Alexandre Sokourov. Les règles de la vie
Interview parue sur le site esquire.ru en février 2013.
Il est difficile de convaincre un homme qui a vu quelque chose de ses propres yeux que cela n’a pas eu lieu. Pour lui, ce qui est vu est un fait accompli. Le cinéma, en ce sens, est une arme redoutable.
Mon père est parti au front à 17 ans et il en est revenu couvert de blessures. Il n’aimait pas les films de guerre. L’homme qui a vu la guerre ne va pas la restituer ensuite sur un écran. Elle n’a rien de beau : un tank qui brûle est laid, l’homme qui reçoit une balle ne crie pas du tout comme on crie dans le cinéma russe, y compris chez les jeunes réalisateurs les plus insolents.
Créer à l’écran un romantisme de la mort, un romantisme de la guerre est une chose répugnante et indigne de l’homme.
J’ai eu un débat avec Soljenitsyne. Il disait qu’il éprouvait de la gratitude pour ses années de prison. Je ne l’ai jamais accepté, et je lui ai répondu : essayez plutôt d’imaginer ce que vous avez perdu.
En Russie, il n’y a rien à voir, ce n’est pas un pays visuel. Pour la formation d’un réalisateur, on ne peut pas imaginer de conditions plus idéales.
Le terrorisme n’est pas le mal personnifié, mais le résultat des vices d’un nombre immense de gens.
Ce ne sont pas les masses qui ont suivi Hitler et Lénine, mais le contraire. D’abord, il y a un crime du peuple, et ensuite arrive un petit type sentant mauvais qui entraîne ces gens aveuglés. Et à cet égard, je comprends les Européens qui jettent des regards prudents sur la Russie. L’apparition d’un État nazi est une chose largement possible.
Rien ne forme un homme comme un autre homme.
Les femmes sont phénoménales. Elles ont une capacité étonnante à tout voir avec du recul. Je n’ai pas rencontré de femme avec une tête engourdie, un cerveau obtus. Des hommes, par contre, fréquemment. Même la vie ne les rend pas sages.
Tout ce qu’il y a de mauvais chez moi est dû à l’influence visuelle. Tout ce qu’il y a de mieux chez moi a été créé par la littérature.
Aujourd’hui, on ne peut créer d’œuvre cinématographique considérable qu’en ayant ouvert Faulkner, Dickens, et, de manière générale, un long roman. C’est seulement dans ces derniers qu’on peut éprouver de l’inquiétude et de l’enthousiasme.
Si on pouvait aujourd’hui prendre et exclure Moscou, ne serait-ce que pour trois ou quatre mois, de la vie politique et économique, on verrait tout de suite à quel point le pays changerait. Dans le bon sens.
Lorsqu’à Pétersbourg les voitures klaxonnent sur la route, tout le monde sait que ce sont des Moscovites.
Je n’ai jamais emprunté d’argent de ma vie. J’ai eu faim, j’ai souffert – peu importe ce qui se passait, je n’ai pas emprunté. Si un homme n’est même pas capable de résoudre les questions élémentaires dans sa vie, comment peut-il être dans les situations vraiment difficiles ?
Les Russes vivent dans le désaccord, y compris avec leur organisme.
La passion des Russes de tout copier — les magasins de Londres, les restaurants français, l’architecture italienne — hier comme aujourd’hui, ne s’explique que par un développement tardif. Nous avons bien sûr quelque chose qui nous est propre, mais c’est une chose inexprimée, non formulée. C’est pourquoi ce qu’il y a d’original en Russie, c’est avant tout la musique : Glinka et Moussorgski, à mon goût.
Le cinéma n’a jamais été pour moi une valeur. Le cinéma est un art secondaire. Le milieu du cinéma m’est étranger : je ne connais presque aucun de mes collègues. Le cinéma me donne simplement la possibilité de créer certaines choses.
Original en russe :Александр Сокуров. Правила жизни.pdf