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11/02/2013

Alexandre Blok. L'Ironie

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Riccardo Carobbio, "Sconosciuto 03"

 


L'Ironie

 


Je n’aime pas ton ironie.
Laisse-la à l’être suranné et flatteur,
Et nous qui avons tant aimé,
Qui avons conservé un reste de sentiment
Il est encore tôt pour nous y adonner.
Nekrassov [i]

 

Les enfants les plus vifs, les plus délicats de notre siècle sont frappés d’une maladie inconnue des médecins du corps et de l’âme. Cette maladie s’apparente aux affections de l’âme et peut être appelée « l’ironie ». Elle se manifeste sous forme d’accès de rire épuisants, qui commencent pas un sourire provocateur, diaboliquement moqueur, et se terminent par l’esclandre et le sacrilège.

Je connais des gens qui sont prêts à s’étouffer de rire en vous annonçant que leur mère agonise, qu’ils meurent de faim, ou que leur fiancée les a trompés. Bien que cet homme rie aux éclats, on ne sait pas s’il ne va pas s’empoissonner après m’avoir quitté ; le reverrai-je ? Et je trouve moi-même amusant que cet homme déchiré par le rire, qui raconte qu’il est humilié et abandonné par tous, semble être absent ; comme si ce n’était pas à lui que je parlais, comme s’il n’existait pas et que seule sa bouche éclate de rire devant moi. Je veux le secouer par les épaules, le saisir par le bras, crier pour qu’il cesse de rire de ce qu’il prise plus que la vie ; mais je ne peux pas. Je suis moi-même brisé par le démon du rire ; et moi aussi je n’existe plus. Nous n’existons plus. Chacun de nous n’est plus que rire, nous ne sommes plus que des bouches éclatant d’un rire insolent.

Ce n’est pas de la littérature. Nombreux parmi vous sont ceux qui, s’ils descendent en eux sans fausse honte et sans ruse, découvriront les symptômes de la même maladie.

L’épidémie fait rage ; ceux qui ne l’ont pas contractée souffrent de la maladie inverse : ils ne savent absolument pas sourire, rien ne les amuse. Et actuellement, ce n’est ni moins effrayant, ni moins douloureux ; y a-t-il vraiment aujourd’hui dans la vie aussi peu d’évènements ne pouvant être considérés autrement qu’avec le sourire ?

Connaissons-nous beaucoup d’exemples de ce rire « sonore » et créateur dont parlait Vladimir Soloviev, qui, hélas, était apparemment incapable de rire d’un « rire sonore », et était contaminé lui aussi par la maladie du rire dément ?[ii] Non, nous ne voyons partout et toujours que des visages paralysés par le sérieux et incapables de sourire et des visages tordus convulsivement par un rire intérieur prêt à noyer l’âme humaine et ses élans de noblesse, à balayer l’homme, à l’anéantir ; nous voyons des gens en proie au rire pernicieux, dans lequel ils noient, comme dans la vodka, leur joie et leur désespoir, leur propre personne et leurs proches, leur œuvre, leur vie et enfin leur mort.

Vous aurez beau leur crier dans les oreilles, les secouer par les épaules, les appeler par le nom qu’ils aiment, cela ne servira à rien. Face au visage de l’ironie maudite, tout leur est indifférent : le bien et le mal, le ciel clair et la fosse puante, la Béatrice de Dante et Niédotykomka de Sologoub.[iii] Tout est mêlé comme dans un cabaret ou dans la brume. La vérité du vin, « in vino veritas » est apparue au monde, tout est un, l’unique est le monde ; je suis ivre, ergo je peux « accepter » le monde dans sa totalité, je tombe à genoux devant Niédotykomka, je séduis Béatrice ; en me roulant dans le caniveau, j’imagine que je plane dans les cieux ; je peux « ne pas accepter » le monde : je démontre que Béatrice et Niédotykomka sont les mêmes femmes. Tel est mon désir, car je suis ivre. Et que demander à un homme ivre ? Ivre d’ironie, de rire, comme de vodka ; ainsi, tout est dépersonnalisé, tout est « déshonoré », tout est égal.

Quelle vie, quelle œuvre, quelle action peut émerger parmi des hommes malades « d’ironie », cette maladie ancienne, toujours plus contagieuse ? Sans le savoir, l’homme est contaminé par elle ; c’est comme la morsure d’un vampire ; l’homme lui-même devient une sangsue, ses lèvres se gonflent et se remplissent de sang, son visage pâlit, ses canines poussent.

C’est ainsi que se manifeste la maladie de l’ « ironie ».

Et comment ne serions-nous pas contaminés par elle, nous qui venons de vivre cet horrible dix neuvième siècle, ce dix-neuvième siècle russe en particulier ? Un siècle qu’un poète a  justement qualifié d’« incendie sans flamme » [iv] ; un siècle splendide et funèbre, qui a jeté à la face de l’homme le brocart de la mécanique, du positivisme et du matérialisme économique, qui a enterré la voix humaine dans le vacarme des machines ; un siècle métallique, où « la boîte de fer », le train, a dépassé « l’indépassable troïka », par laquelle « Gogol personnifiait toute la Russie », selon Gleb Ouspenski.[v]

Comment ne souffririons-nous pas d’une telle maladie quand nos voix les plus puissantes sont devenues des sifflets de locomotives, quand, en nous efforçant de crier plus fort que la machine, nous nous sommes éreintés, nous avons crié toute notre âme (ne serait-ce pas la raison pour laquelle, continûment, année après année, la littérature russe meurt, car l’âme de l’intelligentsia s’est épuisée en cris, alors qu’une nouvelle âme n’est pas encore née ?), et de cette âme vidée de sa substance s’échappent non des réprobations constructives ou des louanges, mais un rire destructeur, dévastateur.

Ce rire, cette ironie ont été signalés depuis longtemps. Dobrolioubov affirmait que « dans toute notre meilleure littérature, nous observons cette ironie, qu’elle soit naïvement explicite, paisiblement narquoise, ou renfermée et bilieuse. »[vi] Dobrolioubov considérait cela comme le gage de l’épanouissement de la satire russe, il ne vit pas l’horrible danger qui en découlait, et ce, pour deux raisons.

D’abord parce qu’il souffrait de la maladie inverse, il était incapable de sourire, il ne maîtrisait aucune des diverses méthodes du rire. Il était le fils d’une époque ne riant pas, contre laquelle Kouzma Proutkov fut une réaction naturelle. À l’époque, il était de bon ton, et même amusant, de citer Proutkov, à présent, c’est un peu sinistre et trivial, comme de très nombreux traits d’esprit de « la période de Pobiedonostsev »,  y compris les bons mots du railleur Vladimir Soloviev.

Ensuite, et c’est la raison principale, parce que Dobrolioubov est un écrivain d’avant la Révolution. Dans ses conjectures critiques, il n’y a pas eu la moindre la moindre allusion au « Rire rouge » d’Andreïev, pas plus qu’aux profondeurs de l’ironie dostoïevskienne.[vii] Même en rêve, Dobrolioubov n’a pas perçu l’ironie subtile et destructrice de Sologoub. 

Certes, Dostoïevski, Andreïev et Sologoub sont des satiristes russes, des dénonciateurs des vices et des plaies sociales ; mais d’un autre côté, et c’est là que réside l’essentiel, que Dieu nous préserve de leur rire destructeur, de leur ironie ; ils sont tous très différents les uns des autres, ils sont, à de nombreux égards, ouvertement hostiles les uns aux autres. Mais imaginez qu’ils se retrouvent dans une même pièce, sans témoins ; ils se regardent l’un l’autre, se mettent à rire et s’entendent comme un seul homme... Et nous les écoutons, nous leur faisons confiance.

Dostoïevski ne dit pas ouvertement « non » à ce nihilisme de séminariste qui le détruit. Presque personne n’est plus aimé de lui que Svidrigaïlov.

Andreïev ne se tourmente pas seulement avec son « rire rouge », puisque, dans les profondeurs inconscientes de son âme chaotique, il aime les doubles (« Les Masques noirs »), il aime les provocateurs publics (« Le Tsar famine »), il aime cette « provocation comique » dont est pénétrée « La Vie d’un homme », ce « vent glacial des espaces infinis »[viii] qui fait vaciller la flamme jaune de la chandelle de la vie humaine.

Sologoub ne dit pas « non » à Niédotykomka, il est lié à elle par un serment secret de fidélité. Sologoub n’échangerait pour aucune autre son existence de ténèbres. Il serait ridicule de prendre les chants de Sologoub pour des plaintes. L’enchanteur Sologoub, l’ironique « Verlaine russe », ne se plaint à personne.

Et nous tous, les poètes contemporains, nous nous trouvons près du foyer d’une épidémie épouvantable. Nous sommes tous imprégnés de l’ironie provocatrice de Heine. Cet amour infini, qui déforme sous nos yeux les visages de nos icônes, noircit les chasubles resplendissantes de nos Saints.

Nous n’avons personne pour nous dire une parole salvatrice, ou bien personne ne sait à quel point nous sommes contaminés. Quel décadent, quel positiviste, quel mystique orthodoxe comprendra mes paroles dans tout leur dénuement ? Qui connaît l’état dont parle Heine le solitaire : « Je ne peux comprendre où finit l’ironie et où commence le ciel ! »[ix] C’est le cri du salut.

On aime rire avec ceux qui sont malades de l’ironie. Mais on ne les croit pas, ou l’on cesse de les croire. Un homme dit qu’il meurt, et on ne le croit pas. Et donc, l’homme qui rit meurt seul. Qui sait, cela est peut-être pour le mieux ?

« Celui qui vit comme un chien meurt comme un chien. »

N’écoutez pas notre rire, écoutez la douleur qui se trouve derrière lui. Ne croyez aucun d’entre nous, croyez à ce qui est derrière nous.

Si nous sommes incapables de vous dévoiler ce qui est derrière nous, ce que certains d’entre nous veulent et attendent, détournez-vous de nous au plus vite. Ne faites pas de nos recherches une mode, de nos âmes des marionnettes de foire que l’on traîne dans la rue, les soirées littéraires et les almanachs pour amuser le public.

Il existe une formule sacrée reprise sous une forme ou une autre par tous les écrivains :

   « Renonce à toi pour toi-même, non pour la Russie » (Gogol).[x]

   « Pour être soi-même, il faut renoncer à soi » (Ibsen).[xi]

   « Le renoncement personnel n’est pas le renoncement à sa personne, mais le renoncement à son égoïsme » (Vl. Soloviev).[xii]

Chaque homme répète résolument cette formule ; elle lui vient immanquablement à l’esprit pour peu qu’il ait une vie spirituelle suffisamment intense. Cette formule serait banale si elle n’était sacrée.

La comprendre est plus difficile que tout.

Je suis persuadé qu’elle peut sauver de la maladie de « l’ironie », qui est une maladie de la personnalité, une maladie de « l’individualisme ». Ce n’est que lorsque cette formule aura pénétré dans la chair et le sang de chacun d’entre nous qu’adviendra la véritable « crise de l’individualisme ». Jusque-là nous ne sommes assurés contre aucune maladie d’un esprit éternellement fleurissant, mais éternellement stérile.

  

Novembre 1908

  

  

  

Traduit à partir du texte russe publié dans собрание сочинений А.Блока в 8-ми томах, М.-Л., 1962, ГИХЛ, том 5, стр. 345-349.

Original : Александр Блок - Ирония.pdf



[i] Extrait du poème de Nikolaï Nekrassov « Je n’aime pas ton ironie... ».

[ii]Allusion à un poème de Vladimir Soloviev Dédicace à une comédie non publiée.

[iii]Niédotykomka est un personnage symbolique du roman de Sologoub Le Démon mesquin.

[iv] Cf. Valéri  Brioussov, Les Lampions.

[v]Cf. Ouspenski « Le Paysan et le travail paysan ».

[vi]Extrait de l'article de Dobrolioubov « Entretien avec les amateurs du verbe russe » (1856).

[vii] Blok fait allusion à la nouvelle d’Andreïev Le Rire rouge.

[viii]Cf. Andreev L., « La vie d’un Homme », Prologue.

[ix] Cf. le Voyage à Harth  (in Tableaux de voyage)

[x] Cf. Gogol, Lettre XX des Extraits de la correspondance avec ses amis (non traduits)

[xi] Peer Gynt (Acte 4).

[xii] « La question nationale en Russie » (Sobranie Sotchieni V.S. Soloviev, tome V.) СПб. (1902), стр. 42-43).

 

 

 

Écrit par Fabien Rothey dans Blok Alexandre, Traduction | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : blok, ironie, décadence, analyse, littérature russe | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

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