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Andreï Biély sur La Cerisaie de Tchekhov

Andreï Biély, andréi, Tchekhov, Stanislavski

Constantin Stanislavski dans le rôle de Gaïev

La Cerisaie


Reproduisant la réalité, l’artiste-réaliste travaille d’abord sur ses traits les plus généraux ; ensuite, il devient photographe de la réalité. Sa vue se développe. Il ne se contente plus de la pose superficielle du phénomène. Après le précis et le durable, il s’arrête sur l’imprécis et le fugitif, à partir desquels se forment toute précision et toute durée. Il reproduit alors le tissu de l’instant. Le moment arraché devient la visée de la reproduction. Une telle représentation de la vie est un travail précis de dentelle, presque diaphane. Le moment de la vie en lui-même devient dans son approfondissement une porte sur l’infini. Comme la maille d’une dentelle de vie, il n’est rien en lui-même : il esquisse une sortie vers ce qui est derrière lui. L’intensité de l’émotion est infinie. La dentelle de la vie, composée de mailles isolées, devient une rangée de portes dans des couloirs parallèles qui conduisent vers l’autre. L’artiste-réaliste, restant lui-même, dessine involontairement avec la superficie du tissu de la vie ce qui s’ouvre dans la profondeur des labyrinthes des instants parallèles entre eux. Tout reste identique dans son imagination, mais imprégné par l’autre. Il ne soupçonne pas lui-même d’où il parle. Si vous dites à un tel artiste qu’il a pénétré dans l’au-delà, il ne vous croira pas. Il vient pourtant de l’extérieur. Il a étudié la réalité. Il ne croira pas que la réalité représentée par lui n’est déjà plus la réalité dans le sens courant.

Le mécanisme vital ne dirige pas le cours des émotions là où nous aspirons, il nous donne au pouvoir de la machine. Notre dépendance commence avec les causes générales inconnues de nous et se termine avec les tramways hippomobiles, les téléphones, les ascenseurs, les horaires des trains. Il se forme de plus en plus entre nous un cycle mécanique fermé, duquel il est de plus en plus difficile de s’échapper. “A” se tue pour “B”, “B” pour “C”, et “C”, pour lequel “A” et “B” se sont effacés en restant des zéros au lieu de vivre en étant organiquement liés aux émotions, se donne à “A” en se transformant aussi en zéro. Une machine de meurtre inutile des âmes se met en place.

Le pouvoir de l’instant est la protestation naturelle contre l’organisation mécanique de la vie. L’homme libéré approfondit le moment fortuit de la libération en dirigeant vers lui toutes les forces de l’âme. Dans de telles conditions, l’homme apprend de mieux en mieux à voir dans les détails. Les détails de la vie deviennent de plus en plus des corps conducteurs de l’Éternité. Ainsi le réalisme passe imperceptiblement au symbolisme.

Les instants, ce sont des morceaux de verre multicolore. À travers eux, nous regardons dans l’Éternité. Nous devons nous arrêter sur un morceau de verre, sinon nous ne discernerons jamais ce qu’il y a derrière le fortuit. Tout devient trop familier et nous sommes fatigués de regarder, peu importe vers où se dirigent nos regards. Mais puisque nous avons éprouvé avec suffisamment d’intensité l’instant déterminé, nous voulons que cela se répète. En répétant l’émotion, nous nous enfonçons en elle. En nous enfonçant, nous traversons différents stades. Le moment déterminé devient pour vous une sortie inattendue vers le mysticisme : notre voie intérieure se manifeste et l’intégrité de la vie de notre âme se rétablit. Le mécanisme de la vie est vaincu de l’intérieur, les instants isolés n’ont plus de pouvoir. La dentelle vitale, tissée d’instants isolés, disparaîtra quand nous trouverons la sortie vers ce qui perçait auparavant derrière la vie. En racontant ce que l’on voit, nous disposons arbitrairement du contenu de la réalité.

Tel est le symbolisme mystique, opposé au symbolisme réaliste, qui transmet l’au-delà dans les termes de la réalité nous environnant tous.

Tchekhov est un artiste-réaliste. De cela il ne découle pas qu’il n’y a pas chez lui de symboles. Il ne peut pas ne pas être symboliste si les conditions de la réalité dans laquelle nous vivons ont changé pour l’homme contemporain. La réalité est devenue transparente par suite d’un raffinement nerveux des meilleurs d’entre nous. En n’abandonnant pas le monde, nous allons vers ce qu’il y a derrière le monde. Telle est la voie véritable du réalisme.

Il y a encore peu, nous reposions sur une base solide. Maintenant, même la terre est devenue transparente. C’est comme si nous nous déplacions sur un plancher de verre transparent et glissant, derrière lequel un abîme nous surveille. Et nous avons l’impression de nous déplacer dans les airs. Cette voie aérienne est effrayante. Peut-on parler à présent de limites du réalisme ? Peut-on dans de telles conditions opposer le réalisme au symbolisme ? Ceux qui s’écartent actuellement de la vie se retrouvent dans la vie, car la vie même est devenue autre. Les réalistes actuels, en représentant la réalité, sont symboliques : là où, avant, tout se terminait, tout est devenu transparent, diaphane.

Tel est Tchekhov. Ses héros sont esquissés par leurs traits extérieurs, et nous cherchons à les saisir de l’intérieur. Ils se déplacent, boivent, disent des futilités, et nous voyons les abîmes de l’âme qui percent en eux. Ils parlent comme s’ils étaient emprisonnés, et nous apprenons d’eux des choses qu’eux-mêmes n’avaient pas remarquées. Dans les détails dans lesquelles ils vivent s’ouvre à nous un chiffre secret – et les détails ne sont déjà plus des détails. La platitude de leur vie est neutralisée par quelque chose. Dans ses détails s’ouvre partout quelque chose de grandiose. N’est-ce pas ce qu’on appelle regarder à travers la platitude ? Et regarder à travers quelque chose, cela veut dire être symboliste. En regardant à travers, je lie l’objet à ce qui est derrière lui. En ce sens, le symbolisme est inévitable.

L’esprit de la musique se manifeste de manière très diverse. Il peut pénétrer uniformément tous les personnages d’une pièce. Chaque personnage est alors une corde dans un accord musical. « Les pièces d’humeur » de Tchékhov sont musicales. Leur symbolisme s’en porte garant, car le symbole est toujours musical dans un sens général. Le symbolisme de Tchékhov diffère beaucoup et substantiellement du symbolisme de Maeterlinck. Ce dernier fait des héros de ses drames des récipients de son propre contenu mystique. En eux s’ouvre son expérience. En indiquant l’approche de la mort, il oblige l’aïeul à dire : « N’y a-t-il pas encore quelqu’un parmi nous ? »[i] Le symbole est trop évident. N’est-ce pas une allégorie ? Son expression est trop générale. Tchékhov, en amincissant la réalité, tombe inopinément sur les symboles. Ils les soupçonnent à peine. Il ne met rien de prémédité en eux, car il est douteux qu’il ait eu une expérience mystique. Ses symboles s’enracinent donc involontairement dans la réalité. Nulle part ne se déchire la toile d’araignée des événements. Grâce à cela, il réussit à révéler plus profondément les symboles dont les sonorités se font entendre dans un fond de détails.

Voilà des hommes exténués, assis, cherchant à oublier les horreurs de la vie, mais le passant passe à côté… Le sceau se rompt dans la mine. Tout le monde comprend qu’il se passe ici une chose horrible. Mais peut-être tout cela a-t-il été rêvé ? Si on examine La Cerisaie du point de vue de la totalité de l’impression artistique, on ne trouve pas cette complétude qu’on pouvait observer dans Les Trois Sœurs. En ce sens, La Cerisaie est moins réussie. Mais la profondeur psychologique des moments isolés est mieux rendue. Si avant il y avait devant nous un tissu de dentelle transparent, que nous contemplions de loin, à présent l’auteur s’est comme rapproché vers quelques mailles de ce tissu, et il a vu avec plus clarté ce qu’elles esquissent.

Il a glissé devant les autres mailles. C’est pour cela que la perspective se trouble, et la pièce acquiert un caractère inégal. En un sens relatif, Tchekhov est revenu sur ses pas. En un sens absolu, il n’est pas resté sur place parce qu’il a aminci la méthode. Par endroits, son réalisme est encore plus mince, il révèle encore davantage par les symboles.

Terribles sont les instants où le sort s’approche furtivement et silencieusement du l’homme fatigué. Le leitmotiv angoissant de l’orage et le nuage menaçant de l’horreur sont partout. Il semblerait qu’il n’y ait pas de quoi être terrifié : il s’agit simplement de la vente d’une propriété. Mais les masques sont effrayants sous lesquels se cache l’horreur, béante dans les ouvertures pour les yeux. Comme est effrayante la gouvernante qui grimace autour de la famille ruinée, ou le laquais Yacha qui critique le champagne, ou le comptable grossier, ou le passant de la forêt !

Dans le troisième acte, on trouve comme des procédés cristallisés de Tchekhov : dans l’entrée, un drame familial a lieu, à l’arrière, éclairé par des bougies, les masques de l’horreur dansent frénétiquement : l’employé des postes valse avec la jeune fille – n’est-il pas un épouvantail ? Peut-être qu’il s’agit d’un bâton auquel est attaché un masque, ou d’un porte-manteau sur lequel est suspendu un uniforme. Et l’employé de la gare ? Pourquoi est-il là ? Tout cela est une incarnation du chaos fatal. Ils dansent en minaudant quand le malheur familial atteint son apogée.  

Le détail se colore d’un dépôt jusqu’alors invisible. La réalité se dédouble : c’est cela et ce n’est pas cela ; c’est le masque d’autrui, et les gens sont des mannequins, des phonographes de la profondeur – et c’est effrayant…

Tchekhov, en restant réaliste, tire ici les plis de la vie, et ce qui paraissait de loin des plis sombres se révèle une ouverture sur l’Éternité.

 

Article publié pour la première fois dans la revue Vesy (Весы). 1904. No 2. p. 45-48.

Traduction de Fabien Rothey


Original en russe : Белый - Вишневый сад.pdf



[i] Dans la pièce L'intruse, 1890. Biély fait sans doute allusion à cette réplique : « Qui est-ce qui marche ainsi autour de nous? » 

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