Youri Arabov. Trois heures avec Tarkovski
Péripéties
Mes relations avec Andreï Tarkovski ont duré en tout et pour tout trois ou quatre heures de ma vie et elles sont liées au film La Voix solitaire de l’homme, notre premier travail en commun, à Alexandre Sokourov et moi. Et pour esquisser mes impressions sur mes relations avec Andreï Arsenievitch, il me faut aborder l’histoire de la création de ce film. J’espère que j’en parlerai quand même moins que d’Andreï Arsenievitch.
Les choses se sont passées de telle manière que j’ai été témoin de la rencontre de deux légendes ou deux mythes, l’un en train de naître, l’autre pleinement constitué. Par mythe j’entends non pas un mensonge, mais une certaine humeur sociale et une opinion autour d’une personne concrète. L’un de ces mythes est Andreï Tarkovski, et en 1979, quand la rencontre a eu lieu, ce mythe entrait dans sa phase finale ; l’autre mythe est Alexandre Nikolaïevitch Sokourov, qui se trouvait encore dans un état embryonnaire, mais qui se comportait d’une manière assez hardie. La raison de cette rencontre était le travail d’étudiant pour lequel j’avais écrit le scénario : l’adaptation de deux œuvres de Platonov : la nouvelle « L’Origine du maître » (c’était un morceau de son roman non publié Tchevengour) et « La Rivière Potoudane », un récit de 1937, dans lequel se reflétait non pas seulement la poétique d’Andreï Platonov, mais aussi des souvenirs foncièrement personnels de sa rencontre avec son unique femme bien aimée.
En guise de parenthèse, je dois remarquer que j’ai été étonné par ce que j’ai vu dans le manuscrit de Platonov pendant que je travaillais sur ce scénario. Ce manuscrit nous avait été montré, à Sokourov et à moi, par la veuve de l’écrivain, elle l’avait sorti d’une valise en bois qui se trouvait, je crois, sous le lit d’un petit appartement moscovite de la rue Malaya Grousinskaya. J’ai toujours pensé que la langue du poète est une certaine expression spontanée de son âme. Le manuscrit de Platonov que j’ai vu commençait par un certain discours, plutôt informatif, et dépourvu de toute intonation. Et ensuite, le travail avec le langage commençait, les informations étaient biffées, et par-dessus était insérée ce qu’on appelle « la langue de Platonov ». Dans une certaine mesure, j’ai compris que « la langue de Platonov » était formée artificiellement, mais il ne faut pas prendre ces mots comme un reproche. Quand l’artiste trace à l’avance ses frontières, il commence largement à se créer lui-même, à travailler non pas seulement spontanément, mais aussi logiquement. Observer ce processus sur les manuscrits de Platonov était assez intéressant.
La Voix solitaire de l’homme a été tournée à moitié clandestinement, parce qu’il avait été convenu avec l’institut de faire un court-métrage documentaire, dans lequel il y aurait une interview avec la veuve : Maria Aleksandrovna Platonova. Mais Alexandre Nikolaïevitch Sokourov avait déjà en tête le projet de tourner un long-métrage à partir de ces vingt pages de scénario que j’avais écrites. Sacha est parti à Gorki, où, avant le VGIK [L'Institut national de la cinématographie], il avait été diplômé en histoire à l’université, et il a ramené de là-bas, à l’automne 1978, un film de deux heures, « déformé », bizarre, légèrement prétentieux et d’un talent incroyable — il débordait de toutes ces qualités… Voir ce film était difficile, et ce travail a ennuyé beaucoup de monde. Je ne sais pas si son professeur Alexandre Mikhaïlovich Zgouridi l’a regardé jusqu’à la fin… Sentant que ces premiers visionnages causaient la sensation d’une pause qui traîne en longueur, Sacha a réduit le film d’environ 15 minutes. Mais peu importe, personne ne savait ce qu’il fallait en faire.
Au VGIK, Alexandre Nikolaïevitch était déjà un protestataire actif et il était parvenu à s’accorder secrètement pour étudier quatre ans (au lieu de cinq), puisqu’il avait déjà un autre diplôme. Qu’on lui indique la porte au plus vite et qu’on le fasse sortir… La Voix solitaire de l’homme aurait justement pu être son film de diplôme. Mais le recteur du VGIK de l’époque, Vitali Nikolaïevitch Jdan, a dit que ce film était de la propagande pour la philosophie idéaliste russe, et, pour cette raison, il ne pouvait pas être accepté comme film de diplôme. Naturellement, nous nous sentions comme si nous avions reçu une médaille pour avoir combattu à Stalingrad. De la propagande pour la philosophie idéaliste russe (que nous ne connaissions pas à l’époque), c’était cool ! Mais c’était seulement le début. Nos médailles ont vite terni et elles se sont mises à ressembler à une pièce sur une bandelette. Il s’en est suivi un ordre secret de supprimer le film. Pourquoi ? Ce n’était pas clair. Peut-être l’institut avait-il besoin d’une pellicule vierge sans émulsion… Celui qui parvenait à regarder le film en entier s’étonnait, parce qu’il ne comprenait pas de quoi on pouvait avoir peur, — on ne remarquait pas de déclarations antisoviétiques. L’intonation, il est vrai… n’était pas tout à fait la « nôtre ». « Le Cinéma parallèle » des frères Aleinikov se trouvait dans une phase embryonnaire, mais il y avait déjà Tarkovksi, Khamdamov, Paradjanov (ce dernier, il est vrai, était en prison). Malgré le « Cinéma à l’envers », ou peut-être grâce à lui, on sentait dans La Voix solitaire une écrasante sincérité de prédicateurs qui seraient tombés sans s’y attendre dans un repaire de bandits, mais sans s’en rendre compte tout de suite. À l’institut, le film a été défendu par la professeure de littérature russe Livia Zvonnikova, et, ce qui est vraiment bizarre, par le bureau du parti communiste du VGIK. Le soutien de ce dernier, il est vrai, était plutôt passif. Quand on rêve aujourd’hui de séparation des pouvoirs, je me rappelle toujours ce bureau du parti de l’époque brejnévienne qui a refusé de prendre part à la persécution menée par l’administration. Et je me demande quand il y a eu plus de démocratie et de division des pouvoirs : dans la « période végétarienne » du pouvoir soviétique ou maintenant ? La réponse est évidente et extrêmement triste pour l’époque présente… Néanmoins, nous avons commencé à œuvrer pour trouver un directeur pour notre diplôme ou une figure compétente dans le milieu du cinéma qui défendrait complètement le film.
La première option était de montrer le film à Sergueï Apollinarievich Guerassimov. Je l’appelle pour moi-même « l’homme-ampoule ». Quand il passait dans les couloirs du VGIK, l’institut s’éclairait. Son crâne chauve accumulait tous les courants de lumière, aussi bien physiques qu’infernaux, il brillait, il bouillait, il clignotait, il nous montrait le chemin, à nous les avant-gardistes boutonneux, vers les hauteurs du cinématographe soviétique réaliste. Il a regardé le film, je me souviens, exactement vingt minutes et il est parti précipitamment de la salle en chantonnant quelque chose dans sa barbe et en croisant les bras dans le dos. On nous a fait parvenir ensuite l’opinion de Sergueï Apollinarievich : « Nous avons des étudiants qui pensent trop à la mort, et ne pensent pas du tout à la vie. À mon avis, c’était le cas ici ». Une pierre tombale. Un caveau au nom de Guerassimov. Le sang s’est refroidi dans mes veines, comme Gogol, quand ils l’ont cloué vivant dans son cercueil.
On a pu organiser une rencontre avec « l’autre Sergueï », Sergueï Fiodorovitch Bondartchouk. Cela s’est révélé considérablement plus difficile, parce qu’à l’époque, semble-t-il, il tournait Les Cloches rouges, un film ample dans tous les sens du terme, et il était rarement à l’institut. Nous étions en relation avec lui à travers son assistant-réalisateur et on nous a communiqué que « Sergueï Fiodorovitch était très fatigué, et que notre film pouvait être la dernière goutte qui ferait déborder le vase ». Où ça ? Sur nos têtes bien sûr.
Qui a défendu le film ? Mais qui avions-nous alors dans le cinéma ? Andreï Arsenievitch Tarkovski, bien sûr !... Même s’il y avait Iosseliani, mais il se trouvait alors dans la lointaine Géorgie, Gleb Panfilov, Andreï Kontchalovski… Mais le charisme d’Andreï Arsenievitch les éclipsait tous. Du point de vue de l’autorité, Tarkovski pouvait déjà rivaliser avec Tolstoï, ou avec Joyce, que je ne connaissais, il est vrai, que par ouï-dire. Et je ne pensais pas que je verrais de mon vivant ce dont rêvait notre génération de verts cinéphiles. Je ne me souviens même pas combien de fois j’ai vu Andreï Roublev et Le Miroir – une quantité infinie, environ 15 ou 20 fois ; comment rester après cela en pleine possession de ses facultés ? En réalité, il s’agissait d’une torture volontaire. Je faisais les cent pas à l’école, j’allais au cinéma « Mir » quand il faisait moins trente degrés, où Andreï Roublev a été diffusé probablement environ un mois et demi, et je regardais dans une salle comble le film jusqu’à la scène de la « fête ». Aussitôt que les filles païennes nues, filmées de dos, s’arrêtaient de courir sur l’écran, la salle se levait comme un seul homme et partait, alors que je restais solitairement jusqu’à la fin pour voir tout ce que le réalisateur avait eu l’imprudence de mettre dans ce film. Si aujourd’hui Roublev est devenu légèrement didactique, Le Miroir stupéfie autant qu’avant.
En somme, Tarkovski était pour moi quasiment une icône, mais pas pour Alexandre Nikolaïevitch Sokourov, qui, selon moi, avait à l’époque une connaissance sélective du cinéma et ne s’intéressait pas trop à Tarkovski. Il arrive d’entendre des accusations selon lesquelles il y a dans La Voix solitaire de l’homme des plans puisés dans Le Miroir. Si je me souviens bien, Sokourov n’avait pas vu ce film à l’époque. Et il n’y avait presque qu’indifférence dans sa relation à l’art de Tarkovski, ce qui est bizarre, car je voyais à quel point ils étaient esthétiquement proches l’un de l’autre. Peut-être s’agissait-il de l’indifférence feinte de l’habitant de Nijni Novgorod devant la bohème moscovite à laquelle Tarkovski nous semblait appartenir.
La Rencontre
Il semblerait que la rencontre avec Tarkovski ait été organisée par Polina Lobatchevskaya, assistante du studio Khoutsiev, et Paula Volkova, enseignant alors au VGIK l’histoire des arts plastiques. Toutes deux étaient liées aux Hautes Études en réalisation, où Tarkovski donnait parfois des cours. En janvier 1979, il finissait une des versions du prémontage de Stalker, cette version était pour certaines parties plus longues que la version finale. De la rue Boudayskaya, où se trouvait alors la cité universitaire du VGIK, nous sommes partis pour le studio Mosfilm avec trois bobines trop lourdes… Que les cinéastes sont heureux aujourd’hui, on prend un disque en plastique qui ne pèse rien du tout, on le met dans un lecteur chinois bon marché, et on obtient ce que le lecteur chinois peut montrer… Cependant tout est facile, agréable, civilisé. Et là, trois bobines, trois lourds tonneaux en fer avec une poignée rouillée, en janvier, dans le froid… Avec un tel chargement, nous étions obligés d’aller à Mosfilm en taxi… Nous prenons un chauffeur de taxi au noir, chargeons nos caisses en nous éreintant et nous apportons le film avec l’humeur de chiens-chevaliers que baignerait peu après Alexandre Nevsky dans un trou dans la glace. Nous sommes des loosers, des ennemis de l’État, des malchanceux. Seul nous éclairait la rédaction du studio de cinéma du Ministère de l’Industrie du charbon (ça existait), rien de plus… Personnellement, pendant toute la route, il me semblait qu’Andreï Arsenievitch nous mettrait dehors après la première partie de la poésie épique platonovienne. Mais bon… Nous sommes finalement arrivés là-bas, nous avons rempli les formalités nécessaires, nous avons déchargé le matériel, Alexandre m’a envoyé chez le projectionniste pour contrôler que tout soit chargé et montré. À mon avis, il était très inquiet, bien que cela aurait dû être à moi de m’inquiéter, parce que j’aimais Tarkovski depuis longtemps, peu importe que ce soit sans retour, et sa colère pouvait ébranler ma vision du monde… On a tout chargé. On s’est assis. Nous attendons. Et il ne vient toujours pas.
À cette époque, j’avais entendu que Tarkovski était un gommeux, c’est pourquoi je m’imaginais que s’il apparaissait devant nous, il aurait obligatoirement des hautes bottes achetées dans le magasin « Berezka[i] », un jeans « super Raphl », un pull de frimeur, et peut-être même une écharpe sur les épaules. De nombreux représentants de sa génération étaient ainsi vêtus, en particulier Evgueni Evtouchenko. Et c’est alors que rentre tout à coup dans la salle un type aux vêtements modestes et tachés, d’un âge indéterminé, avec un visage très bien modelé, des lunettes qui remuaient au bout d’une chaînette en fer, comme on les portait à l’époque… « C’est vous, les gars, bon d’accord, allons-y… » Il avait dans la main un paquet en cellophane d’où il sortait des croûtes de pain noir qu’il faisait craquer dans sa bouche comme des graines. Un gros pull noir. En fait, c’était un génie, tout simplement… Nous sommes assis derrière le pupitre de commande, à travers lequel se réalise le lien avec les mécaniciens, Alexandre Nikolaïevitch se met la main devant les yeux, parce que regarder son propre film pour la centième fois est insupportable. Je pense à une seule chose : que ce serait bien si l’on arrivait jusqu’à la huitième partie du film, la scène du marché, très bien filmée par Sergueï Yourizditski, où « le cinéma alternatif » coïncide déjà avec quelque chose de grand et représente « l’œuf du serpent » duquel les films suivants devront éclore.
Après la septième partie, la projection s’arrête soudainement, une panne technique. Sokourov pose sa tête sur ses mains et il se transforme derrière son pupitre en un petit vieux courbé. Je sais que maintenant Tarkovski va dire : « Les gars, merci. C’est bon, je vais y aller. » « À bon entendeur salut », comme disaient les anciens[ii]. Non, il se retourne et demande : « Et ensuite ? Ou bien c’est tout ? » Je dis : « Andreï Arsenievitch, une seconde, une seconde, tout va continuer » – ce faisant, j’observe du coin de l’œil qu’Alexandre Nikolaïevitch est cloué à son fauteuil par un sentiment de culpabilité ou par le malheur… Je cours à la porte qui donne chez les mécaniciens pour savoir quand reprendra la projection et ce qu’il faut faire pour cela… Et je me rends compte que je ne peux pas ouvrir cette satanée porte.
Le cauchemar commence : les meilleurs passages de La Voix solitaire de l’homme ne peuvent pas être projetés, il est impossible de comprendre si le projectionniste est là, s’il est mort ou parti voir sa maîtresse, et je ne peux pas ouvrir la porte. Finalement, je défonce la porte avec l’épaule, je cours en trébuchant vers le projectionniste, qui colle le raccord du début de la huitième partie. Pendant tout ce temps je regarde dans le hublot qui donne dans la salle de cinéma. Tarkovski va s’en aller… Mais non, il ne part pas. Nous installons la pellicule, je reviens avec un air triomphant ; maintenant, c’est sûr, il ne va pas partir. Nous projetons les dernières parties, la lumière s’allume, Andreï Arsenievitch dit : « Bon, les gars, venez avec moi… »
Je donne un coup de coude en cachette dans le flanc de Sokourov, c’est bon, la fortune nous a souri et le génie nous approuve. On monte à la salle de montage. Il y a là un grand fauteuil de Solaris que je reconnais immédiatement. Bien sûr, le fauteuil confortable était pour le maître, nous nous sommes assis sur des petites chaises modestes, et Andreï Arsenievitch s’est mis à parler.
Au début j’écoutais ce qu’il disait. Et ensuite j’ai commencé à diriger mon attention sur ses mimiques, sa physiologie, ses habitudes. Par exemple, ces morceaux de pain dur, qu’il faisait craquer comme des graines… Il s’est avéré que c’était à l’époque une thérapie répandue. Tarkovski avait eu il y a peu un infarctus, et quelqu’un lui avait dit que les croûtons de pain noir séché fortifiaient le cœur. Il nous en proposait de temps en temps, mais puisque nous n’avions pas eu d’infarctus, nous refusions en gardant en tête cette méthode pour notre vie future… Ses mains étaient vraiment bouleversantes, son pull se retroussait de temps en temps, et on voyait que c’était les mains d’un homme extrêmement fort, au sens physique, avec des veines qui sortaient, des mains de menuisier, d’artisan, de creuseur… Je n’ai plus jamais vu aucun autre réalisateur avec de telles mains. Ses oreilles avaient une forme belle, régulière. Il se rongeait tout le temps les ongles et il cadrait l’espace avec deux doigts, il avait ce geste-là… D’une manière générale, il était un mélange de grandeur et de grotesque. Je ne savais pas dans quelle proportion, et cela me divertissait beaucoup.
Et plus il parlait, plus je sentais qu’entre ces deux personnes, Alexandre Nikolaïevitch et Andreï Arsenievitch, naissait un lien psychologique d’une grande finesse. Alors qu’entre moi et Andreï Arsenievitch, il n’y avait aucun lien. Il ne me voyait pas. Et c’était probablement normal, dans la mesure où cela avait lieu en 1979. À l’époque, ce qui m’arrivait, y compris cette rencontre, me semblait un jeu du destin. Plus précisément, je refusais de voir le destin dans cette rencontre, parce que j’étais un ennemi du pathos et de la prédestination. J’avais été beaucoup secoué avant le VGIK. J’étudiais mal à l’école, j’ai eu le bac avec difficulté et comme commentaire ces mots prophétiques : « personne aux capacités moyennes, pas apte aux études. » Ils écrivaient à l’époque des commentaires semblables aux « tickets de loup »[iii], je ne sais pas comment ça se passe aujourd’hui… Cela me divertissait beaucoup dans la mesure où des hauteurs de l’intellectualité je dégringolais tout d’un coup dans le prolétariat, et c’était la classe la plus progressive, qui, elle non plus, n’était pas apte aux études… Tout ce qui est arrivé ensuite a confirmé l’opinion de ce professeur. J’ai échoué au VGIK deux fois et j’ai travaillé au studio Gorky en tant que mécanicien du son. C’était un bon travail, j’ai commencé à 70 roubles par mois, et j’ai terminé à 86… Et soudain j’ai été accepté au VGIK en ayant eu à l’examen cinq 5/5 et seulement deux 4/5… Bizarre. Encore le hasard. Je me suis mis à étudier sans penser que je deviendrais un scénariste professionnel. Je finirai mes études, j’aurai mon diplôme, et ensuite à la grâce de Dieu… Alexandre Nikolaïevitch, lui, était déjà à l’époque un homme « avec un destin », et cela Tarkovski l’a tout de suite senti.
La chose la plus importante que nous ait dite Andreï Arsenievitch sur La Voix solitaire : « Les gars, c’est une véritable pelisse, une véritable peau de mouton, il y a juste les boutons qui sont accrochés au fil de fer. » Cela a un peu vexé Alexandre Nikolaïevitch, qui a demandé « Qu’est-ce que vous voulez dire exactement ? » Andreï Arsenievitch a répondu « Eh bien, vous ne savez pas monter », ce à qui a fait dire à Alexandre Nikolaïevitch en le coupant « Andreï Arsenievitch, parlez de tout ce que vous voulez, mais pas de montage ».
Je pense alors : c’est foutu, terminé ! Le scandale. Voilà, maintenant, il va nous montrer la porte. Mais il a regardé fixement Sokourov, il s’est rongé les ongles et il a dit : « Bon d’accord, nous n’en parlerons pas ». Ensuite, il a analysé le film pendant plus de trois heures. Au début, il faisait allusion à moi, il disait que le scénario ne rendait pas complètement la finesse de la prose de Platonov. Puis il a parlé du chef opérateur : « Et qui a filmé ?... un type talentueux ». Sergueï Iourizditski était en effet talentueux, mais il filmait parfois sans que l’image soit au point, oubliant le grand précepte de l’opérateur Golovnia : « Les enfants, filmez avec netteté ! » Plus tard, à cause de ce « manque de netteté », nous avons eu des problèmes avec les sources et l’impression des copies. Et même la numérisation sur DVD n’a pas totalement corrigé la situation. Cela est dit en passant. Tarkovski critiquait le film, c'est-à-dire par endroits, mais… avec tant de respect que je m’en suis souvenu toute ma vie. Et j’ai retenu qu’il fallait être ouvert aux gens, quelle que soit la personne qui vienne nous voir. Sur dix graphomanes, il y en aura un qui sera capable, et il ne faut pas le manquer. Bien sûr, il avait déjà entendu parler de nous par Lobatchevskaya, et Volkova, nous n’étions pas des jeunes gens à la marge. Néanmoins, il faisait preuve d’une ouverture absolue et d’une indifférence aux impertinences que nous nous permettions de temps en temps. Après cette rencontre, il s’est noué entre lui et Alexandre Nikolaïevitch une relation extrêmement amicale, qui a mené à ce qu’Alexandre Nikolaïevitch soit considéré dans le beau monde moscovite comme l’héritier de Tarkovski, comme celui que le maître, « en rentrant dans son cercueil, a béni… ». En plaisantant, nous n’avions pas deviné à quel point ce cercueil était proche et à quel point nous deviendrions seuls après...
Mais Tarkovski a refusé d’écrire une critique positive du film. Il s’est écrié : « Les gars, de quelle défense parlez-vous ?... C’est la même chose que si un Sergueï donne à un autre Sergueï un manteau dans le vestiaire du VGIK…. » Cette phrase codée signifiait que contre nous s’uniraient Bondartchouk et Guerassimov, qui se « détestaient » l’un l’autre, comme cela arrive habituellement au cinéma, mais qui se réconcilieraient immanquablement sur les ruines de notre Voix solitaire. De lui-même, dans ce contexte, Tarkvoski a dit : « Si je vais au VGIK pour vous défendre, le rectorat va lâcher ses chiens sur moi. » Il me semblait alors qu’il exagérait et qu’il bluffait légèrement.
Qui y a-t-il eu encore de curieux pendant ces trois heures ? À un moment l’ingénieur du son est entré, Tarkovski s’est mis à lui expliquer quelque chose sur le son au moment du générique de début de Stalker. « Tu comprends… Le son doit être pareil à une chambre blanche vide dans laquelle entre soudain un gros oiseau blanc… Qui y a-t-il dans la chambre à part lui ? Eh bien, disons, Bibi Andersson… » Là il nous a regardé avec un air rusé et il a remarqué : « Vous ne la connaissez pas, bien sûr… C’est que vous venez du VGIK !... » L’ingénieur a fait un signe de tête humble, acquiesçant en apparence, mais plus tard il a mis un son de scie… Et aucune allusion à Bibi Andersson. Voilà comment se fait le grand cinéma où travaillent des génies.
Aujourd’hui, quand je pense à cette rencontre lointaine, je comprends que Tarkovski était un homme crucifié. Il comprenait parfaitement ce qu’il signifiait non pas seulement pour le cinéma soviétique, mais pour le cinéma mondial. Et cette connaissance le déchirait, d’autant qu’elle ne s’était aucunement convertie en confort matériel. À cause de cela, il y avait en lui une grande incertitude et un ulcère, qui me mettaient mal à l’aise. J’appartenais à une génération où les jeans déchirés, la guitare désaccordée, la connaissance de trois accords et une ironie absolue sur soi constituaient la norme. C’était un milieu de gens où la relation sérieuse à soi-même était un immense péché. Il est vrai que nous nous comportions envers tout le reste de la même manière… Par le rire. J’ai vu chez Tarkovski le contraire. Il savait ce qu’était la guerre, il connaissait les années troubles de l’époque stalinienne, c’était un homme d’une trempe absolument différente. Il avait un sentiment messianique, il était appelé à jeter une passerelle vacillante entre l’homme soviétique et le dieu annulé. Quand on regarde ses films, on comprend que c’est un homme avec une tâche suprême. Dieu pour lui n’était pas seulement un objet mystique. C’était l’union des cultures, occidentale et orientale, la fusion de tous les types de chrétientés dans un seul courant historique. Le cadre final de Nostalghia parle de cela plus fortement que n’importe quelle parole. Qui plus est, Dieu est une vie intérieure tendue, à l’aide de laquelle on peut déplacer peut-être pas des montagnes, mais des verres : c’est la scène finale de Stalker.
Tarkovski, si j’ai bien compris, critiquait tous les scénaristes, y compris les frères Strougatski, pour leur paresse et leur immobilité. Les scénaristes lui paraissaient des gens occupant la première place dans la file d’attente pour les salaires, ce qui est en partie exact. Cela dit, les Strougatski ont réécrit le scénario de Stalker pour faire plaisir au maître et ils ont tellement retravaillé leur prose que personne ne l’aurait reconnu à l’exception de Tarkovski. Andreï Arsenievitch, semble-t-il, ne voyait et ne comprenait pas les sacrifices des autres.
Avait-il compris la tâche suprême de l’acteur et les autres « compresses professionnelles » de la mise en scène ? À une époque, je fréquentais assez étroitement Alexandre Kaïdanovski et je l’avais même poussé à la chaire que je dirigeais. Et j’en étais venu à lui demander : « qu’est-ce que tu as joué en fait dans Stalker ? Tu avais des indications claires pour ton travail d’acteur ? » Il m’a répondu : « si seulement je savais… J’arrive sur le plateau de tournage et je demande « Andreï Arsenievitch, qu’est-ce que je dois jouer dans ce morceau ? Il me dit : « Écoute, je n’ai pas le temps-là, vas lire l’Évangile » J’ai donc joué selon l’Évangile. » Ou plutôt, il a joué le prince Mychkine transporté soudainement dans la zone d’un pays sans nom.
Notre rencontre avec Tarkovski s’est terminée de telle manière qu’Andreï Arsenievitch nous a aidés à porter les bobines du film jusqu’au taxi, qu’il avait lui-même appelé, ce qui nous a donné le coup de grâce, à moi et Sokourov.
La défense de La Voix solitaire n’a pas eu lieu, mais l’aile de notre ange gardien s’est étendue plus loin : grâce à Andreï Arsenievitch, Sokourov a reçu une affectation au studio Lenfilm, où a commencé le chapitre principal de sa vie professionnelle, qui dure jusqu’à présent.
Ensuite, une histoire trouble a commencé… Stalker a changé le destin de Tarkovski, il est sorti sur les écrans du pays comme un « film scientifico-fantastique » et le chef du Goskino, Ermach, s’est mis à aimer Andreï Arsenievitch comme lui-même. On a donné à Tarkovski carte blanche pour le tournage de L’Idiot, avec probablement Kaïdanovski et Terekhova dans les rôles principaux. Tout s’est passé selon le proverbe « petit à petit l’oiseau fait son nid ». Mais l’offense pour les années de disette a rayé ce projet que Tarkovski avait fait avancer pendant longtemps et qu’il a refusé aussitôt que le film devenait possible et souhaitable pour la direction. À ce moment, à l’intérieur de lui, certains mécanismes étaient lancés qui le poussaient vers l’étranger. Alexandre Nikolaïevitch et moi avions compris que cet homme partirait, et que nous perdrions notre protecteur. Le projet avec Tonino Guerra commençait et Andreï Arsenievitch s’est échappé du pays comme le bouchon d’une bouteille. Pour nous, il est mort en 1980, bien que Tarkovski et Sokourov ont eu une correspondance privée, semble-t-il, jusqu’à la mort de A. T.
Le film qu’on lui a montré a quand même été détruit, du moins la décision en avait été prise. Mais le négatif du film a été substitué par le contretype du Cuirassé Potemkine, qui est parti « au pilon ». Pour son diplôme, Sokourov présentait L’été de Maria Voïnova et La voix solitaire de l’homme est restée sous le lit de sa chambre de 8 mètres carrés dans un appartement communautaire de Pétersbourg. Sa correspondance avec Tarkovski a donné le résultat prévu : « les organes compétents » se sont mis à s’intéresser fortement à Alexandre Nikolaïevitch et cela lui a pourri la vie. Mais c’est une autre histoire, qui doit être racontée en détail, et pas par moi. Le plus ridicule, c’est que tout cela a eu lieu à la veille de la perestroïka, l’anarchie flottait déjà dans l’air, et beaucoup la prenait pour la liberté. Alors que là, il avait le droit à des visites nocturnes et des interrogatoires à en perdre la tête. Il y a eu une perquisition dans la salle de montage, quand Sokourov faisait avec Semione Aranovitch un documentaire sur Chostakovitch. Quand la perestroïka est arrivée, Sacha [Sokourov] et moi avons décidé de faire un film sur tout ça. Je regrette beaucoup que le projet n’ait pas abouti. C’était juste l’époque où il fallait le faire, de 1987 à 1989, trois années entières où la censure était absente du pays et où l’État offrait des financements de grande envergure. De plus, le système de distribution marchait bien ; grâce à lui, le film Monsieur le décorateur est arrivé en deuxième position des meilleures recettes de Lenfilm de l’année, concurrençant La Petite Vera. À l’époque aucun distributeur ne se plaignait qu’ « on ne va pas voir de films russes », on les montrait, c’est tout. Et Andreï Arsenievitch est mort inopinément.
Sokourov est tombé malade, et il est tombé très fortement malade au sens psychologique, comme si c’était son père qui était mort. Nous avions alors des relations assez étroites, je ne tenais pas en place, je suis aussitôt allé à Pétersbourg. J’ai vécu chez lui, j’ai dormi sur le sol dans cette chambre, je l’ai secoué et amusé en essayant de le distraire de ses pensées sombres. Cette mort a tiré le rideau sur l’étape préliminaire de l’œuvre et donna une forme, s’il est permis de s’exprimer ainsi, éthique et philosophique au monde d’Alexandre Nikolaïevitch. La période des films de chambre minimalistes comme Le Deuxième cercle, La Pierre, et d’autres, commençait. Aujourd’hui les cinéphiles sont fous de Béla Tarr. Mais je ferais remarquer que nous faisions des films similaires, dépourvus d’actions extérieures, environ dix ans avant lui. Même si Tarr est bon, noble et fou, je n’ai rien à dire contre lui.
Il est impossible de surestimer l’influence que Tarkovski a eue sur nous. Aurais-je aimé être plus proche de lui ? Pas du tout. Nous étions dans des phases de développement absolument différentes et une discussion d’égal à égal était exclue. Aujourd’hui, il est considéré comme un génie, mais je me souviens d’un petit épisode lors de la première du Miroir dans le cinéma « Dom Kino ».
La lumière s’est allumée après une projection diurne. J’étais cloué au fauteuil et j’étais absolument écrasé par la grandeur du film. Ils n’applaudissaient pas, les spectateurs se sont levés en silence, et, dans le passage, une femme coquette, entre deux âges, est sortie et s’est mise à crier sans qu’on s’y attende : « C’est un fou ! Et il nous contamine avec sa folie. » Autour d’elle une grosse foule de cinéastes s’est formée, ils acquiesçaient d’un signe de tête et disaient : « Oui, oui, oui ». Le film a été classé en troisième catégorie, ce qui veut dire : échec artistique et idéologique.
Aujourd’hui Le Miroir est rentré dans la liste des dix meilleurs films du monde de tous les temps, selon le magazine Sight and Sound.
Original : ТРИ ЧАСА С ТАРКОВСКИМ.pdf
[i] Chaîne de magasins d’État vendant des articles contre une monnaie forte, et qu’on ne trouvait généralement pas dans les autres magasins.
[iii]Ticket de loup est la traduction littérale de voltchi bilet, une expression du langage familier qui dénote une version d’un document ayant des clauses restrictives (interdiction de vote, etc.). Au sens figuré, l’expression s’utilise pour tout type de document affectant négativement la carrière de quelqu’un.
Commentaires
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