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Andreï Biély sur l'art de Tchekhov

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Tchekhov dans la province de Samara , 1900


 

Traduction de l’article consacré à Tchekhov publié dans le recueil de critique littéraire d’Andreï Biely Le Rayon vert, en 1910.

 

I

La vie est une pièce fermée de toute part. De la naissance à la mort, nous y sommes enfermés comme dans un cachot. Devant nous, il n’y a que des murs, et probablement personne ne dira ce qu’il y a derrière. Nous sommes tous dans la même situation. Nous voyons la même chose. Nous savons la même chose. Mais nos relations à ce contenu de la vie commun à tous sont variées.

Bien que nous soyons enfermés dans une prison dont nous ne pouvons sortir que par la mort, nous pouvons dire que les murs du cachot sont en verre. Et le contenu de vie déployé devant nous — des tableaux d’un grand maître, tantôt paradisiaques, tantôt infernaux — se trouve de l’autre côté des murs transparents. Plus nos émotions sont profondes, plus nous pouvons voir de traits dans le panorama déployé.

Nous pouvons aussi penser que les murs de notre cachot ne sont absolument pas transparents, mais qu’ils sont des tableaux divers de la vie : il y a seulement une fresque recouvrant les murs. Tout cela n’est pas , mais ici, avec nous. On peut alors étudier les propriétés des couleurs et le genre de la peinture avec laquelle notre vie est coloriée.

Nous avons accès à encore une autre relation à la vie. Quand nous ouvrons notre cœur à ces peintures qui sont autour de nous, nous pouvons ne pas nous poser la question de savoir où elles sont déployées. Nous n’avons pas besoin de racler les murs de notre prison dans l’espoir que la couche de couleurs couvrant ces murs se détachera, ou s’affliger de ce que les couleurs ne se détachent pas, et, par conséquent, qu’elles sont derrière les murs, et que les murs sont transparents : nous pouvons aimer ces tableaux de vie indépendamment de leur position, du seul fait qu’ils sont le contenu de notre âme. Ce contenu se rapporte-t-il à l’essence ou à l’apparence, cela est égal : nous aimons tout cela, et l’amour pose-t-il des questions ? Exige-t-il des documents ? Nous aimons. En aimant, nous exprimons. Et laissons le mystique voir dans l’expression de nos émotions de profondes illuminations dans le suprasensible, et le positiviste seulement la vie d’ici, les deux doivent être d’accord pour dire que cette expression d’émotions est réelle : c’est une vérité, une réalité ne prétendant pas être une tendance.

Il fut un temps où nous supposâmes faussement qu’en exprimant les profondeurs de l’esprit nous nous détachions de la réalité et que les profondeurs de notre esprit n’étaient plus la réalité. Mais quand nous conclûmes à l’irréalité de tout ce qui était profond et que nous opposâmes la surface à la profondeur, nous nous éloignâmes encore de la réalité à la faveur du monde des mirages. Une compréhension tendancieuse de la vie ayant proclamé « les ténèbres des vérités inférieures »  pour contrarier « le brouillard qui se lève » pécha aussi contre la réalité, car elle accepta sans preuve les mots sur le « brouillard qui se lève ». Il en a résulté deux schémas monstrueux : 1) « Notre vie... est un cercueil… étroit… étouffant » (vers de Balmont), 2) notre vie est « un pot de mousse ». Ces deux conceptions de la vie sont loin des principes du véritable réalisme, car, dans un cas, il est supposé a priori que les beautés sont déployées devant nous, « là, quelque part, où il n’y a pas d’accès. », et dans l’autre, elles se sont abaissées jusqu’aux fresques. Dans les deux cas, la vie se transformait en fantôme. On oubliait que le réaliste à la barbe de trois jours ne suppose pas, mais aime ce qu’il y a.

Longtemps, le symbole n’exprima que l’au-delà. En rejetant l’au-delà, nous rejetâmes le symbole. Nous lui opposâmes le concept. Et nous réduisîmes son expression artistique à une sorte de pensée en images. Mais voilà bien la dernière limite de la confusion — la contradictio in adjecto. Nous oubliâmes que le symbole n’était que le porte-parole de l’émotion, et que l’émotion (personnelle, collective) était la seule réalité. Et si quelques disciplines formelles donnent la possibilité de conclure au caractère illusoire de l’émotion, alors, d’un autre côté, ces mêmes disciplines, poussées jusqu’au bout de leur logique, se nient elles-mêmes. Et si cela se passe ainsi, si sont illusoires les mots sur le caractère illusoire des émotions comme étant quelque chose qui nous serait donné directement, alors l’émotion est la seule réalité. Et le symbolisme (expressif et non interrogateur) est la seule forme de la réalité.

Le symbolisme véritable coïncide avec le réalisme véritable. Les deux parlent de l’efficient. L’efficience est le signe fondamental, et le plus profond, de la vie. Il y a relativement peu de temps le réalisme du symbolisme ou le symbolisme du réalisme commença. L’artiste véritablement profond ne peut déjà plus être appelé ni symboliste ni réaliste au sens ancien de ces mots.

  

II

Tchekhov fut l’un de ces artistes véritables. Des écoles artistiques diverses, souvent opposées, luttant souvent l’une contre l’autre, peuvent s’unir autour de lui. Tourgueniev et Tolstoï y côtoient Maeterlinck et Hamsun. En raison de la spontanéité de sa création, il adhère également à l’ancien et au nouveau : l’éternel se refléta trop dans ses images. Il est le chaînon constant entre les pères et les fils, unifiant une forme compréhensible par tous avec le courage audacieux d’un novateur. Le représentant de la tendance du “chaudron[i] verra dans Tchekhov le dernier mot de son courant. Au contraire, l’admirateur raffiné du symbolisme est séduit par la pudique finesse des symboles tchékhoviens, et, après Maeterlinck, c’est avec soulagement qu’il se tourne vers Tchekhov. Il verra que cette pudeur prudente s’enracine dans la transparence de ses symboles et que la condition nécessaire de la transparence est la spontanéité, l’absence de préméditation, ce qui s’appelle “le talent”, “le génie”.

Il y a encore peu de temps, les abîmes des émotions inintelligibles s’ouvrirent aux observateurs profonds. Mais quand la vie environnante ne répondit pas aux mots des profondeurs, les observateurs se détournèrent de l’environnant, du proche ; ils exprimèrent de nouvelles émotions dans les formes du lointain, du bizarre. Ici et là explosèrent les fusées de rêves étranges ; les fanfares anxieuses déchirèrent le silence de l’ordinaire. Ainsi apparurent les premiers drames de Maeterlinck, qui paraissaient inattendus il y a peu encore. Il semblait qu’étaient ouvertes les immenses couches des illuminations que personne n’avait abordées et dans lesquelles la vie réelle ne s’était pas infiltrée. Cependant, nous voyons aujourd’hui qu’il s’agissait d’une erreur.

Nous vîmes l’élan, la vitesse, la ruée, et il semblait que la victoire était remportée. La création déborda de la vie et s’arrêta. C’est ainsi que l’express est à l’arrêt dans une gare, pour une cause inconnue, comme triomphant sur la vie, ce train de marchandises avançant lentement. Mais la distance initiale, qui avait augmenté entre les trains, diminue à nouveau. Après une minute, les wagons de marchandise avançant lentement dépassèrent l’express ; les passagers de l’express, qui, il y a peu, se moquaient encore de la lenteur de la vie, restèrent derrière la barrière, et la vie s’infiltra là où il semblait qu’il ne pourrait y avoir aucune vie.

Tchekhov n’abandonna pas l’ordinaire. Son regard fixe ne se détacha pas une seule minute des détails. Il aimait ces détails et pouvait y surprendre davantage de choses que Maeterlinck — cette fusée s’élevant au-dessus de la vie et retombant sur elle. Si l’œuvre de Tchekhov pouvait parfois nous sembler un train de marchandises tandis que nous nous hâtions derrière l’express, il convient d’avouer pour l’instant que beaucoup d’entre nous restèrent loin derrière avec leurs « express », et le « train de marchandises », nous ayant dépassé, écrasa la vie dans les insondables lointains des espaces de l’âme.

Comment avons-nous pu nous lasser du fâcheux et fatigué modernisme dans lequel firent si vite et si habilement leur nid et la pose vulgaire, et la découverte naïve et sénile des Amériques là où il n’y a plus aucune Amérique ! Le pathos effectif devant l’abîme déployé de l’Éternité réussit à engendrer des phalanges entières « de maîtres en affaires ampoulées » ! Avec quelle avidité on s’adresse parfois aux sources rafraîchissantes et chastes de l’ordinaire : on y trouve encore des courants purs de la vie éternelle ! On apprend à apprécier dans le talent de Tchekhov cet amour des détails, dans lesquels rien ne semble transparaître, alors que tant de choses percent.

En examinant l’art de Maeterlinck, on voit qu’un caractère tendancieux passe comme un fil rouge dans ses œuvres, et qu’il détermine par avance l’au-delà de ses illuminations. On peut parler d’hiératisme préconçu, de la sécheresse non incarnée de ses symboles : il soumet la présence de l’illumination à la tendance. Un tel caractère tendancieux ne reçoit son entière justification que quand la révélation de l’artiste déborde les limites de l’art pour couler dans la vie. Mais une telle sorte de réalité est l’apanage des prophètes et des professeurs de la vie. Et si nous voulons éclaircir et prêcher nos illuminations artistiques “voltigeantes”, il faut d’abord s’habituer à l’infini des cristaux de la connaissance. C’est seulement alors que nos illuminations conquerront une place à côté des vérités que l’esprit ne peut discuter. Nous observons chez Maeterlinck le naufrage manifeste de pareilles illuminations : il plongea dans l’Éternité et voulut l’expliquer. Il n’expliqua rien et dut laisser les positions qu’il avait occupées suite à ses incursions. Au contraire, Tchekhov n’expliquait rien : il regardait et voyait.  Ses symboles sont plus fins, plus transparents, moins prémédités. Ils crûrent dans la vie, ils s’incarnèrent entièrement dans le réel. Et dans la mesure où nous prenons l’image de l’émotion derrière le début du réel, et le symbole derrière sa forme, Tchekhov est avant tout un symboliste, avant tout un artiste.

  

III   

Le mouvement collectif de la pensée est parallèle au mouvement des émotions de masse. Le déterminisme, qui nous effraya tant il y a peu, ne correspondait-il pas à la vague de pessimisme ayant gagné notre société. Il semblerait que Tchekhov soit le porte-parole le plus éclatant du pessimisme, et dans ses œuvres il n’y pas de place pour la légèreté heureuse ; on pourrait encore moins attendre de lui l’apaisement du repos éternel. Et cependant, ce n’est pas ainsi. Il est bien symboliste. Le concept véritable du symbole doit anéantir dans la vie la séparation entre essence et apparence, convention et absence de convention. Le symbole est la réalité unique, éternelle, et la tendance déterminatrice, conséquence d’un éclaircissement plus précis de certaines sortes de causalité, ayant normalisé la dépendance fonctionnelle des événements, s’est entièrement propagée à la vie en adoptant seulement quelques méthodes formelles de la connaissance. Dans le symbole nous remportons la victoire sur les concepts de formel et substantiel, tant et si bien que l’artiste-symboliste véritable, quel que soit sa représentation de la vie à travers le prisme du déterminisme, apporte toujours involontairement dans la vie une inexplicable légèreté et bienfaisance.

Le déterminisme au sens large, y compris le kantisme, limité par d’autres méthodes de connaissance et mené jusqu’au bout, en assurant la clarté de la compréhension des différentes relations, donne en même temps une vaste étendue aux besoins mystiques de notre esprit. Dans l’application cohérente du déterminisme comme méthode se fait jour son caractère illusoire comme celui d’une forme connue de formalisme. Parallèlement au déterminisme, le pessimisme mené avec cohérence se change involontairement en tragique et en religion, où s’émousse pour toujours le dard pointu primitif des déceptions. L’illusion se révèle, les horreurs de la vie encore récentes s’envolent dans la région des mirages. Le règne du Repos Éternel est déclaré.

L’horreur de l’ordinaire, la vulgarité sont un certain procédé méthodologique de Tchekhov grâce auquel ses images reçoivent la netteté du dessin en restant dans la région de la quotidienneté. Mais la quotidienneté devient un décor ondulant, et les personnages, des silhouettes griffonnées sur une toile.

Chez Tchekhov, la netteté à la Tolstoï et le modelage des images se joignent au souffle insaisissable du Sort, comme chez Maeterlinck, mais, comme chez Hamsun, derrière ce souffle percent une douce tristesse et une joie silencieuse, comme si elles savaient que le Sort est une illusion. Comme si un enchanteur, qui nous terrifia avec la laideur de la vie, regardait de derrière la vie avec des yeux doux : oui, bien sûr, il sait une chose, que nous ne savons pas, il sait un secret,  un symbole devant la respiration duquel le Sort se dissipe. Il sent ce que ne savent pas ses tristes héros, une douce tristesse et une légèreté, ce dont il ne faut pas parler, mais qui existe et que connaît celui qui regarde dans les profondeurs : comment transmettre avec des mots la liberté du dernier esclave, où le pessimisme n’est plus du pessimisme. C’est bien là que coule la dernière joie… Ses images désespérées respirent involontairement le Repos de l’éternité, le repos éternel. Et comme cette spontanéité est forte ! Voilà ce que pense un des personnages de ses récits en regardant un tableau : « Julia imagina qu'elle passait le petit pont, qu'elle suivait le sentier toujours plus loin et plus avant, tandis que, autour d'elle, régnait le silence, et que les râles de genêt, ensommeillés, criaient. Au loin, clignotait le feu. Et il lui sembla tout à coup qu'elle avait déjà vu depuis longtemps et maintes fois ces mêmes petits nuages qui s'allongeaient sur le rouge du ciel, et ce bois et ce champ. Elle se sentait seule et voulait marcher, aller, sur ce sentier. Là où la lueur mourait se reflétait la paix de quelque chose d'immatériel et d'éternel.[ii]

Voilà le symbole involontaire à propos duquel il est interdit de demander « Qu’est-ce que c’est et pourquoi ces mots sur l’éternel ? »

Il y a là quelque chose d’indécomposable ; on sent que tout est ainsi. Quand, en quittant un être aimé, abandonné dans une province perdue, une des sœurs dit aux grues qui s’envolent : « Mes chères ! », on sent la musique du Repos Éternel, la vie se remplissant malgré tout  de l’oubli sans souci ! Soit ! Que règne la vulgarité. Que les héros de Tchekhov tiennent des propos vains, qu’ils mangent, dorment, vivent entre quatre murs, flânent sur des petits sentiers gris, — quelque part là-bas, dans les profondeurs, on sent que ces sentiers gris sont les sentiers de la vie éternelle, et il n’y a pas quatre murs là où il y a des espaces éternels inconnus. Plus ils parlent de banalités, plus leur discours devient semblable au chuchotement, tant et si bien que leurs discours n’existent presque plus, mais la voix du silence devient plus éloquente dans les espaces inconnus. Et l’on connaît déjà probablement les sentiers grisâtres, et si l’on marche, va, sur eux, alors là où la lueur meurt, se reflétera la paix de quelque chose d'immatériel et d'éternel.

Le temps viendra où la critique appréciera mieux le caractère du pessimisme tchékhovien. À la lecture de ses œuvres élégantes et légères, toujours musicales, transparentes et tristes, les gens migreront dans ce recoin du cœur où il n’y a déjà plus ni chagrin, ni joie, mais seulement le Repos Éternel.

Il n’est déjà plus là. Il est dans le Repos Éternel. Qu’ils prononcent des discours confus, — plus doux que les discours, les tristes bouleaux bruisseront au-dessus de sa tombe, chuchoteront des histoires, les histoires de l’Éternité. Par un jour ensoleillé, doré, et par mauvais temps, et dans l’obscurité, et dans les manches agités et pâles des tempêtes de neige argentées, la veilleuse ponceau luira éloquemment sur sa tombe. Les heures repousseront le temps.

Et longtemps, longtemps, en se souvenant de lui, les gens viendront sur sa tombe silencieuse, lavée par le repos éternel des mauvais jours.

  

1904

  

 Original : ici



[i] Allusion au poème de Pouchkine «Le poète et la foule » (1929) :
La foule reproche au poète que sa chanson, bien que libre comme le vent, « est stérile comme le vent ». Et elle lui demande « À quoi nous sert-elle ? » Le poète répond qu’elle ne voit pas de profit dans l'idole ornant le Belvédère :

Le chaudron t’est plus cher
Tu y fais cuire ton repas 

[ii] Trois années

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