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Ingmar Bergman. L'Humiliation

Ingmar bergman

Jonas Sima :

Le thème de l’humiliation est central dans tous ceux de tes films qui ont trait à la condition de l’artiste. […] Cette conception de l’artiste n’est-elle pas en réalité très romantique ? Je m’explique. Dans la société d’aujourd’hui, l’artiste vit et travaille dans des conditions matérielles plus favorables qu’avant. Pourvu que son talent soit quelque peu reconnu et admis, il reçoit une aide financière de l’État, des bourses, et il est assuré de mener une existence convenable. Est-ce que cette situation et ce cadre nouveaux expliquent le fait que tu aies souvent situé dans le passé l’action de tes films sur la condition de l’artiste ? Je pense ici, plus particulièrement, à Ansiktet (Le Visage), à  Gycklarnas Afton (La Nuit des forains), et aussi à Vargtimmen (L’Heure du loup),  qui certes n’est pas un film historique, mais qui est un film où les personnages évoluent dans un cadre plus ou moins fictif.

 

Ingmar Bergman :

Tu reviens toujours à cette idée de la condition de l’artiste et du romantisme ! Il est fort possible que sur ce point mes idées soient surannées. Je ne le sais pas. Il existe une conception plus moderne de l’art, des artistes, de leur situation, ça ne fait aucun doute, mais le thème de l’humiliation est essentiel. C’est un des sentiments qui ont marqué mon enfance, et dont je me souviens le mieux : l’humiliation, être humilié, physiquement, en paroles ou dans une situation donnée.

Je me demande si les enfants n’éprouvent pas continuellement et très intensément ce sentiment d’humiliation dans leurs rapports avec les adultes et avec les autres enfants. J’ai l’impression, par exemple, que les enfants prennent plaisir à s’humilier les uns les autres. Tout notre système d’éducation est en réalité une humiliation, et quand moi j’étais petit, c’était encore plus évident qu’aujourd’hui. La crainte d’être humilié et le sentiment de l’être m’ont causé beaucoup de problèmes dans ma vie d’adulte.

Cette forme d’angoisse peut me saisir aujourd’hui encore, chaque fois, par exemple, que je lis une critique, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Une critique peut être extrêmement dure, sans pour cela être une humiliante, si je sens qu’elle m’apporte quelque chose, qu’elle m’apprend quelque chose, et que l’auteur s’adresse directement à moi. Mais des éloges peuvent, tout comme des critiques négatives, me paraître humiliants.

Jusqu’en 1955, je dépendais très intimement de la maison qui m’employait et, pour moi, ces relations très étroites étaient une forme d’humiliation. Je trouvais humiliant et ridicule aussi, quand j’étais chef du théâtre Dramaten à Stockholm, de me rendre au ministère de l’Éducation nationale et des Affaires culturelles, pour expliquer à ces messieurs certaines choses que j’avais faites… Je n’aimais pas non plus que les comptables examinent nos livres, cherchant partout la petite bête. J’avais l’impression que je savais bien mieux que tous ces gens-là comment fonctionnait un théâtre, qu’ils n’y connaissaient rien et venaient pourtant y fourrer leur nez !

Humilier et être humilié, ce sont à mon avis deux sentiments qui constituent une composante active de tout notre système social, et ici je ne parle pas seulement pour les artistes. Ce que je sais simplement, c’est où et comment les artistes ressentent l’humiliation. Je pense, par exemple, que la bureaucratie qui nous entoure est fondée en grande partie sur un système d’humiliations, ce qui en fait un des poisons les plus terribles et les plus dangereux qui existent à l’heure actuelle.

La personne humiliée se demande constamment comment elle va pouvoir humilier une autre personne, comment elle va pouvoir renvoyer la balle, écraser l’adversaire, le paralyser jusqu’à éliminer en lui l’idée même de la riposte.

 


Le Cinéma selon Bergman, « Entretiens recueillis par S ; Björkman, T. Manns, J. Sima », Seghers, Paris, 1973, p.109-101.

 

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