Alexandre Sokourov. Interview, 12 décembre 2012
Sur le népotisme, la vileté de l’intelligentsia, l’appauvrissement culturel, le délaissement de la province, la violence, la beauté, l’espoir, la musique, la littérature russe, Faust, Bruno Delbonnel, le format 4/3, l’absence de liberté en art, l’autodiscipline, l’agression, la peur de la mort, le suicide, le Printemps de Prague, Les Voix spirituelles, Confession, Le Deuxième Cercle.
Entretien paru sur le site www.snob.ru
Traduction Fabien Rothey
J’ai entendu sans le vouloir votre conversation avec le représentant d’une organisation sociale…
Ce sont les Gradozachschitniki [Les Défenseurs de la ville, NdT], des agents immobiliers… Nous essayons en ce moment de rassembler des Pétersbourgeois pour proposer une série de constructions pour le développement de notre ville. Nous n’avons plus la force ni le temps d’attendre que quelqu’un, là-bas, ait une idée, que quelqu’une fasse quelque chose dans l’administration…
Les affaires sociales détournent de la création…
Oui, malheureusement, mais je suis tout de même un citoyen de Russie ; vous comprenez ? C’est une partie de ma vie, la partie la plus dure, parce que je ne veux pas m’occuper d’activités sociales, je n’éprouve aucun plaisir à le faire. Il n’y a aucun plaisir dans les conflits qui accompagnent malheureusement le travail social : on étudie des documents – vous voyez le tas ici ? – des plans d’architecte. C’est ce que je faisais avant à une échelle plus petite, pour le décor des films, mais dans le cas présent il s’agit de comprendre les choses sérieusement. C’est une tâche émotionnellement très désagréable, parce que toute activité sociale et tout accroissement de contacts avec une grande quantité de gens sont extrêmement pénibles. J’observe les dirigeants de notre État et je ne comprends absolument pas où ils trouvent la force de travailler avec une telle quantité de gens différents…
Ils font parfois peine à voir. Dans le film « Zhar nezhnykh » [La Chaleur des tendres] de Rastorgouev, il y a une scène où Poutine rencontre un représentant du pouvoir local de Krasnodar. Quand on pense que cet homme rencontre tous les jours de telles gens…
C’est mortellement dangereux pour le psychisme, je ne sais pas quelle réserve de force il faut avoir. Cela fait déjà sept ans que je m’occupe d’urbanisme et de Lenfilm et je n’ai déjà tout simplement plus de force.
Peut-être serait-il plus simple de laisser tomber ?
Quand je verrai que tout devient absurde, alors, bien sûr, je me retirerai. En ce moment, c’est la situation de Lenfilm qui m’inquiète le plus, les conflits qui s’y déroulent et qui sont liés, et c’est extrêmement regrettable, à la famille Guerman.
Des conflits personnels ou idéologiques ?
Non, il n’est question ici d’aucune idéologie. On peut vous trahir, se comporter avec vous comme on veut en utilisant ses relations… Je ne comprends pas pourquoi une famille, un groupe de personnes, a besoin d’autant de pouvoir. Pourquoi dans toutes les commissions, tous les comités, et même dans le conseil des réalisateurs de Lenfilm, Alekseï Iourevitch impose son fils… En plus, je suis tout à fait certain qu’Alekseï Alekseïevitch n’a ni les compétences requises, ni l’expérience sociale et humaine… Je sais bien que cela est dû à l’influence et à l’activité de sa mère. En général, ce type de népotisme est très nuisible pour les affaires... Un des problèmes les plus graves de l’intelligentsia est le remplacement des intérêts généraux par ses intérêts personnels, égoïstes et matériels. Nous n’avons encore connu aucune période en Russie où l’intelligentsia était aussi vile qu’aujourd’hui. C’est sous beaucoup d’aspects notre problème national, parce qu’on ne trouve nulle part dans le monde une telle intelligentsia, avec une vie aussi dense et une telle convergence d’intérêts. En plus, dans un pays aussi énorme, il y a en tout et pour tout une ville et demie : Moscou et la moitié de Pétersbourg. Les autres sont exclues du processus artistique sérieux. Le pays est exclu de la production intellectuelle.
À quoi cela est-il dû ?
Il me semble que c’est parce que la structure fédérative n’existe que sur le papier ; sur le plan culturel, il n’en est rien, notre schéma est tellement monocentré que le délaissement de la province s’accentue. Si l’économie s’est sans aucun doute améliorée, la culture est plus pauvre, beaucoup plus pauvre. De mon point de vue, la situation dans le sud de la Russie, dans le Caucase du Nord, est très difficile, parce que l’État ne fait rien pour créer une sorte de tampon entre les cultures. Ce devrait pourtant être une obligation pour un État, parce que le peuple lui-même résout ces questions avec beaucoup de difficultés.
Et qu’est-ce qu’un tampon entre les gens ?
Il ne faut pas arriver à une situation où les intérêts de différents groupes ethniques se heurtent dans un village, une région, une ville. Il ne faut pas que les étrangers [ceux qui arrivent] passent en priorité avant la population autochtone, parce que la population autochtone est la partie la plus faible de la population de Russie. Et les gens qui arrivent ont une énergie énorme, ils sont très résolus, et ils sont en général des représentants non pas seulement d’une autre culture ethnique, mais d’une autre culture religieuse. C’est pourquoi l’État doit fixer des normes parfaitement précises, voire sévères, pour réglementer la vie en commun. Il doit y avoir une distance. Avant, un tel problème n’existait pas, parce qu’il y avait une égalité sociale relative, mais maintenant, avec une grande inégalité sociale, il est indispensable d’accorder une attention soutenue à la distance entre les gens, les familles appartenant à des cultures, des ethnies, des religions différentes. Tout particulièrement dans la vie de tous les jours. Parfois il faut faire cela en instaurant des normes étatiques. La religion impose bien des interdits…
Mais ce sont des interdits seulement pour les adeptes d’une religion en particulier.
Qui se propage à d’autres.
Vous êtes orthodoxe, mais dans le cadre d’une autre confession, vous ne pouvez pas vous comporter en orthodoxe ; n’est-ce pas ?
Il est sûr qu’en rentrant dans le temple d’une autre religion, je ne me mettrai pas à faire certaines choses…
Comment savez-vous ce que vous pouvez y faire et ce qui y est interdit ? Il y a des choses très subtiles… Bien sûr, ce n’est pas une question pour un entretien journalistique, mais il est hors de doute que ce problème est à présent bien plus sérieux qu’à n’importe quel autre moment.
Vous parlez du problème par expérience, après avoir travaillé à Naltchik. Vous pouvez nous en dire un peu plus ?
Oui, je peux. Des gens pour lesquels j’ai un respect tout particulier ont cherché à me convaincre pendant très longtemps. Il s’agit d’Albert Saralp, le représentant permanent de Kabardino-Balkarie à Pétersbourg, et Barasbi Karamoursov, le recteur de l’université de Naltchik. Je n’ai d’abord pas accepté de telles propositions, tout comme j’avais décliné celles du VGIK [L'Institut national de la cinématographie], et celles de nos établissements d’enseignement supérieur de Pétersbourg. Je n’ai enseigné qu’au Japon et en Europe. Il me semblait que les relations entre le maître et les jeunes gens, chez nous, dans la partie européenne de la Russie, étaient trop simplifiées et facultatives. Nous avons maintenant à Naltchik treize étudiants. Nous formons des réalisateurs au cinéma de fiction, au documentaire, à la télé, au théâtre. Des jeunes gens issus de différentes Républiques du Caucase du Nord. Peut-être réussira-t-on à créer un studio de cinéma. À tout le moins, mon but est de tout faire pour que les gens ayant reçu une bonne, et même très bonne formation travaillent pour leur peuple, pour que dans ce grand pays il y ait une province délaissée de moins.
Et ces étudiants qui assistent à ce cours, ils savaient qu’ils allaient étudier chez Sokourov ?
Non, ils ne connaissaient pas ce nom, et aucun d’eux, Dieu merci, n’avait vu un de mes films. Et dans mes cours, je ne renvoie jamais à mes films. Je n’ai pas pour ambition de devenir un gourou. Je suis juste un adjoint du destin dans la vie de mes élèves. Nous regardons beaucoup de chroniques, des documentaires sur des thèmes propres à leurs républiques. Un grand volume des cours est consacré aux questions d’éthique, aussi bien sur le plan humain que professionnel. Nous discutons souvent de ce qu’un réalisateur ne doit absolument pas faire, quelles que soient les circonstances. Ma manière d’enseigner n’a rien de martial, elle ne laisse absolument aucune violence s’immiscer dans les sujets, mais seulement l’attirance d’une personne pour une autre, l’amour d’une personne pour une autre. Je leur dis tout le temps : parlez de vous, quel type de personnes êtes-vous ? Dans d’autres régions du pays, on ne comprend absolument pas qui vous êtes. Comment vous vivez, comment sont vos familles, ce qu’il y a dans vos âmes. C’est quand même bizarre, nous sommes ensemble depuis tellement d’années, je veux dire les Russes et les gens du Caucase du nord, mais nous ne comprenons absolument rien les uns aux autres, si ce n’est par Tolstoï et Lermontov… Il y a eu aussi le cauchemar tchétchène, les fosses, le comportement des Tchétchènes… Montrez que vous êtes des hommes comme les autres ! Montrez-leur, et on vous saluera bien bas.
Je voudrais revenir à l’éthique du réalisateur… Est-il vrai qu’en dehors des normes communes à tous les hommes et de celles du Code pénal, il y a des règles qu’il est interdit d’enfreindre?
Je pense que oui. Par exemple, si vous faites un documentaire, si vous travaillez avec une personne réelle, vous n’avez pas le droit de ne pas lui montrer votre travail et de ne pas accomplir tout ce qu’il demande.
Mais existe-t-il vraiment des limites dans le cinéma de fiction ?
Bien sûr. Il ne doit pas y avoir de scènes de violence physiologique, parce que c’est une représentation qu’on fait passer, qu’on retransmet, qui enseigne. Il est interdit de montrer de la violence avec des armes, c’est catégoriquement interdit, de mon point de vue. Je ne l’admets pas, car, en tant que professionnel, je sais à quel point c’est réellement dangereux. D’autant plus que je me suis retrouvé sur le terrain d’opérations de guerre, et dans des tranchées.
Les Voix spirituelles est un très beau film, y compris les passages sanglants dans les tranchées. Mais on y trouve aussi une certaine délectation de la vie, même dans de telles circonstances.
Oui, parce que c’est la vie. Dans ce film, il y a une scène unique, quand un garçon est couché, un jeune soldat profondément blessé, qui va mourir dans quelques minutes. J’ai moi-même filmé ces images – nous nous sommes retrouvés encerclés, et j’ai renvoyé chez eux tous les membres de l’équipe de tournage, je suis resté tout seul avec les caméras. Je n’ai pas filmé sa mort, et je n’ai pas filmé non plus tout ce qui s’est passé pendant les combats dans les tranchées. Et si j’ai filmé quelque chose, je ne le montrerai jamais. Je sais à quoi ça ressemble, je comprends parfaitement que si sa femme, son fils, sa fille voient comment ce jeune homme, cet homme se comporte vraiment dans les tranchées, ce qui se passe vraiment avec lui, il ne dira pas merci, ni à sa vie, ni à moi. Ce spectacle ne peut pas être public.
Dans votre film Confession, il n’y a pas de scènes de combat, mais l’ambiance dans laquelle les gens font leur service est assez tendue, pourtant c’est aussi un beau film.
En effet, c’est un beau film. Il est possible qu’un tel résultat soit dû à… Je suis bien sûr déformé par la littérature. Ma formation est littéraire, bien sûr, non pas cinématographique. C’est mon amour principal, et je n’aime pas beaucoup le cinéma. À partir d’un certain âge, j’ai commencé à ressentir quelque chose dans la musique, je veux dire la grande musique – quand les personnes de mon âge s’extasiaient devant les Beatles, j’écoutais les premiers quatuors de Mozart. Je ne comprenais pas comment on pouvait s’extasier sur les Beatles quand il existait des morceaux d’une si haute harmonie, d’une aussi grande diversité, d’une profondeur aussi gracieuse – oui, comment est-il possible d’appuyer son existence sur le caractère primitif du rock ?! Et la peinture, bien sûr, qui a toujours été pour moi un travail fondamental. La peinture, la littérature, m’ont « déformé », je ne peux rien regarder si je ne vois pas aussi une certaine qualité. Parce que la qualité esthétique de la représentation est une certaine forme d’optimisme, si l’on peut s’exprimer ainsi, même dans des conditions cauchemardesques. Voilà, nous tournions Confession quand nous étions sur le radeau, quittant le bateau pour le poste frontière, dont on se demandait bien à quoi il servait ; là, cinq hommes souffraient du froid, ils agonisaient, c’était des jeunes gardes-frontières, qui gardaient Dieu sait quoi… Nous-mêmes avons failli nous noyer sur ce radeau fait de vieilles planches, et 700 kilogrammes de ce débris de charbon répugnant, dont on ne savait pas s’il brûlait ou pas… C’était une sensation horrible. Je comprenais que si ce radeau se renversait et que nous tombions dans l’eau, personne ne nous sauverait, personne n’y arriverait. Il faisait froid, l’eau était noire… Mais l’espoir de la vie luisait quand même, dans le désir de voir un sens supérieur. Peut-être même dans le paysage. Mais quel sens supérieur peut-il contenir ? Pourtant il s’y trouve, il est à côté de toi…
Indépendamment de nous…
Indépendamment de nous et toujours. On tend vers un espoir. Mais c’est ma « déformation », bien sûr, qui n’est pas tout à fait russe, je ne suis sans doute pas très russe en ce sens. Je tends fortement vers un espoir, je ne sais pas comment en dire plus…
Dans presque toute la littérature classique russe, il demeure un espoir…
Oui, oui, on y trouve au moins une grande maîtrise de la langue, des « fleurs » langagières étonnantes, même chez ceux qui ont écrit des pages difficiles, chez Dostoïevski et sa langue en quelque sorte étriquée… Et c’est impressionnant… C’est une aspiration au beau visage, à une lumière bien disposée sur le sujet… Cela nous a servi quand nous avons réalisé Faust avec celui que je considère comme un grand directeur de la photographie : Bruno Delbonnel. C’est la première fois de ma vie que j’obtiens un négatif idéal. Cela fait longtemps que nous nous connaissons, Bruno et moi, nous devions travailler ensemble sur le film Père et fils. Mais il avait eu à l’époque des problèmes familiaux, et, en fin de compte, j’avais tourné avec Aleksandre Bourov. Bruno avait terminé ses études de philosophie à la Sorbonne après l’école de cinéma de Paris, et c’était pour moi un signe – c’est-à-dire qu’il y avait de quoi parler, il y avait une base, un espace intérieur. Cela s’est confirmé par la suite. Et c’est aussi un homme délicat avec un niveau grandiose de culture. Et c’est bien sûr un maître. J’aime énormément quand un homme est un maître dans ce qu’il fait. C’est peut-être la seule chose qu’on peut aimer chez un homme – quand il est un maître dans son domaine.
À quoi est lié votre choix du format du film ?
Quatre tiers est selon moi le format littéraire académique. Un écrivain ne regarde pas à l’aide d’un écran large, il est concentré, il a toujours une composition concentrée. Quatre tiers. (Sokourov dessine sur une feuille de papier). Vous obtenez presque le nombre d’or, il y a toujours, que vous le vouliez ou non, une tendance vers le centre de la composition. Et c’est toujours soit un homme, soit une composition de paysage très équilibrée. C’est un principe littéraire.
Une triste indifférence, par contre, était filmée en panoramique.
Oui, oui, oui. Mais il s’agissait de Bernard Shaw, d’une expérience, de modernité. Mais ici, il est question d’un classique au sens strict, le principe de Goethe est la concentration, la centralité de tout, en accord avec la théorie de la couleur et de la lumière de Goethe lui-même, théorie liée à l’idée de proportion. Et cette composition n’a besoin de rien d’autre. Nul besoin d’élargir énormément l’écran pour parler de l’essentiel. Il est possible que ce soit difficile pour le spectateur, quand il n’a pas son « divertissement » habituel. Au cinéma, ce format vient probablement de la photographie, et pour la photographie, il vient de la peinture. La tétralogie – Moloch, Taurus, Le Soleil, Faust – est, dans son essence, un carré, un cercle. Il y a quatre angles, mais le carré est un cercle qui exprime l’existence égocentrique des personnages. C’est pourquoi vous pouvez aborder le cycle avec n’importe lequel de ces quatre films ; dans tous les cas, il se fermera. Tout doit être corrélé. Dans les œuvres artistiques, il n’y pas de liberté, et il ne peut y en avoir. Il y a des limitations rigides, et c’est ainsi qu’on peut atteindre quelque chose. Autrement dit, le carré n’est pas une lubie, mais un regroupement de quelques tâches qui ont été assignées à l’intérieur de l’auteur.
Le carré est aussi le symbole de l’autolimitation.
Oui, oui. Et le cercle est aussi le symbole de l’autodiscipline, ne pas sortir de la limite du cercle, ne pas sortir de la limite des règles énoncées, ainsi le projet et le résultat ont du temps devant eux. Plus il y a de canons dans une idée artistique, plus longtemps elle existera. Plus longtemps elle attirera l’attention, parce que l’homme veut toujours se libérer de ces limitations. Les canons ont une noblesse étonnante, il me semble ; mais les suivre est très difficile.
En règle générale, vivre est-il facile ou difficile ? Ma question peut sembler niaiseuse.
Non, elle n’est pas niaiseuse. Elle est compréhensible. C’est aujourd’hui beaucoup plus difficile pour moi que, disons, sous le pouvoir soviétique. Avant je pouvais espérer que je verrais une autre vie, au moins dans ma patrie. J’ai commencé à voyager à travers le monde et j’ai vu beaucoup de choses, et il me semblait qu’en allant à tel endroit je verrais quelque chose de complètement différent et de meilleur. Maintenant, je vois que ce meilleur n’existe pas. Il y a ce qui est et a toujours été, j’étais seulement aveugle et je ne voyais pas. Si rien ne se passe à l’intérieur, dans mon âme, il n’y aura rien de mieux dans le monde qui m’entoure, tout restera tel qu’il est. Dans le monde environnant, tout est déjà accompli, toutes les tentatives, toutes les erreurs, tous les plans grandioses et les sortes de découvertes parfaites sont déjà accomplis. Et l’art existe déjà. Définitivement.
Mais nous pouvons découvrir quelque chose tous les jours – de nouveau ou à nouveau…
Il y a une réalité que par la force de nos capacités insignifiantes nous ne pouvons pas saisir, bien que nous essayions. Mais cette réalité était déjà là à l’époque d’Homère, et en ce sens, il y a une stabilité. Dans le monde naturel, une certaine stabilité a été créée : une stabilité esthétique, éthique et physiologique. On observe que tout le monde vivant est fondé sur l’agression, il ne saurait être question d’aucune nuance émotionnelle, d’aucune compassion. Craquement d’os et sang frais. Il n’y a que nous, les humains, qui ayons réussi à nous éloigner un peu de cela.
Il n’en reste pas moins que l’agression est aussi nécessaire à certains moments…
Voilà, vous avez dit le mot « nécessaire ». Mais ce faisant vous n’avez pas prononcé le mot « inévitable ». Vous vous êtes exprimé très précisément, c’est en effet ainsi. Bien que beaucoup pensent qu’elle est inévitable. Et pourtant, nous, les gens, pourrions d’une manière ou d’une autre trouver un équilibre – malheureusement, par le prix de guerres.
La violence fait partie de la vie et de la nature humaine, quoi qu’on en dise…
Les drogues aussi font partie de la vie, de la nature et elles sont même plus naturelles encore.
D’une certaine culture aussi.
En effet ; néanmoins, c’est interdit. Tandis que la promotion de la violence, beaucoup plus forte et plus dangereuse pour l’homme, ne l’est pas. Les narcotiques sont seulement une conséquence. Quand l’homme souffre beaucoup intérieurement, il tente par désespoir de « se guérir », n’ayant pas la force de se suicider. Tout le monde n’a pas le courage et la force de se suicider. Ils vont voir ceux qui vendent de la drogue. Ce sont des gens dont l’âme est pleine de désespoir et ils n’ont pas d’issue. Ce qu’on appelle le cinématographe peut mener à cela, vous comprenez ?!
Faut-il du courage pour se suicider ? Ce n’est pas de la lâcheté ?
Non. Il faut un grand courage. La détresse. Le Malheur. La solitude. La solitude.
Ne pas résister aux épreuves ? Ce n’est pas un péché ?
Je ne suis pas d’accord, je ne suis pas d’accord… C’est la preuve d’un grand courage ! Une femme commet une action absolument « criminelle » quand elle donne naissance à un enfant en ne sachant rien de ce qu’ils deviendront, elle et lui. Une personne a entièrement le droit de résoudre la question : vivre ou ne pas vivre. Quand une femme donne naissance à un enfant, sait-elle ce qui l’attend ? Est-ce qu’il n’y a pas un risque qu’elle accouche d’un nouvel Hitler ? Nous n’interdisons pourtant pas aux femmes d’accoucher, de prendre cette décision. Nous supposons simplement que c’est sur cela que repose la vie. Mais la vie ne repose pas du tout là-dessus ; elle repose sur quelque chose d’autre, mais pas là-dessus. L’humanité peut se passer de cela.
Mais alors elle se dissoudra, elle disparaîtra…
Ce n’est pas sûr. Non, non, elle continuera à exister par un autre moyen, en trouvant la possibilité de créer des enfants sans amour, sans lien, d’une manière formelle… En refusant cette responsabilité que prennent prétendument aujourd’hui la femme comme le père, on comprend parfaitement que personne ne prend de responsabilité réelle. Allez donc demander à une mère ou à un père qui ont élevé un monstre de rendre des comptes. Que répondront-ils ? Rien du tout, ni d’un point de vue moral, ni d’une autre manière.
Nous avons abordé certaines peurs, mais d’un point de vue général, est-il normal d’avoir peur de quelque chose ?
Tout à fait normal, à mon avis. Il faut avoir peur de la honte, il faut avoir peur de se trouver sans défense face à une menace physique, de devenir un fardeau pour quelqu’un. Voilà une peur naturelle et très peu répandue… Dans le cercle de mes amis, de mes connaissances, y compris des personnes de mon âge, je vois que d’une certaine manière les gens rejettent cela. Peut-être parce que c’est un problème tellement ordinaire, — que peut-on dire encore sur ce sujet ?
Dans vos films il n’y pas de peur de la mort. Même dans Le Second Cercle, sur l’odyssée d’un homme enterrant son père. Et dans La Pierre tout se passe déjà sur un autre plan…
Dans Le Second Cercle, il n’y en avait pas, parce qu’il y avait là un travail qui étouffait la peur, quand on arrivait dans une ville de l’Arctique et qu’on voyait le cadavre du père, gisant visiblement depuis déjà plusieurs jours. Que doit-on faire ? Avoir peur, pleurer, se taper la tête contre les murs ? Si la mort a eu lieu, il faut accomplir l’inévitable étape suivante – il faut se séparer d’elle et la transformer en mythe, c’est-à-dire faire descendre l’homme dans la tombe, la combler et transformer la vie de ce proche en mythologie. L’histoire ne se termine pas par la mort. Nous ne savons pas ce qui arrive ensuite à ce jeune homme. Mais il est arrivé quelque chose de fondamental : ce qui s’est passé ensuite, quand s’est évanouie enfin cette tension terrible due à l’enterrement, au transport du cercueil. Quand cela se termine, que va-t-il se passer ? La mort d’un homme entraîne des changements. Les vivants ne sont déjà plus les mêmes, et en cela il y a une certaine, si l’on peut dire… nature évolutive porteuse d’espoir, un espoir qu’elle porte de manière cauchemardesque.
Si je ne me trompe pas, vous utilisez souvent le début de l’ouverture du troisième acte de Tristan et Isolde de Wagner ?
Vous ne vous trompez pas. Je suis devenu une personne grâce aux radiodiffusions – en tant que fils de militaire, je vivais toujours dans des garnisons lointaines. Mais il y avait énormément de diffusion de musique classique, de retransmission de spectacles de théâtre, et c’est une chose miraculeuse, quand on est assis dans un désert, dans une petite ville militaire… des ondes radio, basse fréquence, avec des grésillements, pourtant on éprouvait une sensation de participation. C’était un miracle que ce contact à l’échelle de la lumière… Et on pouvait ensuite penser qu’il n’y avait pas de télé, personne ne nous imposait d’images, en lisant ou en écoutant de la musique, on se représentait tout par soi-même. Et cela créait une attraction pour la vie. Nous avons passé une grande partie de notre temps au-delà des frontières de la Russie, et je pensais : voilà, j’arriverai en Russie, et quelle vie m’attendra là-bas ! Je suis donc arrivé en Russie, à Gorki[i], en 1968. Je suis rentré à l’université d’histoire – j’étais très bien préparé, passer les examens ne me coûtait aucun effort… Les professeurs étaient assis – ils étaient assez jeunes, me semblait-il, et écoutaient de petits postes de radio. Que se passait-il ? Ils m’ont donné dix sur dix, je suis sorti, et j’ai dit à mes camarades : « ils ne m’écoutaient pas trop ». Et ils me répondirent : « Quoi, tu ne sais pas ce qui s’est passé ? » « Non, leur dis-je ». – « Ils ont envoyé l’armée en Tchécoslovaquie ». Et c’est donc sous la noirceur profonde de cet événement que s’est déroulée ma formation universitaire dans la ville de Gorki. Il y a eu des arrestations d’étudiants et des actions de protestations – peu de gens le savent. On avait une sensation très bizarre de participer à quelque chose… de se sentir responsable de cela… Je comprenais que quelque chose n’allait pas, mais je ne suis pas parvenu à comprendre ce qu’il fallait faire. Pourtant, d’autres personnes du même âge que moi y sont parvenues.
Comment faut-il se conduire aujourd’hui quand quelque chose dans l’État ne nous convient pas ?
En parlant avec franchise ! Parler uniquement avec franchise de ce qu’on considère comme nécessaire, si c’est consubstantiel à notre tempérament et si l’on sait quoi proposer. Vous comprenez ? Si c’est notre patrie, il ne faut pas l’abandonner. On peut se tromper sur tout, comme peut se tromper le président, et n’importe quel politique, et il est vrai qu’ils se trompent beaucoup plus que les simples citoyens. Mais si l’on considère qu’on peut faire quelque chose, il faut absolument le faire. Il faut absolument agir.
En russe : 12.11.23 Александр Сокуров - Я только помощник судьбы в жизни моих учеников.pdf