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Zander. Dostoïevsky. Le Problème du bien (extraits)

Dostoïevski, zander
Vadim Dolinski, Dostoïevski (fragment)

 

 

Deux extraits de l'ouvrage de L. A. Zander : Dostoïevsky. Le Problème du bien, Ed. Corréa, Paris, 1946 (traduit du russe par R. Hofmann)

 

Première extrait (p. 9-10)

Parmi les nombreux problèmes soulevés par l’œuvre de Dostoïevsky, celui du bien est l’un des plus graves et des plus difficiles à résoudre. Sans aucun doute, le bien constitue le but final de ses recherches, le pôle d’attraction où tendent tous les fils de sa dialectique, toujours complexe et souvent embarrassée. Mais, en même temps, ce pôle est si distant et mystérieux que l’intuition artistique elle-même, sans parler de la pensée philosophique, doit se contenter d’allusions et de conjectures, la contemplation directe lui étant interdite.

Durant toute sa vie, Dostoïevsky s’est efforcé de réaliser une image concrète du bien, de « peindre un personnage positif, imbu de grandeur et de sainteté »[i], considérant cette entreprise comme « un exploit de grande importance pour lui-même », faisant preuve à son endroit d’une ténacité prodigieuse, envisageant le problème avec une logique impitoyable, à travers toute une série de types comme ceux d’Arcady Dolgorouky, du prince Mychkine, d’Aliocha Karamazof, trois de ses « chercheurs de bien ».

Malgré cela, au terme de ses investigations assidues et inspirées, il était obligé de reconnaître lui-même que l’image la plus parfaite, la plus fouillée, celle d’Aliocha, n’était qu’une ébauche, une esquisse de l’idéal qui se peignait dans sa conscience religieuse et morale, un idéal flou dans sa forme, mais parfaitement net dans sa matière : « je le retrouve lourd de signification », écrit-il à propos d’Aliocha dans la préface des Frères Karamazof, « mais je ne sais décidément pas si je vais réussir à le prouver au lecteur. Je crois que c’est, au fond, un personnage agissant, mais son action reste indécise, indéterminée… »

L’image d’Aliocha est assurément l’une des plus attachantes, l’une des plus pures qui soient dans la littérature universelle, mais si nous la comparons aux types maléfiques qui abondent dans l’œuvre de Dostoïevsky et nous bouleversent par leur vérité intérieure, les épithètes d’indécise et d’indéterminée prennent toute leur valeur.

 

Deuxième extrait (p. 11-13)

Mais peut-on parler du bien et du mal indépendamment de l’homme ? Ces deux catégories existent-elles en dehors de lui et ne constituent-elles pas son privilège imprescriptible ?

Dostoïevsky lui-même – à qui l’on ne saurait certes par faire reproche d’avoir négligé la nature humaine – va répondre à nos questions. Observons un trait bien caractéristique : tout en considérant les catégories anthropologiques comme initiales et centrales, Dostoïevsky les rejette sciemment et logiquement dès l’instant où le bien ou le mal atteignent, dans l’âme humaine, leur intensité limite.

Lorsque la chose se produit, les frontières de la personnalité s’estompent et se reculent ; l’homme n’est plus ce qu’il était – il s’est fondu dans un élément hétérogène et l’on assiste à la naissance d’un être nouveau. Ce processus de « déshumanisation » est exposé d’une façon particulièrement frappante et variée dans les cas maléfiques. Dostoïevsky nous révèle l’évolution du principe du mal à travers toute une série de types et d’images ; à mesure qu’il s’intensifie, il provoque d’abord chez l’homme un certain automatisme des actes, puis il apparaître un véritable dédoublement de la personnalité – le moi humain s’est désagrégé totalement. De cette façon, le mal n’est donc humain que tant que son intensité reste moyenne, tant qu’il se trouve en conflit avec le principe du bien et ne l’a pas encore vaincu. Mais aussitôt qu’il se transforme en une force dominante, il dissout la personnalité, détruit son caractère hypostasique et se présente à l’homme comme un principe sans aspect ni forme, « railleur et raisonnable, polymorphe et polymathique, mais toujours identique à lui-même »[ii]

De cette manière, la psychologie fait place à l’ontologie et l’anthropologie disparaît au profit de la démonologie…

Ce n’est pas seulement dans le sens du mal que le caractère personnel de l’être est borné. Aux sommets du bien, l’homme se surpasse également lui-même, brise ses propres limites et se dissout dans une « autre substance », dans quelque chose d’antinomique à ce qui le dominait dans les profondeurs de sa déchéance. C’est alors que commence ce que Dostoïevsky appelait « une vie nouvelle », « quelque chose de toute à fait différent », « une réalité totalement inconnue », autant de notions qu’il pouvait indiquer seulement, sans essayer de les situer dans les catégories de l’être terrestre.

De cette façon, les limites du problème du bien s’élargissent considérablement et deviennent infiniment plus spacieuses que le principe de la personnalité. Et si Dostïevsky passe à juste titre pour un grand connaisseur de l’âme humaine, il n’en est pas moins un visionnaire du principe ésotérique de l’ante et du super-individuel dont les aspects sont fixés dans quelques-unes de ses pages, les moins nombreuses, mais peut-être les plus poétiques et les plus fécondes pour le philosophe.



[i] Extrait d’une lettre adressée à A.-N Maïkof, le 25 mars 1870.

[ii] C’est en ces termes que Stavroguine définit le mal dans Confession.

 

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