches de réalisation. En l’absence de scénario j’ai tenté de former des blocs de tableaux liés par une atmosphère interpénétrante d’épisodes séparés. On peut définir ce genre comme une culture d’esquisses. Culture au sens de terre, de sol. Mais je ne me suis lancé là-dedans que parce que j’avais une expérience de la vie de l’écran : j’avais derrière moi La Voix solitaire de l’homme, Les Jours de l'éclipse. Et j’estimais que cela constituait une sortie hors d’une situation particulière.

 

D. S.  Vous ne voyez pas d’issu dans votre propre art dramatique ?

 

Sokourov. Youri Arabov m’a proposé cela plusieurs fois quand il était pris par un sentiment d’amertume en pensant qu’il n’était plus très utile dans notre travail commun. Pendant Une Indifférence douloureuse, nous avions discuté de tout dans les moindres détails, de chaque tournant dans les relations entre les personnages. Quand nous avons essayé de faire Tiouttchev, il a écrit sept variantes du scénario, mais ce n’était pas une exigence du réalisateur, mais des tentatives de louvoyer et de défendre le scénario, qui mourut finalement dans le combat contre la censure et le studio. Peut-être que c’est justement à cette époque que j’ai été empoisonné par ce processus ; et ce travail détaillé sur le scénario ne m’est maintenant plus nécessaire.

 

D. S. Néanmoins, le dramaturge en tant qu’homme au regard neuf est toujours nécessaire ?

 

Sokourov. Évidemment. J’ai besoin d’une distance. On ne peut pas se trouver dans une seule position par rapport au scénario. Pour que la pierre puisse devenir une sculpture, il faut la regarder avec du recul. C’est-à-dire que le dramaturge, selon un accord mutuel, erre dans la montagne, il choisit un bloc, le dissocie du reste de la masse générale et le transporte à un endroit précis, où il tombe entre les mains du réalisateur-sculpteur. Mais on ne peut pas dire que puisque le réalisateur transfigure une masse informe, il devient la figure principale : tant que ne sera pas choisie la pierre nécessaire, rien ne se fera.

 

D. S. Pourquoi préférez-vous travailler avec des acteurs non professionnels ?

 

Sokourov. Pour moi, c’est l’histoire de la vie d’un homme, le caractère dramatique de son existence qui comptent avant tout. Sacha Tcherednik est un acteur professionnel, mais dans Pages cachées je me suis arrêté sur lui parce qu’il est lui-même cet homme qui souffre dans la vie. Je le sens. Seul un tel homme pouvait comprendre ce que je voulais. De la même manière, les prétendants au premier rôle du film Mère et fils, sur lequel nous travaillons en ce moment, ont une chose en commun : avoir subi un drame sérieux dans leur vie.

 

D. S. Dit autrement, vous ne choisissez pas un savoir-faire, mais une expérience spirituelle.

 

Sokourov. Une expérience spirituelle difficile. Elle peut se former à partir de n’importe quoi : psychophysiquement, à partir d’une situation matérielle, l’instruction, l’autodidactie, la tentative de suicide, des problèmes sexuels. Tout cela, c’est la vie de la nature humaine.

 

D. S. Et si cette nature humaine fait exploser votre projet de l’intérieur ?

 

Sokourov. Elle peut le faire exploser. Si une telle chose arrive, je ne peux pas ne pas me soumettre à cela : j’irai là où la personne m’amènera.

 

D. S. En choisissant un interprète, vous devinez les revirements possibles qui peuvent plus tard menacer votre projet ?

 

Sokourov. Mon choix de Cécile Zervoudaki dans Sauve et Protège a été purement intuitif. C’était une femme corpulente avec de longs cheveux, une vraie mama italienne. Mais j’ai senti qu’il y avait chez elle quelque chose dont j’avais besoin simplement quand elle a tourné la tête. Et si je suis gagné par une telle impulsion humaine, il est impossible que l’interprète m’emmène soudainement dans un monde qui me soit étranger. Parallèlement, je ne l’oblige jamais à aller là où il ne veut pas. Tout a été très difficile avec Piotr Alexandrov. Certaines scènes du Deuxième Cercle et de La Pierre n’ont tout simplement pas été tournées, parce que j’ai compris qu’avec lui on n’y arriverait pas. Même si, initialement, le projet exigeait cela.

 

D. S. Et vous n’éprouvez pas alors de dépit d’auteur ?

 

Sokourov. Jamais. On peut créer un personnage avec ses mains, comme le font habituellement les réalisateurs dans le cinéma de fiction. Mais alors le tissu cinématographique peut très facilement être lu et anticipé. Il suffit de trente ou quarante secondes pour tout comprendre. Cela ne m’intéresse pas. Un film de fiction normal est formé sur un système de réflexes conditionnés. Pourquoi un réalisateur corrige un acteur et lui dit : ne fait pas comme ci, mais comme ça ? Parce que le spectateur possède des réflexes conditionnés qui lui permettent de réagir d’une manière à une chose, et différemment à une autre. La dynamique du caractère elle-même est construite sur de la pure physiologie. Et quand dans un film apparaissent des gens d’une autre expérience spirituelle, qui n’ont pas ces réflexes, le spectateur est agacé : il est habitué à se nourrir de Pepsi-Cola, et là on lui propose de l’eau.

 

D. S. Pouvez-vous être attiré par la tâche de découvrir cette eau chez l’acteur au nom connu et ayant une image de marque bien constituée. ?

 

Sokourov. Je pense que si cette personne venait à moi avec confiance et amour, j’éprouverais un sentiment réciproque. Il est vrai que dans Une Indifférence douloureuse il y a Ramaz Tchkhikvadze, qui, avant cela, avait très souvent joué dans des films géorgiens. Mais il avait une confiance frappante dans le réalisateur et dans tout ce qui l’entourait, bien qu’il m’ait dit souvent qu’il ne comprenait pas grand-chose. Il cherchait péniblement des points de contact qui lui soient connus avec ses partenaires. L’acteur ne cherche pas un contact humain, mais formel : c’est ainsi qu’on lui a appris. Le métier d’acteur en tant que tel est fondé sur la prédisposition de l’homme à l’entraînement. L’acteur est un homme duquel s’étire dans différents sens une quantité connue de fils, et on peut tirer dessus au moment opportun. Plus l’acteur est capable, au sens large, plus il a de fils qui s’étirent dans le monde extérieur. C’est-à-dire que plus l’acteur propose de variantes de direction de lui-même, plus il est estimé. Je sais que sur le podium des professionnels il y a beaucoup d’acteurs grandioses. Ils me plaisent tous. Mais le monde des marionnettes est éloigné de moi. Je n’ai plus le temps d’y parvenir.

 

D. S.  On sait que les réalisateurs ont une approche différente du travail avec l’acteur sur le rôle : certains créent une préhistoire détaillée de son personnage, d’autres comptent sur une période de répétition similaire à des exercices pratiques de théâtre, d’autres encore préfèrent dispenser l’acteur de tutelle sur le plateau et lui accorder le droit d’improviser. En ce sens, avez-vous votre méthode ?

 

Sokourov. Pas de méthode universelle. Pour La Voix solitaire, j’ai discuté séparément et dans le détail avec les deux interprètes, mais leur culture humaine était si haute que beaucoup de choses n’ont pas eu besoin d’explications. Pour ma part, il était nécessaire de donner des garanties que dans des situations précises, les interprètes ne seraient pas perdus. Filmer une personne, c’est une sérieuse introduction dans sa vie. Et quand son reflet matériel revient à lui, changé, alors ce retour ne doit pas devenir douloureux. J’ai eu avec Cécile Zervoudaki des conversations exhaustives et nous avons fait des répétitions avant le moment où elle a incorporé dans le travail son immense expérience intellectuelle. Après cela, il n’y a plus eu aucune répétition. Toutes les explications se terminent au moment où la personne comprend que dans la situation proposée il vit conformément à lui-même, à sa nature. Et ma tâche est de la soutenir un peu, ne pas la laisser tomber à la renverse : c’est qu’elle marche sur un sentier très étroit au bord d’un précipice. Je dois la retenir dans l’espace artistique, ne pas la laisser faire un pas dans le théâtre d’amateur, dans le fruste.

 

D. S. Vous parvenez toujours à empêcher les non-professionnels de faire ce pas ?

 

 

Sokourov. Je tâche que cela n’arrive pas. Pour que les interprètes n’aient pas honte d’eux-mêmes sur le moment et après. De la même manière, je m’efforce d’être le plus correct possible à l’égard du corps humain, de son dévoilement. Quand j’ai travaillé avec Cécile, nous avons commencé par les scènes érotiques les plus difficiles. Pour cela, il y a eu des conditions précises. Naturellement, nous avons tourné bien plus que ce qui a été mis dans le film, et dans des formes bien plus osées. Nous avions convenu que je montrerais à Cécile tous les rushs avec lesquels nous travaillerions et qui pourraient être vus par beaucoup de monde dans le futur. À propos d’une scène, je lui ai dit sans ambages : « si vous pensez qu’elle est trop osée, voici l’épreuve et voilà la caisse avec les négatifs, tout sera détruit devant vous ». Elle a regardé cette scène dans le contexte du montage et elle a répondu : « Non, tout doit rester comme ça ». Elle a compris que le développement du personnage allait précisément dans ce sens. La grandeur de son talent humain, de ses capacités divines est incomparable avec l’apprentissage raffiné, l’entraînement de l’acteur, qui remplit ses obligations professionnelles et qui demande qu’on tire sur ses fils. À une époque, durant des essais, une actrice renommée m’a dit : « Sacha, je ne peux pas. Dites-moi et je ferai tout ce qu’il faut. » Et je lui ai demandé : « Pas besoin de faire tout, faites ce que vous êtes la seule à pouvoir faire ». Et pour elle, cela présentait une difficulté immense : elle ne savait pas ce qu’elle était la seule à pouvoir faire. Pourtant, elle pouvait tout faire. Et ce n’était pas la faute de cette actrice merveilleuse, mais son malheur. 


Original : ici

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