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Andreï Tarkovski. Le réalisme ardent

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Texte d'Andreï Tarkovski sur le cinéma Buñuel, et en particulier sur son film Nazarin, publié dans Doularidze L., Louis Buñuel, Iskousstvo, Moscou, 1979.

 

Si l’on examine une immense fresque de très près, beaucoup de détails, pour des raisons tout à fait compréhensibles, peuvent irriter. Mais dans la composition générale, le détail n’existe pas en tant que grandeur qui se suffit à elle-même, épuisant ou concentrant en elle tout le sens de l’œuvre. C’est évident. La fresque est composée de telle sorte qu’on la regarde de loin. Comme un film est composé de telle sorte qu’on le juge après l’avoir vu en entier. D’autant plus que le détail du film est, sur le plan émotionnel, encore plus complexe que le détail de la fresque.

Un critique de cinéma avait remarqué en son temps que : cadre N = cadre № 1 + № 2 + № 3 + … + № n, parce que les cadres d’un film sont perçus successivement, dans le temps, et le réalisateur repousse cette dépendance dans son travail.

De mon point de vue, le meilleur film de Buñuel est Nazarin. Et une de ses qualités principales est la simplicité. Du point de vue de la construction dramaturgique, il est semblable à une parabole. Et son héros fait largement écho à Don Quichotte de Cervantes.
L’action du film se passe au Mexique. Le père Don Nazarin, croyant sincèrement en Dieu, homme désintéressé et bon, connaissant la vie difficile de la petite ville dans laquelle il vit, est trop tolérant et démocratique. C’est un pasteur consciencieux, et il l’est devenu à l’appel de son cœur infiniment bon. Il intervient dans la vie des pauvres en faisant tout son possible pour les aider, jusqu’à compromettre son rang (selon ses supérieurs ecclésiastiques). Des péripéties peu compliquées et ses actions d’une bonté excessive le conduisent à devenir indésirable à l’Église, à ses bureaucrates et carriéristes, et il est chassé hors de la ville.

Il n’y a pas de limite à sa bonté. Presque comme le Christ, le prince Mychkine ou Don Quichotte. Sa bonté devient la fable du quartier et un espoir pour ceux qui « sont fatigués et ploient sous le fardeau ».

Quand il quitte la petite ville, deux femmes seules et infortunées le suivent. L’une d’entre elles est jeune et belle, abandonnée par son amant, l’autre est une prostituée malheureuse, que Don Nazarin a protégée de la police.

Un jour, sans le savoir, il devient un briseur de grève et provoque sans le faire exprès une effusion de sang. Une autre fois, dans un hameau pestiféré déserté par les biens-portants, seul avec ses deux compagnes, il s’occupe des malades sans craindre la contamination.       

Les gens tendent les bras vers lui dans l’espoir de trouver de l’aide. Dans un village, des femmes, le considérant comme un saint, lui demandent de guérir un enfant malade.

Cette adoration commence à lui faire peur. Il n’est pas un saint. Il est simplement un homme bon. Petit à petit, il devient la victime de ceux qu’il veut aider. Les revers de la fortune le jettent en prison, puis dans un convoi de forçats qui se moquent de lui.

A la fin du film, les circonstances qui entourent le héros sont telles qu’il est poussé de plus en plus vers les sacrifices et la souffrance, qui sont pour lui naturels à cause de la logique intransigeante de sa vision du monde. Mais il est fatigué. Il ne veut pas souffrir. Il ne voit pas, ne veut pas voir, la corrélation entre le bien et le mal. Il est trop tard pour reculer, et ce serait trop lourd pour son âme. La vie et les gens le condamnent à la souffrance et à la solitude, parce qu’il ne fait pas de compromis. Et à la fin, il se transforme en martyr. Cette analogie se trouve dans le symbolisme de la fin, et elle rapproche le film de la parabole.

L’auteur suppose que le spectateur connaît bien l’Évangile. La scène finale s’appuie sur le passage où Jésus a soif : « Après quoi, sachant que désormais tout était achevé pour que l'Écriture fût parfaitement accomplie, Jésus dit : "J'ai soif." »[i]

Épuisé par la chaleur, souffrant de la faim et la fatigue, Nazarin marche sous l’escorte d’un carabinier sur une route poussiéreuse. Il tombe sur une charrette. C’est une paysanne qui va vendre ses fruits au marché. Le carabinier, épuisé par la soif, lui achète quelque chose : soit des oranges, soit des pommes. Nazarin, n’ayant pas d’argent, se tient à l’écart, les yeux baissés. La paysanne interroge le carabinier à son sujet. Celui-ci lui explique que c’est un forçat. Alors la paysanne prend un ananas de la charrette et le tend à Nazarin.

Don Nazarin tressaille, stupéfié par la compréhension de ce moment. Pour lui, ce moment est l’incarnation de la citation de l’Évangile. Il essaie de refuser, mais la femme parvint à le lui remettre, et, l’ayant pris comme le symbole de la souffrance jusqu’au dernier souffle, il se dirige vers son Golgotha, sur une route poussiéreuse, sous de pesants coups de tambours, regardant devant lui avec un air rasséréné et tragique.

Le bien est passif, le mal est actif, nous dit Buñuel. C’est tout à fait naturel : l’action du film se passe dans le Mexique de Porfirio Díaz. Il serait peu pertinent de critiquer l’auteur parce que son expérience propre l’a conduit à une fin aussi dramatique. C’est son expérience. Tout à fait précise et objective.

Nous reprochons souvent aux artistes occidentaux leur pessimisme. Ils ont droit à ce pessimisme, et la valeur de leur œuvre doit être définie non pas seulement par des idées de croyance et de combat, mais aussi par la critique sociale de la société. Prétendre que dans ce regard d’auteur il n’y pas de position serait une erreur grossière. D’autant plus que la tendance anticléricale et antibourgeoise de Buñuel est très active et progressive.

La fin de Nazarin produit une impression véritablement bouleversante. Et il est particulièrement important de comprendre que cela ne vient pas de son sens symbolique, fondé sur une association à l’Évangile, mais de la force de l’influence émotionnelle. Elle est un exemple de la supériorité de la force de l’image artistique sur son sens étroit, car c’est seulement après la seconde ou troisième fois que l’on regarde Nazarin que l’on se rend compte de son sens spéculatif.

Une telle symbolique est tout de même une exception chez Buñuel. Dans une interview, il raconte que l’amour des symboles n’a pas de place dans sa méthode créatrice, mais qu’il a souvent recours, et avec un grand plaisir, à ce que l’on appelle les « faux symboles ». Il fait référence à ces détails imagés sur le tissu de ses films, qui ne portent que cette forme fixe du symbole, et seulement une charge émotionnelle.

Dans ce film il y a une scène de conversation entre le héros et ses compagnes où Buñuel utilise un faux symbole. Nos voyageurs s’assoient autour d’un feu de bois et discutent. Nazarin remarque sur la terre à côté de lui un escargot. Il le pose sur sa main et l’observe un moment.

La conversation, selon le projet du scénario et de la réalisation, se développe parallèlement et elle n’est liée en rien à cet escargot. Néanmoins, Buñuel nous donne la possibilité d’examiner cet escargot en gros plan, dans ses moindres détails.

Cet accent spécial destiné à fixer l’attention particulière du spectateur sur un objet donne la possibilité à cet objet (ou action) d’acquérir les traits du symbole, privé de contenu. Cette mystification originale, entre autres choses, intensifie l’attention et la pensée du spectateur.

En parlant de l’absence de sens de ces symboles complexes, on peut naturellement leur attribuer simultanément un contenu infiniment profond, dont l’essence est inaccessible du fait de la quantité infinie des variantes de déchiffrement possibles. C’est dans ce caractère insaisissable du sens que réside le charme irrésistible des faux symboles, qui sont un des traits caractéristiques du style de Buñuel.

En analysant la méthode artistique de Buñuel, j’aimerais m’arrêter sur les prétendus « procédés interdits », dont on lui reproche souvent d’abuser. C’est une question extrêmement intéressante. Encore plus intéressante si l’on prend en considération le fait qu’elle surgit avec une certaine insistance ces derniers temps et qu’elle n’est pas le résultat du seul penchant de Buñuel.

Dans Nazarin,il y a la scène suivante. La prostituée que Nazarin a hébergée par compassion se réveille sur le lit qu’il lui avait cédé. La femme a de la fièvre : au cours de la bagarre dans la rue, elle a été blessée au couteau. Elle a atrocement soif, mais il n’y a personne pour lui donner à boire – il n’y a personne dans la chambre. Elle se glisse hors du lit et marche à quatre pattes jusqu’à une cruche, qui se révèle être vide. Alors, épuisée par la soif, elle se met à boire dans la cuvette dans laquelle on avait lavé sa blessure.

Dans un premier temps, on peut cracher et refuser avec mépris de parler de cette scène.

Mais des procédés de ce type, proches du naturalisme (car le naturalisme, ce n’est pas des traits stylistiques de quelques écrivains, mais un courant littéraire) se rencontrent avec des degrés d’acuité divers dans beaucoup de films et d’œuvres littéraires célèbres. Les scènes d’hôpital des remarquables Récits de Sébastopol de Léon Tolstoï, et l’escalier d’Odessa du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein avec le landau qui dévale les marches, un cul-de-jatte bondissant, le pince-nez cassé d’une institutrice et son œil où le sang coule, une scène de désespoir tirée du génial La Terre de Dovjenko où une femme seule et nue se démène à travers une isba, la célèbre course de Tchapaïev en sous-vêtements avant de mourir, et les scènes de torture du résistant de Rome, ville ouverte. Il y a aussi, évidemment, la scène du meurtre de Khoprov et de sa femme par Polovtsevym dans Terre défrichée de Cholokhov, et quelques morceaux de L’Arc-en-ciel de Donskoi, et la mort de l’enfant écrasé par les chenilles d’un tank tiré du film Elle défend sa patrie, etc.       

On pourrait énumérer de tels exemples sans fin. L’art réaliste exige une vérité perçue avec acuité, en particulier dans les œuvres où l’effervescence des idées se laisse équilibrer par la vérité, la description des faits et le détail des événements.

Je pense qu’il n’y a pas de sens à analyser les procédés stylistiques des œuvres énumérées pour démontrer que Buñuel n’a pas le monopole de la « cruauté ».

Ici, c’est autre chose qui nous intéresse, c’est précisément le fait que Buñuel les utilise fréquemment au service d’un principe assez original.

Nazarin est construit avec régularité, le film est bâti sur l’accroissement progressif de la tension et sur la détente finale. Il contient beaucoup de scènes de dialogue, filmées d’une manière extrêmement simple et comme en passant. Elles sont montées sans artifice, accent ou pression. En raison du minimum de moyens expressifs et de l’abondance de paroles, on pourrait douter de la véracité de l’action qui se déroule. De cette véracité vers laquelle tend en principe le cinématographe. Mais c’est alors que Buñuel insère sans prévenir son artillerie lourde, telle la scène de l’étanchement de la soif. Elle produit un effet étourdissant et elle oblige avant tout le spectateur à croire aussi bien à tout ce qui s’est passé avant qu’à tout ce qui se passera après. Des « chocs » d’un tel acabit maintiennent le spectateur dans un état de tension ; il commence petit à petit à les attendre, et, sous leur effet, il s’enfonce dans une atmosphère nerveuse, que l’auteur soutient par des émotions chargées négativement. Le mouvement émotionnel ne peut pas surgir sans une tension, qui dépend de l’alternance des impressions positives et négatives, comme dans la peinture, où le sentiment, suscité par le rapport des couleurs, se construit sur la dépendance de couleurs opposées et complémentaires. Le principe du contraste ne peut pas être rayé de la liste des moyens permettant d’exprimer un mouvement. En ce qui concerne le droit de l’artiste à utiliser tel ou tel procédé, il est inaliénable, et les polémiques sur ce sujet aboutissent seulement à des appréciations subjectives.

Les meilleurs films de Buñuel, comme Nazarin, Los Olvidados, Viridiana, sont les témoins de son audace civique et de la profondeur des problèmes que l’artiste pose devant lui.

 
 
Traduction Fabien Rothey
 


[i] Jn 19:28. NdT.

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