Sjöman. Journal des Communiants (Ingmar Bergman) 2/2
Du 04.10.61 au 17.01.62
Le Tournage des Communiants va durer cinquante-neuf jours, répartis sur quinze semaines.
Bergman : … un tournage long, laborieux, peut-être pas toujours tellement drôle.
Un tournage dont on a pu croire qu’il allait s’arrêter presque avant de commencer : suspendu pour quarante-huit heures, le lundi 16 octobre 1961, à l’occasion de la sortie d’A travers le miroir, il était à nouveau interrompu du 19 au 22 octobre, Bergman étant malade. Et il n’en fallut pas plus pour que certains alarmistes n’appréhendent immédiatement qu’Ingmar Bergman ne fasse jamais ce film.
Au début, pour Bergman, le problème est de trouver le « ton ».
Bergman : Il s’agit de s’arranger pour que les acteurs trouvent le ton dès le premier jour de tournage. Si cela marche, ils le conservent automatiquement.
Quel ton ? Gunnar Björnstrand, qui fait partie du premier plan tourné, s’est rendu compte, dans un coin du plateau, que ce n’est pas « stylisation et précision » que Bergman recherche cette fois-ci, mais « des murmures ».
Le premier tour de manivelle est donné, dans un silence de mort : dans le décor de la sacristie, Björnstrand et Kolbjörn Knudsen parviennent à la fin de leur scène :
« Aronsson. — Tu pourrais demander à Märta Lundberg de t’aider. Elle ne demande que cela. Je peux le lui demander.
Tomas. — Non, merci. »
Bergman : Merci. Dis-moi, Gunnar. Je trouve ton « non merci » était un peu trop ostentatoire. Une peu trop agressif. Dis-le seulement d’une voix un peu lasse. À peu près comme : « Arrête de me rabâcher tout cela »… On fait une autre prise…
À la troisième prise, Bergman est satisfait.
Pendant la pause, il me révèle un de ses « trucs » :
Bergman : Kolbjörn avait un peu le trac avant de commencer ; c’est pourquoi il n’était pas très bon à la première prise. Mais je ne voulais pas le prendre de front. Aussi, pendant que la scène se jouait, je cherchais et je réfléchissais à la manière dont je pourrais procéder. Et j’ai été drôlement content lorsque Gunmar en a fait un tout petit peu trop sur son « non merci » : j’avais ainsi un prétexte auquel me raccrocher pour refaire la prise. Et, par ce biais, Kolbjörn s’est calmé, s’est détendu…
Ultérieurement, Bergman eut l’occasion de revenir sur ce problème de savoir ce que l’on doit dire aux acteurs quand une prise est terminée. « Merci ! » n’est vraiment pas suffisant. Il leur faut savoir si c’était bon ou non. Si on leur dit « très bien », pourquoi alors refaire la prise ? Si on leur dit « ce n’est pas bon », il faut leur en donner les raisons, de façon à ce qu’ils puissent faire mieux. Si on hésite, le malaise s’installe sur le plateau. Alors quoi ?! Ne sait-il pas ce qu’il pense ?!
L’instant du « merci » est donc l’instant crucial pour les acteurs. À ce moment, ils sont complètement désarmés. Ceux qui leur veulent du mal doivent alors en profiter. Bergman énonça ainsi plusieurs manières de rendre les acteurs fous :
Première manière : le metteur en scène ne murmure rien que des choses agréables à l’acteur (« Non, c’était bien. Impeccable. Vraiment parfait »), mais d’une telle manière que cela a l’air d’être une subtile critique. L’acteur sera donc persuadé qu’il a complètement échoué.
Deuxième manière : le metteur en scène dit son « Merci. Parfait » et ajoute : « On recommence. » L’acteur (angoissé) : « Y avait-il quelque chose qui n’allait pas ? » Le metteur en scène (très aimable) : « Pas du tout. Sincèrement. Mais on recommence quand même encore une fois… »
Troisième manière : juste avant la prise le metteur en scène s’adresse à mi-voix au chef opérateur : « Dis donc, n’y a-t-il pas moyen de l’éclairer autrement ? Je trouve que ça lui fait un menton tellement grand. Oh, après tout, ça ne fait rien. Allons-y comme ça ! » etc.
Par contre, Bergman omit de parler des manœuvres de camouflage auxquelles lui-même se livre pour refaire une prise : rejeter la faute sur un bruit de caméra, sur un pépin d’éclairage, etc. — pour ne pas faire perdre aux acteurs leur assurance. Seulement, il a tellement souvent recours aux incidents techniques qu’il risque fort que les acteurs ne le croient plus lorsqu’il s’en produit véritablement un.
Bergman pense qu’il ne faut pas non plus s’en tenir à ce dont les acteurs sont capables. Il faut aller encore plus avant, jusque dans leur vie privée, leur existence quotidienne — et leur faire mêler leurs propres conflits à leur jeu. Certains acteurs s’y prêtent volontiers. D’autres restent sur la défensive, ou refusent. De toujours travailler avec le regard fixé sur le point d’intersection entre les problèmes privés de l’artiste et son objectivité, tel pourrait être l’un des stratagèmes d’Ingmar Bergman.
À ce propos, je m’étonnai un jour du curieux timbre de voix avec lequel Elsa Ebbesen annonçait, dans une scène avec le pasteur, que Jonas Persson s’était suicidé, et demandai à Bergman s’il lui avait donné beaucoup d’indications pour parvenir à cela :
Bergman : Aucun. Quand je suis arrivé, hier matin, je lui ai demandé comment elle allait. Elle m’a répondu : « Mon mari est mort avant-hier. Nous avons vécu toute la vie ensemble. » Malgré cela, il était évident pour elle qu’elle devait travailler et qu’elle pourrait, peut-être, se servir dans son travail de sa propre épreuve. « Cela pourra peut-être m’être utile dans cette scène », m’a-t-elle dit. Voilà ce que j’appelle une actrice !
Et sa voix trahit une grande tendresse lorsqu’il me raconta cette anecdote.
Ce « ton » que Bergman recherchait dès le premier jour du tournage, ce n’est que le 27 octobre qu’il estimera l’avoir trouvé :
Bergman : Maintenant, tous les acteurs sont intégrés à leurs rôles. Soudain, ça y est. On ne peut jamais l’expliquer. Mais cela se passe toujours comme ça. En réalité, on devrait pouvoir refaire toutes les scènes dans la sacristie, depuis le début. Elles sont bien, telles qu’elles sont. Mais on remarquera toujours la différence.
Certaines de ces scènes seront d’ailleurs refaites. Ainsi, le 10 octobre, Bergman tourne un plan-séquence de près de six minutes : une scène entre Tomas et Märta, dans la sacristie. Initialement, cette scène était prévue en plusieurs plans. Pourquoi Bergman veut-il en faire maintenant un plan-séquence ? Aujourd’hui, ce n’est plus pour des raisons d’économie. Ce l’était autrefois, lorsqu’il tournait ses premiers films, La Prison ou La Soif : il faisait alors d’interminables scènes en un seul plan pour pouvoir, dans une journée de tournage, filmer le plus possible de son scénario. Maintenant, s’il fait des plans longs, c’est pour obliger tous ceux qui participent à l’entreprise à donner le maximum d’eux-mêmes : tous s’efforcent à la plus grande concentration, les techniciens comme les acteurs.
Le 5 décembre, Bergman recommence cette scène entre Märta et Tomas. Cette fois, il la filme en deux plans. La première moitié de la scène est tournée dix fois (sept prises interrompues, trois complètes), l’autre moitié trois fois.
Le 12 janvier 1962, 54e jour de tournage, Bergman refait pour la troisième fois cette scène. Mais il n’en retourne que le début, la seconde moitié, filmée le 5 décembre, lui donnant toute satisfaction. Première prise interrompue. Deuxième prise à tirer.
Pour ma propre documentation, j’ai assisté au tournage de tout le film. Et la solitude du metteur en scène m’a frappé : il a sa vision propre qu’il ne peut communiquer aux autres. Bergman espère bien que je n’oublierai pas d’en parler dans mon livre. Mais il se montre sceptique à l’égard de ceux qui écrivent des ouvrages sur lui et séparent son œuvre au théâtre de con œuvre cinématographique :
Bergman : Mes films ne sont qu’un distillat de ce que je fais au théâtre. Mon travail au théâtre représente soixante pour cent de mon activité, comprenez-vous. C’est une erreur de ne pas établir de lien entre Le Septième Sceau et ma mise en scène de « Faust », entre Le Visage et ma mise en scène de « Six personnages en quête d’auteur ».
Enfin, deux ou trois jours avant de terminer Les Communiants, Bergman me communique l’idée de son prochain film. Il s’agira de deux femmes et d’un jeune garçon de treize ans qui se trouvent dans une ville étrangère. La femme la plus âgée fait une hémorragie et ils vont s’installer dans un hôtel. Bergman m’explique qu’une petite partie de son sujet provient d’une vieille pièce radiophonique, « La Ville ». Le reste est tout frais et s’est construit à partir d’un rêve qu’il a fait, alors qu’au mois de décembre il était malade.
Certaines idées, dans le sujet, sont reliées à l’univers de son épouse, Käbi. Le film doit se dérouler dans un pays plein de transports de troupes, dans la fumée et dans la suie, quelque part derrière le rideau de fer. De plus, il pense inventer la langue qui se parlera dans ce pays. Mais il compte se servir de l’estonien (« qui m’est complètement incompréhensible ») en changeant seulement quelques consonnes.
Sjöman : Avez-vous l’intention de tout voir suivant l’optique du gosse ?
Bergman : Non, le sujet deviendrait trop étroit. Je veux adopter l’optique de la plus jeune des deux femmes.
Un moment, il a songé à maquiller, en quelque sorte, le personnage de la femme la plus âgée, parce qu’il craignait que celui-ci ne se rapproche trop de lui-même. Il est toujours inquiétant de parler d’idées toutes fraîches : tout, en elles, est vierge, fragile :
Bergman : Pensez-vous que cela puisse donner quelque chose ? Ma foi, ceux de mes films qui ont jailli au cours de rêves sont, en général, bons.
Le film devrait s’appeler Timoka, mais Bergman hésite à le baptiser d’un titre à la consonance aussi bizarre… En fait, ajoute-t-il, il faudrait l’intituler Le Silence de Dieu, car c’est exactement de cela que parle son sujet. Mais on ne peut pas donner pareil titre à un film. Je lui suggère de l’appeler tout simplement Le Silence. Le titre lui plaît bien : il l’essaye, se décide à l’adopter.
Vendredi 4 mai 1962
Au cours de mars et avril, Ingmar Bergman a écrit son prochain scénario et, en fait, ne commence sérieusement le montage des Communiants qu’aujourd’hui.
Jeudi 14 juin 1962
Bergman part avec son équipe pour préparer le tournage du Silence.
Lundi 18 juin 1962
Sjöman : Il y a une chose que je ne comprends pas très bien : quel est le lien entre Les Communiants et votre nouveau film ? Comment Le Silence peut-il conclure une trilogie ?
Bergman : Mais n’est-ce pas évident ? Dans A travers le miroir dominant cette idée de Dieu et d’amour. Ensuite il y eut Les Communiants, qui critiquait cela et s’achevait d’une manière dépouillée par une prière à un dieu non nommé. Un dieu au-delà des formules, la religion vivante étant incarnée en Frövik. Puis, vient Le Silence : tout y est encore plus dépouillé ; c’est un monde d’où Dieu est complètement absent. Il n’y reste plus — pour communiquer — que la main. Et la musique.
Main se traduit par « kasi » dans la langue étrangère qui se parle en la ville de Timoka. Et Bach se dit, évidemment, Bach.
Bergman : Grosso modo, Anna est le corps et Ester l’âme.
Dans un murmure, il ajoute que le film se fera l’écho du tumulte qui se produit entre le corps et l’âme quand Dieu est absent.
Lundi 25 juin 1962
La télévision interviewe Bergman sur le montage des Communiants.
Interviewer : Pourquoi la scène où l’on découvre le corps de Jonas est-elle traitée uniquement en plans généraux ?
Bergman : C’est sans doute parce que j’ai voulu contrarier ma manie des gros plans. J’adore les gros plans, mais je trouve qu’il s’agit là d’un moment tellement horrible : cet homme mort qui gît par terre, qui s’est suicidé. J’ai aussi le sentiment que la tempête de neige joue son rôle dans cette scène. Et toute la nature, et la cascade. Et ce dimanche après-midi crépusculaire. Il est tout aussi important, plus important même, que de montrer soudain un gros plan ; c'est pourquoi j’ai le sentiment que l’on doit, à ce moment-là, rester silencieux et objectif, à distance, comme en quelque sorte, un témoin effrayé par ce qui se passe. Donc, il ne faut qu’enregistrer cela. Cette scène est tellement horrible que chaque gros plan du pasteur, ou chaque gros plan du visage du cadavre, ou encore des gens qui font cercle alentour, reviendrait à faire une sorte de pirouette à partir de quelque chose qui est d’une gravité tout à fait intolérable… une souffrance qui est tellement intolérable que chaque gros plan, là, deviendrait un effet et une profanation.
Interviewer : Pensez-vous vraiment, comme vous le disiez tout à l’heure, que les gros plans sont chez vous une manie ?
Bergman : Oui, c’est une passion. Être tout contre les gens. De même que les regarder droit dans les yeux, tenter d’arriver à ce que leurs mouvements d’âme se reflètent sur leur visage. Et transmettre cela au public, d’une manière aussi directe et nue que possible. C’est en quelque sorte cette technique que j’ai apprise au fil des années. Et cela peut être une bonne chose que, parfois, la caméra saute en arrière, ne fasse que rester à distance et enregistrer.
Interviewer : Une fois, en sortant de la salle de montage, vous me déclariez avoir découvert que ce film était de plus en plus « anti ». Pas antireligieux, mais antichrétien. Vous disiez que vous accentuiez cela pendant le montage. Pourriez-vous nous dire comment vous avez procédé, en ce qui concerne ce point précis ?
Bergman : Je n’arrive pas à me souvenir de cela. J’ai dit tellement de choses curieuses sur ce film. Car c’est comme cela : un semblable tournage se déroule sur une si longue durée que, par rapport au film lui-même, au sujet, ou encore au tournage, à la technique, votre humeur change. C’est assez compréhensible. Et, parfois, on dit blanc, et, parfois, on dit noir. J’ai oublié ce que j’ai déclaré cette fois-là. Si j’ai dit que le film était antichrétien, alors il devait s’agir, au plus haut degré, d’une vérité sujette à modification. Que, d’une certaine façon, il soit anticlérical, à cause de la façon dont se conduit l’église, aujourd’hui, dans de nombreux endroits en Suède, ça, je crois que je peux le maintenir. Mais il n’est pas question qu’un personnage tel qu’Algot Frövik soit antichrétien, c’est-à-dire qu’il ne peut en aucun cas avoir été conçu par un esprit antichrétien.
Interviewer : Oui, c’est un fait que l’humeur change. Mais voulez-vous dire que les intentions changent aussi, tandis que l’on travaille sur quelque chose. L’opinion que l’on a d’un sujet…
Bergman : L’opinion que l’on a d’un sujet peut subir les plus étranges modifications. Mais, en même temps, il faut se souvenir très exactement de la vision première que l’on en a eue, toujours se reporter à sa vision première. Car, si l’on commence d’une manière et que l’on finit d’une autre, cela peut tourner très mal. Et alors là, tout le film devient terriblement obscur. De temps en temps, il peut arriver qu’on en ait tellement assez qu’on se laisse aller, en vérité, à dire n’importe quoi. Mais il ne s’agit là que d’un mouvement d’humeur…
Interviewer : Pourquoi avez-vous filmé toute la communion ? Ne vous rendiez-vous pas déjà compte que ce serait trop long ?
Bergman : D’abord, j’eus l’intention, lorsque j’entrepris le scénario, de commencer par les paroles consacrées. Mais, lorsque je me mis à écrire sérieusement mon manuscrit, j’ai pensé qu’on ne pouvait pas ne prendre qu’un fragment de la communion. C’était en quelque sorte un procédé malhonnête, aussi devais-je la prendre dans son ensemble. Tout le monde pensait que cette scène de communion allait être quelque chose d’horriblement difficile à enregistrer, d’une manière vivante, sur pellicule.
Interviewer : Tout le monde a dû dire que ce serait impossible ?
Bergman : Oui. Et, moi-même, je sentais que c’était presque irréalisable, ce qui a, évidemment, excité mon orgueil professionnel. Ma foi, j’ai voulu montrer qu’on pouvait très bien filmer toute la communion d’une façon passionnante. C’est pourquoi j’ai tourné selon le plan que j’avais établi. Mais, par la suite, quand j’ai vu en projection l’ensemble du film, je me suis rendu compte que je m’étais trompé. Et que ma toute première impulsion avait été la bonne. J’ai donc suivi le principe de Faulkner : « Kill your darlings ! ». J’ai alors coupé cent vingt-cinq mètres et, maintenant, je commence par les paroles consacrées.
Du 9 juillet au 19 septembre 1962
Tournage du Silence.
Jeudi 7 février 1963
Nouvelle interview télévisée.
Interviewer : Vous avez l’habitude de prêcher à l’intention des jeunes réalisateurs : « Voyez vos films avec le public ! » Vous-même, avez-vous coutume de les voir en public ? Allez-vous vous rendre à la première des Communiants ?
Bergman : Non, pas à la première, mais j’irai sûrement un samedi soir, plus tard, lorsqu’il y aura le public le plus hétérogène et le plus difficile. C’est très instructif.
Interviewer : Instructif en quel sens ?
Bergman : Oui, parce que là on sent si, dans le film, on a fait des erreurs ou pas. Là, on le sait exactement, dans les moindres détails. Parce qu’on peut — lorsqu’on s’est habitué à cela — suivre avec précision les réactions du public et les déchiffrer. C’est un peu comme si l’on avait un sismographe en soi…
Interviewer : Qu’entendez-vous par ne pas avoir fait d’erreurs ?
Bergman : Avant tout : que le public puisse suivre. Que les gens disposent des moyens de vivre par l’émotion — je ne veux pas dire par l’intellect, mais bien par l’émotion — le film. Et qu’il ne s’installe pas un sinistre sentiment de longueur : qu’on n’entende pas les gens se tortiller sur leur fauteuil, tousser, ou froisser des emballages de bonbons. Ou encore ce silence mortel, qui est tout aussi atroce, absolument comme si les gens s’étaient endormis. J’ai déjà vécu tout cela.
Interviewer : Quand vous voyez votre film avec le public, le voyez-vous en en étant complètement détaché ?
Bergman : je ne pourrai voir ce film en en étant complètement détaché qu’au bout de quelques années. Vous savez, j’ai à la maison un projecteur de seize millimètres et j’ai l’habitude de réduire mes films en seize, pour que je puisse les projeter chez moi. Parfois, le soir, quand je suis seul, qu’il n’y a pas un chat à la maison, il m’arrive de mettre un film dans le projecteur et de me le passer à moi-même. Je sais alors exactement où j’en suis. Parce que là, je peux rester absolument hors de toute influence et dire que ceci est bon, cela mauvais et cela bien. Je peux alors donner au film sa cotation définitive et ensuite j’en suis débarrassé une fois pour toutes…
Interviewer : Avez-vous réussi à faire ce que vous vouliez des Communiants ? Correspond-il à l’œuvre que vous aviez imaginée ?
Bergman : Actuellement, la situation pour moi est la suivante : je sais assez bien juger quand j’ai fait quelque chose que je trouve bon ou quand j’ai fait quelque chose que je trouve moins bon. En ce qui concerne Les Communiants, je puis dire que je pense que c’est un bon film. Cela existe en soi, tout à fait, quoi qu’en puissent dire ou penser les gens… C’est donc une œuvre dont, je crois, je puis être assez content et fier.
Interviewer : Qu’y a-t-il de bien dans le film ?
Bergman : Que cela se tient. Que cela fait un tout. C’est l’expression adéquate de quelque chose que j’ai senti, vécu. C’est l’expression adéquate d’une vision…
Interviewer : Arrive-t-on à mieux supporter les premières avec les années ?
Bergman : Oui, on y arrive. Du moins, c’est ce que je crois. Autrefois, je me sentais complètement paniqué et dans une situation d’infériorité que je trouvais terriblement humiliante. J’ai tout bonnement souffert comme une bête, je pensais ne jamais pouvoir supporter cela… Je me souviens de la première de Sourires d’une nuit d’été. J’y suis allé et j’avais l’impression que c’était le pire fiasco que je n’ai jamais eu dans toute ma vie. Je trouvais que personne ne riait, personne ne s’amusait, mais que tout le monde restait vissé sur son fauteuil, seulement silencieux et constipé. Après cette première, je n’arrivais absolument pas à comprendre que le public prenne la peine de se déranger pour voir le film.
Interviewer : Qu’y a-t-il d’humiliant dans cette situation ?
Bergman : Je crois que c’est le sentiment que l’on va être jugé, évalué. Que ce qu’on a rêvé le plus secrètement, que ce qu’on a créé à partir de son imagination, que ce qui vous a semblé nécessaire et qui peut être tout aussi nécessaire pour d’autres — des gens viennent après vous dire que cela n’était pas du tout nécessaire. Que ceci est ridicule, ou que cela est stupide, ou encore que cela ne devrait pas être fait comme ça, ou quelque chose de ce genre. Je trouve qu’alors on éprouve un profond sentiment d’humiliation.
Lundi 11 février 1963
La première des Communiants a lieu ce soir, à dix-neuf heures, au Röda Kvarn. Ingmar Bergman est en Suisse.
Jeudi 21 février 1963
De retour, Bergman est interviewé à la télévision
Bergman : Oui, j’étais absent le soir de cette première. Je sais : ce lundi soir, j’y ai évidemment pensé un peu et puis j’ai prié Kenne Fant de m’envoyer un télégramme pour que je sache quelles étaient les réactions au film. Nous nous étions mis d’accord pour qu’il soit formulé d’une façon très brève. Et un court télégramme arriva ainsi libellé : « Deux pour. Deux contre. Un entre les deux. » Ce jour-là, je me suis senti plutôt mal. Mais, le lendemain, c’était oublié. Puis, quand je suis rentré dimanche dernier, j’ai lu toutes les critiques, absolument tout ce que l’on a écrit sur le film.
Interviewer : Et alors ?
Bergman : Je les ai lues avec un peu de recul, si bien que je n’ai pas éprouvé le sentiment comme d’habitude, de vouloir répondre. On a envie d’écrire une prière d’insérer au journal, de donner un coup de fil pour remercier quelqu’un ou d’en donner un pour en injurier un autre, ou quelque chose de ce genre. Ce sentiment est, après tout, assez naturel — et il fait que, parfois, on doit faire un effort terrible pour se dominer.
Interviewer : Vous avez maintenant une possibilité unique de formuler votre prière d’insérer. En quoi consisterait-elle ?
Bergman : Eh bien, il y a, avant tout, deux choses que l’on remarque. La première est que de prononcer le nom de Dieu et de parler de Dieu, dans certains cercles aujourd’hui en Suède, revient à peu près au même que lâcher un gros mot au beau milieu d’une réunion paroissiale. Cela provoque une énorme indignation et une affliction tout aussi énorme. La seconde chose est un peu reliée à la première. Il y a tant de gens qui se demandent pourquoi je n’arrive pas à parler d’autre chose que de mes problèmes religieux. Ils trouent qu’il faudrait tout de même, à la fin, que je me consacre à quelque chose de plus intéressant. Et je n’ai pas manqué de bienveillantes exhortations où l’on me conseillait de mettre un point final à ces imbécillités. Et alors là, on se pose la question : peut-on vraiment donner des conseils à un artiste, lui dire de quoi il doit en vérité s’occuper ? Telles sont les deux réflexions qui me viennent tout d’abord à l’esprit… Après bien des années d’apprentissage, on finit par comprendre une chose : faites n’importe quoi, mais ne répondez jamais à un critique. Après coup, ne discutez jamais avec un critique. N’ayez jamais de contact avec un critique une fois que le film est sorti. Il doit y avoir en quelque sorte un no man’s land entre l’artiste et le critique. Moi-même, je n’aime pas cette idée, mais, à la suite d’amères expériences, j’ai tiré la conclusion qu’il doit en être ainsi.
Interviewer : Ce qu’il y a de terrible avec les comptes rendus des critiques est que, malgré tout, il leur arrive de viser drôlement juste. Souvent ils tirent au jugé, mais ils visent des choses qui sont très fragiles.
Bergman : Terriblement fragiles ! Et c’est exactement, si j’ose dire, comme avec les zones érogènes. Soit on peut s'y prendre bien et faire naître le plaisir. Soit on peut s’y prendre de travers et cela devient terrible. Une sorte d’agressivité épouvantable s’éveille en vous.
Jeudi 9 mai 1963
Ingmar Bergman est en pleine préparation de Toutes ses femmes. Il songe à publier en Suède le texte de sa trilogie filmée. Autrefois, il déclarait :
Bergman : Dans A travers le miroir, il était question d’une certitude. Dans Les Communiants, d’une lueur. Dans Le Silence, d’une image en négatif.
S’il devait faire comprendre cela en une courte préface, pourrait-il employer aujourd’hui les mêmes mots qu’à ce moment-là ? Il hésite. Il sent le besoin de modifier ces formules.
Ce qu’il éprouve, à la suite de son dernier film, il le sait toujours clairement : Le Silence donne une « image en négatif » de Dieu. Mais que va-t-il choisir comme formules pour les deux autres films, maintenant qu’ils ont pris du recul ?
Il essaye « certitude angoissée » pour A travers le miroir.
Sjöman : Ne rationalisez-vous pas après coup ?
Bergman : Certitude spasmodique, alors ?
Sjöman : Mais cela correspond-il au film ? Ressentiez-vous vraiment cela, lorsque vous le tourniez ?
Bergman : Oui. C’était bien cela : un spasme de certitude ! Je voulais éprouver ce sentiment… (Un temps.) Certitude conquise de haute lutte, alors ? Est-ce mieux ?
Et Les Communiants ?
Il s’arrête à la formule : « Certitude en filigrane ».
Traduit du suédois par Kerstin L. Bitsch.