Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

05/10/2013

Sjöman. Journal des Communiants (Ingmar Bergman) 1/2

 

Journal des Communiants

Extraits

 

Vilgot Sjöman


ingmar bergman, les communiants



 

 

Mai 1961

Lorsque je lui demande quel sera le sujet de son prochain film, Ingmar Bergman ne me répond pas. Il ne me parle que de ses angoisses :

Bergman : Imaginez l’état dans lequel je suis : je vais tourner un film en automne et je n’en ai pas encore écrit une ligne. J’ai seulement tout dans ma tête.

Tout ce qu’il consent à dire, c’est qu’il s’agira de l’aboutissement d’une trilogie dont La Source et A travers le miroir constituent les deux premières parties.

(En fait, il travaille volontiers avec l’idée de faire une trilogie. Mais, à chaque nouveau film, sa trilogie se décale d’une unité : la première partie de la trilogie est éliminée au profit du film à venir. Ainsi, à partir du 12 août 1961, La Source sera exclue de la trilogie : c’est A travers le miroir qui en constituera la première partie.)

 

Mercredi 14 juin 1961

Bergman me communique le thème général de son nouveau film : un sentiment d’envie à l’égard du Christ.

Bergman : Au début il s’agissait d’un pasteur qui s’enfermait dans son temple et disait à Dieu : « Maintenant, je suis résolu à attendre ici jusqu’à ce que tu te décides à m’apparaître. Tu peux prendre tout ton temps. Des toutes façons, je ne partirai pas avant que tu me sois apparu. » Et le pasteur attendait, jour après jour, semaine après semaine. Tel était le point de départ de mon film. Puis, je me suis réveillé un matin, dans l’état où l’on est lorsqu’on émerge d’un rêve, et j’ai senti que l’attente du pasteur n’avait nul besoin de durer aussi longtemps que je l’avais tout d’abord pensé : il pouvait se passer autant de choses en une heure et demie, la durée du film. Je vais donc commencer, sans détour, par la description d’une communion à laquelle ne participent que six communiants : l’un d’entre eux est la femme du pasteur. Après l’office, le pasteur attend dans le temple : il attend un homme qui doit arriver à une heure convenue. Or, l’homme ne vient pas. Le pasteur commence à s’impatienter et à s’énerver, mais l’homme ne viendra pas parce qu’il s’est pendu.

(…) Bergman a l’intention de décrire le vide, l’inanité, le côté mortel, routinier de la communion. Je lui demande comment il entend montrer tout cela.

Bergman : il suffit d’aller dans un petit temple de campagne et de décrire tout tel que cela se passe. J’en ai visité quelques-uns ces derniers dimanches.
Sjöman : Avec votre femme ?

Bergman : Non, avec mon père.
(Le père d’Ingmar Bergman, Erik Bergman, est lui-même ministre du culte.)

Sjöman : Lui avez-vous fait connaître l’idée de votre film ?

Bergman : Non, jamais. Mais il m’aide à respecter, dans le cadre de ma description, le réalisme des détails liturgiques… Vous comprenez, mon pasteur éprouve une certaine haine vis-à-vis du Christ, haine qu’il ne veut avouer à personne. Il envie le Christ, il le jalouse. Il ressent un sentiment semblable à la jalousie qu’éprouve le fils resté au foyer envers son frère, l’enfant prodigue, qui, dès son retour, accapare toute l’attention, pour lequel on tue le veau gras, etc. Je viens tout simplement de découvrir qu’il me faut confesser la jalousie que moi-même j’éprouve envers le Christ… Quand mon scénario sera terminé, je vous le donnerai à lire et à critiquer. Je veux entendre des critiques. (Un temps.) Mais évitez de le critiquer de façon à ce que je perde foi en ce film et que j’aie peur de le faire… Ce que les critiques disent de moi en tant que metteur en scène ne me touche pas le moins du monde. Mais quand ils parlent de moi en tant qu’auteur, alors, là, je suis comme un écorché vif.

 

Jeudi 13 juillet 1961

Je demande à Bergman comment marche son scénario. Assez bien me répond-il en riant. Maintenant qu’il a pris la décision de suivre une direction précise, à savoir commencer le film par toute la scène de la communion, il dispose d’énormément de matériel tout prêt. Et il résume le film ainsi :

Bergman : D’abord, il y aura l’intégrale de la communion, qui est une scène toute faite. Puis, un monologue de Gunnar Bjornstrand pendant une quinzaine de minutes. Ensuite, il se passera quelques petites choses, à la fin, très vite.

Telle est sa première allusion à la construction du scénario, exprimée avec un contentement ironique.

 

Jeudi 20 juillet 1961

Jeudi dernier, la femme du pasteur était encore en vie. Maintenant, elle est morte.

Bergman : Je me suis réveillé un beau matin et je l’ai assassinée. C’était ce qu’il y avait de mieux à faire. La femme devait, en effet, jouer un rôle très important dans l’histoire, mais je n’arrivais pas à avoir d’idées sur elle. Maintenant, au lieu d’une épouse, le pasteur a une maîtresse ; une institutrice de campagne, hystérique, d’âge plutôt mûr, seule, plate comme une planche à pain. Et, depuis, mon scénario marche merveilleusement bien.

Sjöman : Qui interprétera ce rôle ?

Bergman : Ingrid Thulin.

Un temps. Le temps pour moi de m’étonner. Il rit, content de lui. En ce moment, il récrit le scénario pour la troisième fois. Il s’applique à faire concorder son inspiration avec des heures de travail fixes, les soirées étant consacrées à la détente. Je m’étonne qu’il parvienne à oublier ses personnages lorsqu’il s’arrête d’écrire, en fin de journée.

Bergman : En fait, ils me poursuivent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il n’y a qu’un moment dans la journée où ils m’abandonnent : à onze heures, quand je dois me mettre à écrire. Ils s’évanouissent en fumée, sont comme des écoliers qui refusent d’entrer en classe.

C’est alors que, dans conscience de Bergman, s’éveille un moralisateur qui le menace du doigt en lui disant qu’il est dangereux d’être tenté d’abandonner, que le salut, pour lui, est de se mettre à table, tous les jours, à une heure précise, qu’il en ait envie ou non. Puis, qu’il se lève, fasse le tour de la maison, une fois toutes les heures, jusqu’à ce que l’inspiration vienne. (…)

Il est maintenant évident que le film n’a nullement eu comme seule source l’idée première du pasteur qui attend que Dieu apparaisse. On en trouve une autre origine dans cette histoire :

Bergman : Kabi et moi, nous nous sommes mariés en Dalécarlie, le premier septembre 1959, il y aura bientôt deux ans. L’automne de cette année-là, nous sommes allés dire bonjour au pasteur qui nous avait mariés. Au passage, nous avons aperçu, dans la boutique du village, sa femme, le visage très grave, en conversation avec une écolière. Quand nous sommes arrivés au presbytère, le pasteur nous a appris que le père de cette petite fille venait de se suicider. Le pasteur avait eu auparavant plusieurs entretiens avec lui, mais en pure perte.

Et aussi :

Bergman : Ce pasteur rencontrait les mêmes difficultés que presque tous les pasteurs suédois : c’était si ingrat et difficile d’entrer en communication avec les paroissiens, il y avait si peu de fidèles au temple, etc.

Et encore, troisième origine :

Bergman : D’habitude, je me fiche éperdument de la politique étrangère. Mais, au printemps dernier, j’ai lu des articles de journaux sur les Russes et les Chinois. Et j’ai découvert alors que ce n’est pas des Américains que les Russes ont peur, mais des Chinois qui, eux, sont endoctrinés au point qu’il n’est pas impossible qu’ils prennent un jour le risque d’une guerre atomique.

Sjöman : Comment allez-vous inclure cela dans votre histoire ?

Bergman : Un type qui revient de la pêche, accompagné de sa femme enceinte, arrive chez le pasteur. Il lui a demandé rendez-vous pour avoir un entretien avec lui après l’office. Ce pêcheur est devenu un homme renfermé, perdu dans ses pensées, parce qu’il a lu que les Chinois allaient détruire le monde.

Le film a maintenant un titre : Les communiants. Il devient évident qu’Ingmar Bergman possède de mieux en mieux son sujet, car il consent à en parler plus volontiers.

Bergman : Les Communiants fera pendant à A travers le miroir et sera une réponse à ce film. Alors que j’écrivais A travers le miroir, je croyais avoir trouvé la véritable justification de Dieu. Dieu est amour. N’importe quelle sorte d’amour est Dieu, même s’il s’agit de ses formes perverses. Et cette justification de Dieu m’a donné un sentiment de confiance en lui. J’ai laissé tout le film se conclure par cette idée de Dieu. Et cela a d’ailleurs donné naissance à la coda qui s’épanouit dans la dernière partie. Mais l’idée que j’avais n’a pas survécu au-delà du premier jour de tournage.

Pourquoi n’a-t-il pas alors transformé la fin du film ? Il ne l’a pas fait parce qu’il trouve qu’il est un principe fondamental quant à la création d’un film : ne t’éloigne pas de son scénario pendant le tournage. Sois honnête vis-à-vis de ce que tu as écrit, même si maintenant, sur le plateau, tu penses que cela représente quelque chose de déjà révolu. N’attente pas à l’homogénéité que possède ton sujet à ce moment-là : ce serait un véritable suicide, aussi bien sur le plan artistique que sur celui, pratique, de la production. Si tu veux formuler de nouvelles conclusions, patiente jusqu’au prochain film.

Bergman : C’est pourquoi cette justification de Dieu, je la détruis dans mon nouveau film. En un certain sens, c’est un film de règlement de comptes. J’y règle mes comptes avec papa dieu, ce dieu d’autosuggestion, ce dieu qui inspire confiance.

Ingmar Bergman a l’habitude de fragmenter un texte en morceaux bien détachés les uns des autres, afin d’avoir une meilleure vue d’ensemble. Il divise son nouveau film en trois chapitres :

1 — Destruction de la coda d’A travers le miroir : règlement de comptes avec le dieu d’autosuggestion.

Sjöman : Cette partie-là doit être difficile à écrire ?

Bergman : Non, pas tellement.

2 —  Le vide qui suit cette destruction.

Bergman : Il n’est pas tellement compliqué à décrire non plus.

3 — L’éveil frémissant d’une nouvelle foi.
Bergman : C’est ce qu’il y a de plus difficile à écrire. Je crois avoir trouvé une solution. Avez-vous jamais entendu parler de la « duplication » ? Certains dimanches, les pasteurs ont deux offices à dire : celui du grand temple paroissial, puis un autre dans une chapelle de moindre importance. Or, il existe une pratique, au sein de l’église suédoise, selon laquelle, dans le cas où il n’y a pas plus de trois fidèles dans le temple, l’office n’est pas célébré. Je vais donc procéder comme suit : lorsque Gunnar Bjornstrand arrivera à la petite chapelle paroissiale, le bedeau viendra à sa rencontre en lui disant : « Il n’y a qu’un seul fidèle ici ». Et le pasteur célébrera l’office quand même. Cela suffira pour rendre sensible cette nouvelle foi qui commence à envahir le pasteur.

 

Jeudi 27 juillet 1961

Bergman : le schéma de mon scénario est en principe au point, maintenant. Mais il n’est en pas de même pour la continuité. Il manque des détails. À un moment, cela ne marchait pas du tout. Alors, Kabi m’a dit : « Puisque tu écris sur le bon dieu, fais-lui confiance : il ne manquera pas de bien t’inspirer et cesse de te tourmenter. » J’ai suivi son conseil : je n’ai rien écrit pendant trois jours et, soudain, tout est venu de soi-même.

Il est inquiet quand même :

Bergman : Je n’ai jamais été aussi en retard dans l’écriture d’un scénario que cette fois-ci. Mais lorsque Harald Molander, directeur de la production, lui demande à quelle date son scénario sera prêt, il répond :

Bergman : le 15 août, comme je vous l’ai promis. (…)

 

Mardi 8 août 1961

Je reçois le manuscrit des Communiants, daté du 7 août 1961, pour en prendre connaissance.

 

Jeudi 10 août 1961

Sjöman : Pourquoi avez-vous escamoté l’idée de la jalousie envers le Christ ?

Bergman : Mais je ne l’ai pas escamotée ! Elle y est !

Sjöman : On en parle, oui, en passant. Mais elle n’est jamais utilisée dramatiquement…

Bergman : Elle l’était, tout au début. J’ai même écrit la scène.

Sjöman : Comment aviez-vous fait alors ?

Bergman : Oh, c’était très simple : j’avais fait converser Tomas, le pasteur, avec le crucifix, dans le temple. Mais j’ai supprimé cette scène.

Sjöman : Pourquoi ?

Bergman : Parce qu’elle n’avait rien à faire ici, dans ce film. Elle fera partie du prochain. Chaque corps a son poids spécificique, n’est-ce pas ? Or, tout ce qui tournait autour de l’idée de la jalousie envers le Christ formait un écheveau trop énorme pour pouvoir le démêler cette fois-ci. J’ai ressenti l’impérieux besoin de garder cela pour la prochaine fois. Ce film se situe à un niveau beaucoup plus simple. Il m’a fallu, tout bonnement, reprendre tout depuis le début, en faisant un ravalement du concept de Dieu… je sais qu’il me faut progresser pas à pas. Plusieurs fois déjà, j’ai été tenté d’aller trop vite, de me forcer à trouver une croyance. Mais, on n’arrive pas à s’imposer une foi. Cela doit prendre son temps : un an, ou deux, ou dix. Peut-être qu’à la longue tous ces problèmes finiront par disparaître, qu’en sais-je ? Je dois aussi être prêt à cela. Tout au moins pendant un certain temps. (…)

Y a-t-il autre chose qui vous ait gêné ?

Sjöman : Les réflexions du bedeau, Algot Frovik, sur les souffrances du Christ arrivent bien tard. N’y a-t-il pas moyen de les mettre au début ?

Bergman : Non parce que le public les aurait trop tôt oubliées. Cela doit venir vers la fin… Vous voyez, pour moi, Algot Frovik est un ange. Réellement, littéralement, un ange. Il y a cinquante fois plus de religion dans cet homme-là que dans tout le personnage du pasteur.

Sjöman : Comment comptez-vous filmer la séquence de la lettre de Marta ?

Bergman : Je commence sur Tomas qui la lit. Plan très simple, très banal, sur Tomas qui ouvre la lettre et la lit. Puis gros plan sur Marta : elle regarde dans la caméra lorsqu’elle reprend la lecture. Puis, j’alterne différents plans sur Tomas et Marta. Mais tous deux regardent droit dans la caméra. De près, sans effet, comme ça.

Sjöman : Lorsque Tomas rencontre le pêcheur pour la première fois, puis lorsqu’il rencontre Marta… je ne sais pas comment dire, mais il me semble qu’il y a encore un peu trop de vous-même dans ces répliques.

Bergman : Il y a beaucoup moins de moi-même dans le personnage de Tomas que vous ne le croyez. En fait, je n’ai qu’une seule chose en commun avec Tomas : c’est de chercher à se défaire d’un vieux concept de Dieu ; et aussi d’en pressentir un nouveau, beaucoup plus difficile à saisir, à expliquer, à décrire. À part cela, Tomas m’est étranger.

Je pense au récit de Tomas devant le passage à niveau :

«  Un soir, quand j’étais gosse, je me suis réveillé avec une peur affreuse. Un train hurlait, là-bas, dans la courbe ; tu sais, nous habitions le vieux presbytère, près du pont. C’était une nuit, avant le printemps : une lumière curieuse, violente, frappait la glace et les bois. Je me suis levé, j’ai couru à travers toutes les pièces en cherchant mon père. Mais la maison était vide. J’ai appelé, hurlé, mais personne ne répondait. Je me suis habillé tant bien que mal et j’ai couru jusqu’à la berge, en bas. Je n’arrêtais pas de pleurer, d’appeler mon père. Puis, venant de la gare, le train est arrivé. La fumée se détachait, noire sur toute cette blancheur, et tous ces wagons de marchandises aveugles faisaient un bruit infernal. J’étais abandonné, sans père ni mère, face à un énorme dragon de fer et de feu, dans un monde complètement mort. Je suis tombé malade de frayeur. Père m’a veillé toute cette nuit-là. » Marta dit : « C’était un bon père ». Tomas répond : « Père et mère voulaient que je sois pasteur. Et j’ai fait selon leur volonté. »

Sjöman : Ce souvenir d’enfance… Ne trouvez-vous pas que Par Lagerkvist a déjà abusé du symbolisme angoissant de la locomotive ?

Bergman : Dans quoi ?

Sjöman : « Père et moi », une petite nouvelle.

Bergman : Je ne l’ai pas lue.

Je me demande combien de fois pareille chose arrive à Bergman. Ce qui semble être un emprunt littéraire se rapporte au contraire à ses propres souvenirs d’enfance. Son grand-père construisit et exploita le réseau ferré de Dalécarlie du Sud ; Ingmar, dans ses jeunes années, passa tous ses étés en vacances chez ses grands-parents, son enfance fut peuplée de locomotives, bercée par les sifflets des trains, imprégnée de l’odeur de fumée.

Bergman : Bon, d’accord. Je supprime donc le fait que les parents de Tomas habitaient près d’une voie ferrée. Mais le train qui passe bruyamment devant la voiture où Marta est assise à côté de Tomas, je veux le conserver… L’essentiel, d’ailleurs, n’est pas de dire ce qui a effrayé l’enfant autrefois, mais seulement de faire comprendre qu’il a eu peur et qu’ensuite son père l’a réconforté…

L’enfant a peur et son père le réconforte. Dieu lui-même est paternel, réconfortant, un dieu (qui sans doute aimait l’humanité, mais moi plus que tout autre » (dit Tomas au pêcheur). « Père m’a parlé », dit le jeune garçon à la fin d’A travers le miroir – en sous-entendant : « Dieu m’a parlé ». On devrait prêter plus d’attention à toutes ces équivalences entre « père » et « Dieu » dans des films, car Bergman les y a mises intentionnellement…

Bergman : Avez-vous d’autres reproches à me faire ?

Sjöman : Oui. Le dénouement. « L’éveil frémissant d’une foi nouvelle » chez Tomas n’y est jamais sensible. Le pasteur, tout bonnement, arrive et célèbre l’office.

Bergman : Mais oui. C’est exactement cela. Il est l’âne qui continue à porter son fardeau. Il est trop faible pour être d’une quelconque utilité dans les desseins de Dieu. Dieu ne peut pas lui insuffler de forces – mais le peut, au contraire, en Märta ! C’est Märta qui, à la fin, reprend le combat de la foi, voyez-vous ?

Là, j’hésite. J’ai lu le scénario à fond, en l’espace de deux jours, mais toutes les notes que j’ai prises prouvent que, tout au long du film, j’ai considéré Märta comme un personnage n’ayant pas la foi.

Bergman : Et la prière qu’elle dit à l’intention de Tomas, alors ? Tout à la fin.

Je dois bien reconnaître que ma propre aversion à l’égard de la religion m’a joué un vilain tour, car je n’ai pas remarqué qu’il s’agissait d’une véritable prière…

Sjöman : Mais pourquoi ne placeriez-vous pas Tomas devant un dilemme, face à son dernier office, de façon à ce que sa décision soit plus évidente ? On serait alors plu sensible à cet « éveil frémissant d’une foi nouvelle ». Il suffirait peut-être d’accentuer un peu la courbe dramatique…

Bergman : Je vais y réfléchir. J’ai un peu le sentiment qu’il suffirait de très peu de choses pour modifier l’ambiance de cette fin. Quelques répliques, quelques détails seulement.

Il hoche la tête, comme si, finalement, j’avais touché un point sensible.

Bergman Tout ce que vous m’avez dit jusqu’à présent ne semblait pas me concerner… tandis que cette remarque, je crois qu’elle est juste, cela me frappe. Pas le reste…

Sjöman : Mais, n’est-ce pas parce qu’auparavant j’ai effleuré des choses que vous n’aviez guère envie d’approfondir, comme la jalousie à l’égard du Christ ?

Il y réfléchit sérieusement.

Bergman : Non, je ne crois pas qu’il en soit ainsi.

J’hésite à poursuivre.

Bergman : Continuez, continuez !

Sjöman : Ce n’est que dans la scène finale que l’organiste Blom révèle à Märta ce que fut, en vérité, le mariage de Tomas… N’est-ce pas trop attendre ? Pourquoi tenez-vous à ce que cela vienne si tard ?

Bergman : Mais pour ne pas trop en dire dès le début, évidemment. Les rapports entre Tomas et sa femme ne doivent être dévoilés que peu à peu. Et lorsqu’à la fin, Märta apprend à quel point l’hypocrisie empoisonna l’existence de Tomas avec sa femme, l’ultime obstacle qui restait devant elle s’effondre alors, comprenez-vous ? Elle ressent une immense tendresse pour Tomas. Cela se passe comme ça, tout simplement : ce que Blom raconte à Märta la met en état de prier pour Tomas.

Sjöman : Mais si vous placiez plutôt les cancans de Blom au début du film, on comprendrait mieux alors que Tomas a vécu avec sa femme dans un univers où la religion se teintait fortement de romantisme. Montrez que Tomas a vécu dans un monde de confiance, de pure convention, où la religion était d’une simplicité romantique : « Dieu est Amour » - avant de le plonger dans l’angoisse… Maintenant, le film à peine commencé, vous ne montrez que l’angoisse de Tomas.

Il pèse soigneusement cette alternative.

Bergman : Vous croyez alors que je devrais commencer par l’office ?

Il prend une plume et commence à noter mes suggestions : 1) l’office, 2) le bedeau, 3)… La plume reste en l’air.

Bergman : Et après ?

Enfin je tiens ma chance. J’expose, non sans immodestie, la construction du film telle que je la vois, c’est-à-dire en soudant tout en grandes séquences. Plutôt que deux scènes de conversation avec Jonas, le pêcheur, je n’en envisage qu’une seule. Je ne veux pas des deux disputes avec Märta, je n’en veux qu’une. Il n’y a qu’à les laisser se disputer dans la sacristie, éviter ainsi le détour par la salle de classe, et, finalement, tout le drame peut se jouer dans le temple, etc. Bermgan écoute attentivement, mais, peu à peu, repose sa plume. Un sourire se dessine sur son visage. Longtemps, je ne m’occupe que de mes problèmes de construction et ne me doute de rien ; j’ai l’impression que, devant les heureuses solutions que j’ai trouvées, ce sourire est de connivence. J’achève enfin d’exposer les changements qui me semblent souhaitables…

Bergman : Parfait. Mais c’est du théâtre !

Là, il fait mouche.

Bergman : Si j’avais écrit cette histoire pour le théâtre, je l’aurais en effet découpée en grandes scènes jouées, comme vous me l’avez proposé. Et si je l’avais écrite pour la télévision, il n’y aurait alors eu besoin, en tout et pour tout, que de deux lieux scéniques : l’autel et la sacristie… Mais le cinéma, voyez-vous, le cinéma, c’est tout un tas de petites courbes qui s’enchevêtrent… tant et si bien que, lorsque le film est fini, ces petites courbes sont devenues une seule longue ligne, une seule courbe dramatique…

Sjöman : Je voulais encore vous poser une question : n’avez-vous pas peur de faire autant de répétitions dans Les Communiants ? Je crains que, lorsque les gens se comportent d’une façon statique l’un envers l’autre, cela ne fasse des longueurs. Si une personne A et une personne B se comportent d’une manière identique dans deux scènes qui se ressemblent…

Bergman : Des répétitions ? Ce n’en sont pas. Il s’agit de ma technique pour parvenir à faire entrer les choses dans la tête des gens. D’abord, je tire un coup de semonce. Ensuite, je tire au but. Vous en avec un exemple très frappant dans Les Fraises sauvages : les pendules sans aiguilles… Je dois quand même vous faire un aveu : tout au début, je voulais que tout se déroule dans le temple. Cela devait être une sorte de « jeu » devant l’autel. Mais, tandis que j’écrivais, je me suis de plus en plus éloigné de cette idée. De plus en plus clairement m’est apparu ce que je voulais réellement. Je voulais que tou soit plus simple, plus quotidien, comme dans la vie… Vous m’avez, par exemple, reproché que le pasteur dise des banalités lorsqu’il parle, au début, au pêcheur et à sa femme… Il est juste que vous trouviez qu’il dit des banalités, parce que je me suis vraiment donné du mal pour trouver les pires clichés qu’un pasteur puisse employer lorsque quelqu’un vient vers lui pour chercher un réconfort… Je vais vous dire une chose : ce n’est pas avant d’avoir abandonné l’idée que tout devait se dérouler dans le temple que j’ai commencé à y voir clair. Pas avant d’avoir vu que tout le film était un voyage entre deux églises – deux terminus – deux concepts de Dieu. L’ancien concept de Dieu et le nouveau. Tout s’est alors ordonné sans effort pour moi. Cette infernale randonnée en voiture dans les neiges de novembre… Tout devenait des stations sur le chemin du pasteur. Première station : lorsqu’il veille le cadavre de Jonas, dans la neige, malgré qu’il soit lui-même terriblement malade, fiévreux. Deuxième station : la salle de classe. Troisième : lorsqu’il lui faut aller voir la femme du pêcheur pour lui annoncer le suicide de son mari…

Sjöman : Justement on voit d’abord Tomas devant le cadavre du pêcheur (en pleine théodicée), puis il bavarde avec un écolier (qui veut devenir cosmonaute quand il sera grand), ensuite il déverse sa haine sur Märta… Je trouve ce rythme plutôt bizarre.

Bergman : Ce rythme bizarre ? Rythme, c’est bien ce que vous voulez dire ? Curieux, moi qui, d’habitude, suis justement si sûr de moi quant au rythme. Que voulez-vous dire ?

J’esquive rapidement et contre par une autre question.

Sjöman : Si je vous demande : quel est le motif le plus important ? Le motif de Jonas ou celui de Märta ? Vous me répondez…

Bergman : Le motif de Märta.

Sjöman : Comment ?! Le motif de Jonas est bien le motif principal, du point de vue religieux, non ? C'est pourquoi le motif de Märta devrait lui être subordonné, et l’explosion de haine envers Märta venir avant le suicide de Jonas…

Bergman : Non. Ce sont évidemment les rapports avec Märta qui constituent le thème essentiel du film. Et c’est d’ailleurs également un thème religieux. C’est en effet vis-à-vis d’elle que le fiasco religieux de Tomas, à la fin, se révèle : le fait qu’il soit incapable de recevoir son amour…

 

Samedi 12 août 1961

Première interview télévisée.

Bergman : Disons que, dans mes films précédents, j’ai toujours évité de trancher la question de l’existence ou de la non-existence de Dieu. Dans La Source, le folklore servait en quelque sorte de réponse. La source jaillissait, n’est-ce pas ? Mais il s’agissait alors pour moi d’une timide approche de ce problème, d’un moyen de documenter ma propre certitude, ma propre idée, quant à la réalité de Dieu. Par contre, dans A travers le miroir, le problème est franchement posé. Là, l’essentiel, le credo du film est que « Dieu est Amour et l’Amour est Dieu » et que, donc, la justification de Dieu est l’existence effective de l’amour : « l’existence de l’Amour comme une chose réelle dans le monde des hommes ». Après, voyez-vous – c’est ce qu’il y a eu de vraiment difficile – il m’a fallu reconsidérer tout ce problème dans Les Communiants et briser ce concept de Dieu, qui revenait en quelque sorte à chercher une solution de confort. Maintenant, je tente d’acquérir une notion plus vaste, plus distincte, plus claire de la divinité.

Interviewer : Pourquoi ressentez-vous à ce point le besoin de briser le concept de Dieu tel qu’il se trouve dans A travers le miroir ?

Bergman : vous pouvez facilement l’imaginer. Je veux dire : Jonas, le pêcheur, arrive, complètement terrorisé par les Chinois et par la menace latente de la guerre qu’ils pourraient provoquer, n’est-ce pas ? Si un tel homme se présente devant vous, il est très difficile de lui dire : « Ne vous inquiétez donc pas des Chinois, parce que Dieu est Amour. Ayez confiance, parce que l’amour est, de toute façon, la chose la plus importante et qu’il existe sur terre comme une chose réelle ».

Interviewer : Voulez-vous dire que c’était, en quelque sorte, une notion de Dieu trop étroite, qui n’était fondée que sur la confiance ?

Bergman : Oui. C’est ce que je pense. De toute façon, j’avais cette impression, de plus en plus.

Interviewer : Confiance dans quel sens ? Comme celle d’un enfant ?

Bergman : Oui, exactement. Et là, il m’a fallu faire place nette en moi-même – ce qui n’alla d’ailleurs pas sans mal. Chasser une vieille notion de Dieu. Précisément cette notion de Dieu paternel. Me débarrasser en quelque sorte de ces rapports de père à fils – avec un Dieu d’auto-suggestion, un Dieu qui inspire confiance. Là, il m’a fallu sérieusement reconsidérer toute cette notion de Dieu. Et c’est, en quelque sorte, de la remise en question de cette conception que parle le film.

Interviewer : Si l’on schématise, on peut trouver qu’il y a, dans vos films, une première période de révolte contre les autorités – les « pères » de toutes sortes, y compris dans les rapports religieux. Puis, il y a une longue suite de films de réconciliation : Les Fraises sauvages et tous les films où vous avez, si l’on peut dire, accepté le concept d’un Dieu paternel auquel on fait confiance.

Bergman : Oui, c’est juste. Oui, il fallait faire cela tout d’abord. Les choses ont naturellement suivi cette démarche : on a d’abord fait la révolution, on s’est heurté à la notion de père. Après, donc, on l’a acceptée. Et ensuite, il s’agissait de la mettre posément de côté – de ne pas calquer l’une sur l’autre la notion de père et la notion de Dieu.

Interviewer : On devine que, dans votre nouveau film, vous êtes très prudent, quant à vous-même et quant au sujet également : vous n’y proposez pas, si l’on peut dire, un nouveau concept de Dieu ?

Bergman : Non, on ne peut pas dire. Car le « drame » – la passion même – ne se joue pas chez le personnage principal, Tomas, mais se joue en Märta, qui, elle, n’a pas la foi. C’est elle qui porte en elle-même le germe d’une nouvelle notion de Dieu ; et c’est elle qui possède en elle-même des possibilités vitales et qui, petit à petit, communique ses possibilités vitales à Tomas.

 

Mercredi 13 septembre 1961

Le scénario est maintenant tapé sur stencils. C’est à peu de choses près le même scénario que celui que j’ai lu le 9 août. Seuls quelques détails ont changé, par-ci, par-là. Mais il y a deux grands passages supprimés.

On a maintenant attribué un numéro de production aux Communiants : long métrage 136. Au bureau, on en parle sous le code L. 136.

 

Septembre 1961

Hier soir, Ingmar Bergman a vu en projection Le Journal d’un curé de campagne, le film tiré par Bresson du roman de Bernanos.

Bergman : C’était la troisième fois que je le voyais.

Au début, il avait du mal à comprendre Bresson ; maintenant, il a l’air de commencer à l’accepter. Mais pourquoi a-t-il revu ce film juste en ce moment ? Peut-être cela faisait-il partie pour lui de la préparation des Communiants ? Il y a toujours certains détails dont on peut s’inspirer ; ou, au contraire, qu’on peut réfuter ; ou encore, traiter autrement.

De toute façon, c’est ainsi que Bergman travaille : voir beaucoup de films, toujours, à chaque occasion ; absorber ou rejeter – tout en se frayant à lui-même une voie, sa mémoire emmagasine de nouvelles prises, d’utiles références.

 

Lundi 2 octobre 1961

Bergman : Je ne crois pas qu’il faille lire tout le scénario, mais seulement certaines scènes-clefs.

Björnstrand : Y a-t-il une page tu aimes particulièrement ?

Thulin : N’importe laquelle !

La lecture a commencé par un joyeux échange de balles… Il n’y a pas de local spécial pour ce genre de travail : nous sommes dans la cité du cinéma et la lecture est une coutume essentiellement théâtrale qui semble, ici, inhabituelle et déplacée… Olof Thunberg, qui doit jouer le rôle de l’organiste, n’avait d’ailleurs jamais rencontré auparavant un metteur en scène de cinéma qui prenne la peine de faire faire une lecture.

 


La suite

Écrit par Fabien Rothey dans Bergman, Cinéma | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ingmar bergman, les communiants | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

Les commentaires sont fermés.