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18/08/2013

Ingmar Bergman. La Peau du serpent

ingmar bergman


La Peau du serpent

Discours écrit par Ingmar Bergman en 1965

 

 

La création artistique s’est toujours manifestée chez moi comme une faim. Je constatais ce besoin avec une paisible satisfaction, mais jamais pendant toute ma vie consciente, je ne me suis demandé d’où venait cette faim et pourquoi elle demandait à être satisfaite. Ces dernières années, ma faim commence à diminuer et je trouve qu’il est important de rechercher la raison même de mon activité.

Je me souviens que, dès ma plus tendre enfance, j’ai eu envie d’exhiber mes talents : mon habileté à dessiner, mon art de frapper une balle contre un mur, mes premières phrases.

Je me souviens que j’éprouvais un vif besoin d’attirer l’attention des grandes personnes sur ces manifestations de ma présence au monde. Je trouvais que les autres ne s’intéressaient jamais assez à moi. Et puis, la réalité ne suffisant plus, j’ai commencé à imaginer, à entretenir ceux de mon âge d’histoires inouïes autour de mes exploits secrets. C’étaient des mensonges gênants qui se brisaient irrémédiablement face au scepticisme réaliste de mon entourage. Je finis donc par me retirer de la communauté et je gardai pour moi mon monde de rêves. C’est ainsi qu’un enfant avide de contacts et obsédé par son imagination se transforma assez rapidement en un rêveur blessé et rusé.

Mais un rêveur n’est artiste que dans ses rêves.

Il alla de soi que le cinématographe devînt mon moyen d’expression. Je me faisais comprendre dans une langue qui ne passait pas par le langage qui me manquait, par la musique que je ne dominais pas, par la peinture qui me laissait froid. J’avais soudain une possibilité de correspondre avec le monde autour de moi dans une langue qui se parle littéralement d’âme à âme dans des tournures qui, presque voluptueusement, se soustraient au contrôle de l’intellect.

Avec toute la faim rentrée de l’enfant que j’étais, je me suis jeté sur mon médium et, pendant vingt ans, sans me lasser, avec une sorte de fureur, j’ai transmis des rêves, des sensations, des fantasmes, des crises de folie, des névroses, des stases de la foi et de purs mensonges. Ma faim a sans cesse été neuve. L’argent, la célébrité, le succès ont d’une façon surprenante, mais finalement peu intéressante, bordé mon passage. En disant ça, je ne sous-estime absolument pas ce que, par aventure, j’ai pu réaliser. L’art en tant que satisfaction de soi peut avoir, naturellement, une certaine importance – surtout pour l’artiste.

Si donc je veux être tout à fait franc, l’art (et pas seulement l’art cinématographique) est pour moi sans importance.

La littérature, la peinture, la musique, le cinéma et le théâtre s’engendrent et se nourrissent d’eux-mêmes. Des nouvelles mutations, des nouvelles combinaisons surgissent et s’anéantissent ; vu de l’extérieur le mouvement semble d’une vitalité fébrile alimentée par le superbe empressement des artistes à projeter devant eux et un public de plus en plus distrait un monde qui ne se soucie plus de ce qu’ils pensent. Il existe quelques rares « réserves » où les artistes sont punis et où l’art est considéré comme un risque qui vaut la peine d’être étouffé ou dirigé. En gros, néanmoins, l’art est libre, éhonté, irresponsable et, comme je viens de le dire, le mouvement est intense, presque fébrile, il ressemble me semble-t-il à une peau de serpent pleine de fourmis. Le serpent lui-même est mort depuis longtemps, vidé, privé de son venin, mais la peau bouge, pleine d’une vie diligente.

J’espère et je suis convaincu que d’autres ont une conception plus équilibrée et prétendument objective de la situation. Si je considère tous ces ennuis et si je prétends malgré tout vouloir continuer à « faire de l’art », il y a une raison très simple à ça. (Je laisse de côté les raisons purement matérielles.)

Cette raison, c’est la curiosité. Une curiosité sans bornes, jamais apaisée, sans cesse renouvelée, insupportable, qui me taraude, ne me laisse jamais en paix et qui a complètement pris la place de ma faim de participation des premiers temps.

Je me sens comme un prisonnier qui, de retour d’une longue peine, débarque soudain parmi les fracas, les hurlements de la vie. Je suis pris d’une curiosité impossible à réfréner. Je note, j’observe, je regarde partout, tout est irréel, fantastique, effrayant ou ridicule. J’attrape une poussière qui vole dans l’air, c’est peut-être le début d’un film – quelle importance ? Aucune, mais moi, je trouve ça intéressant et je prétends donc : voilà un film. Je vais et je viens avec cet objet qui m’est propre, que j’ai attrapé moi-même, et je m’en occupe avec gaieté ou mélancolie. Je me presse avec les autres fourmis, nous faisons un travail colossal. La peau de serpent bouge. Et cela, cela seul est ma vérité. Je ne demande pas que ce soit une vérité pour quelqu’un d’autre et, en tant que consolation pour l’éternité, c’est évidemment un peu maigre, mais en tant que base d’une activité artistique pour ces quelques années à venir, c’est évidemment tout à fait suffisant, du moins pour moi.

Être un artiste pour son propre compte n’est pas toujours agréable, mais cela a un avantage extraordinaire : l’artiste partage sa condition avec chaque être vivant qui, lui aussi, n’existe que pour lui. En fin de compte, cela crée sans doute une assez grande fraternité qui existe ainsi au sein d’une communauté égoïste sur notre terre chaude et sale sous un ciel froid et vide.

Écrit par Fabien Rothey dans Bergman, Cinéma | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ingmar bergman | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

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