Youri Arabov. Interview sur Faust (Sokourov)
Entretien paru le 19 septembre 2011 dans newtimes.ru
Le film est tourné en allemand. Comment avez-vous écrit le scénario ?
Le scénario a été écrit en russe, et les dialogues parodiaient la traduction de Faust par Pasternak. C’était il y a quatre ans, quand les perspectives que le film soit réalisé étaient très vagues. Je crois que le réalisateur n’a pas d’emblée déterminé la langue ni opté pour une coproduction européenne. Nous avons cherché de l’argent en Russie par la FAKK (Agence fédérale de la culture et de la cinématographie), puis par le Minkoult et le Fonds de développement du cinéma, nous avons cherché de l’argent privé, mais tout cela en vain. Enfin, quand, après deux ans, le réalisateur et le producteur, grâce à leurs efforts, ont trouvé l’argent pour la production, il est devenu clair que ce serait le film le plus cher de ceux que nous avions faits, Sokourov et moi. C’est alors que la possibilité de tourner le film en allemand s’est présentée en le rapprochant des realia historiques des documents utilisés. Il me semble que ça s’est passé comme ça. Mes dialogues parodiques, par la traduction dans l’autre sens, ont été réduits en poussière, mais l’intrigue et le sujet (si on le comprend comme le sens des événements) ont été conservés pratiquement dans leur totalité.
Que jugiez-vous important de dire avec les mots de Goethe ?
Nous avons parlé de l’homme d’aujourd’hui et nous avons fait un film contemporain, même si, par ailleurs, le réalisateur a réussi à créer à l’écran un Moyen-Âge d’une impressionnante authenticité historique. Sokourov parle de la source du mal dans le monde sublunaire, et je parle du fait qu’aujourd’hui ce n’est pas le diable qui séduit l’homme, mais l’homme qui séduit le diable. Le sens de notre Faust n’est pas goethéen, c’est un compromis entre ce que voulait exprimer le réalisateur et ce qui m’intéressait moi. Il me semble que le résultat est une déclaration philosophico-artistique assez intelligible.
Cela fait très longtemps que vous travaillez avec Alexandre Sokourov. Quel est le film de lui que vous préférez ?
Tous les films que fait Alexandre Nikolaïevitch m’intéressent. Parmi ceux que nous avons faits ensemble, c’est Moloch et Faust qui me plaisent le plus. Je mets un peu plus en avant Faust, parce que ce film est une protestation réussie et artistiquement fondée contre ce qui se fait aujourd’hui dans notre culture.
Sokourov a dit qu’il ne se sentait pas un réalisateur entièrement russe. Vous avez la même impression ?
Je comprends ses paroles de la manière suivante. Nous vivons tous à l’épicentre d’une catastrophe humaine. C’est malheureusement le cas. Le pays, qui a donné au monde Gogol, Dostoïevski, Tolstoï et Boulgakov est assis devant la télévision et mange des nouilles. Le fond de la « réforme » du cinéma qui a été réalisée chez nous pendant ces trois dernières années a abouti au transfert du format des séries télévisées au grand écran. Et cela a été fait au nom de « l’oublie du spectateur ». Ce que l’on exige en premier lieu est un patriotisme de façade et une banalité qui se vante d’être accessible. Avec cette sauce on réduit à néant le cinéma d’auteur national, qui est le seul qui représente notre pays avec succès à l’étranger, on réduit à néant l’école dramaturgique de Russie.
Mais vous êtes libre en tant que personnalité artistique ?
Je ne me sens pas libre. En plus, la responsabilité devant ces quelques milliers de personnes en Russie qui s’intéressent à ce que nous faisons, qui s’intéressent à notre façon de vivre, augmente encore. Ils ne pardonneront pas le mensonge, ils ne pardonneront pas le passage dans le show-business, qui va bientôt se substituer entièrement à la culture. Cette responsabilité est une lourde croix. Je ne sais pas ce que c’est que la liberté. C’est à Pougatchev et Zadornov de parler de liberté.
La tétralogie est terminée. Qu’y aura-t-il ensuite ?
Je ne sais pas. Il n’est même pas sûr que nous continuions à travailler ensemble. Tout est instable et dépend de tout un tas de nuances psychologiques, de circonstances extérieures. Je pense que ce « Lion d’or » va déclencher la fureur enragée de ceux qui veulent nous enterrer en tant qu’alternative possible, et qui pensaient déjà nous avoir enterrés. Je peux seulement parler de moi. Si les gens qui dirigent le cinéma ont sérieusement décidé de faire un fastfood patriotique en se remplissant les poches et en monopolisant tout le secteur cinématographique, je ne vais pas les suivre. J’ai l’intention d’écrire un texte littéraire assez vaste profitant du fait que leurs mains n’ont pas encore atteint le milieu de l’édition littéraire. J’ai ma propre conception de la Russie et de son rôle dans le monde. Je suis un homme de lettres russe qui travaille de temps en temps pour le cinéma ; à mon âge, il serait honteux de raconter des plaisanteries et de faire des clins d’œil aux chefs comme si nous comprenions vers quoi nous nous dirigions, comme si nous n’allions pas nous noyer et que nous sortirions de l’eau sans être mouillés… Ils ne sortiront pas. Et pour le reste, à la grâce de Dieu.
Original : ici ou Арабов фауст - ru.pdf