Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

20/09/2012

Las mismas palabras, Luis Goytisolo

Las mismas palabras, Luis Goytisolo, critique, analyse, jeunesse, vacuité


L’action du second roman de Luis Goytisolo se concentre sur une seule semaine, après l’été, à la fin d’un mois de septembre. Elle se développe principalement à travers des conversations. Une pluralité de personnages appartenant à la bourgeoisie barcelonaise évolue dans une ambiance festive.

 

Trois d’entre eux se démarquent rapidement : Rafael, un jeune professeur qui prépare un voyage à Paris ; Santi, issue d’une famille nantie, qui se réunit régulièrement avec un groupe de jeunes vaguement intéressés par l’art ; et Julia, une femme de 28 ans, employée dans un magasin de décoration. Bien que chacun vive dans un cercle de relations différent, ils ont des habitudes similaires : ils se réunissent entre amis pour manger, se baigner, discuter, danser, boire – et surtout boire. Ils fréquentent des lieux voisins, parfois les mêmes. Ils ont des amis en commun.

 

Après la fête, chacun retourne à ses obligations quotidiennes, plus ou moins contraignantes, traînant sa fatigue et sa gueule de bois jusqu’à la prochaine échappée. Derrière les signes de l’amitié percent la suspicion, la jalousie, la mélancolie grisâtre. La répétition et la vacuité usent les personnages. « Les mêmes paroles, les mêmes gestes, tout redevint comme avant, quand Rafael sortait avec Berta et ses amis et qu’ils ne se couchaient pas avant l’aube… »[i] La première phrase de l’œuvre nous avertit que l’objet du roman sera mois la jeunesse, son esprit insouciant et ses délires, que la persistance dans la jeunesse, le refus d’en sortir, le fatiguant retour du même. La monotonie festive éteint les personnages, ou les angoisse.

 

Si les paroles sont les mêmes (las mismas palabras), ceux qui les prononcent changent, ils se dégradent dans l’abrutissement, contre lequel ils luttent avec des poussées d’entrain de plus en plus fausses. Ils parlent, ils parlent, mais sans intonation. Goytisolo n’utilise presque jamais d’autre verbe que « dire » lorsqu’il rapporte leurs discours ou leurs dialogues (non pas « demanda-t-il », « répondit-il », « insinua-t-il », etc.). Il renforce ainsi la stérilité de leurs propos, mais surtout l’absence d’interaction véritable, de coloration affective ; il les réduit à presque des automatismes. La communication n’est qu’un prétexte que chacun utilise pour remplir sa vie. L’un dit des plaisanteries, l’autre évacue sa frustration ou son angoisse. Les personnages s’étiolent de ne rien entreprendre, ou de ne pas rompre avec ce style de vie.


D’un point sociologique et historique, Las mismas palabras constitue un panorama vaste et varié de la jeunesse bourgeoise barcelonaise du début des années 1960. Elle est intelligente, mais négligente, oisive, bovaryste[ii], vide. Elle s’ennuie et elle vague. Gonzalo Sobejano écrit : « L’auteur paraît avoir voulu laisser un témoignage d’un certain état d’esprit de la jeunesse espagnole bourgeoise. Aspirations chimériques, apathie, dépression devant l’échec de toute tentative d’amélioration ; vice de l’argent, de l’alcool, de l’érotisme, de la paresse. Et tout cela dans un duel avec un dernier désir de justice, désir que le milieu ambiant ensevelit dans un quotidien absurde. »[iii]

« - De quoi s’agit-il alors ? dit Julia. Il est inutile de se leurrer. Un jour passe et un autre et une semaine et une autre et tous les jours sont les mêmes et rien ne change jamais. Aujourd’hui un cocktail, demain un rendez-vous, dimanche la plage, et on continue à se distraire, mais tous les jours sont les mêmes. Manger, dîner, dormir, manger, dîner, dormir, manger, dîner, dormir. Et quand tu t’en rends compte et que tu veux faire quelque chose, il est déjà trop tard. C’est pour cela qu’il vaut mieux ne pas se rendre compte ; parce qu’il est trop tard. »[iv]

Antonio lui demandera pourquoi il est trop tard, et on décèlera une dose de mauvaise foi dans la réponse de Julia. Au fond, rien de vraiment sérieux ne la contraint à la répétition. Elle se représente intriquée dans une sorte de mythe de Sisyphe pour justifier son inaction. Elle rappelle les trois sœurs de Tchékhov, qu’aucun obstacle insurmontable, au fond,  n’empêchait de partir pour Moscou. C’est en cela que consiste le caractère absurde des personnages de ce roman de Goytisolo : les histoires qu’ils se racontent correspondent mal à leur situation réelle. Ils se voient souffrants de leur conscience malheureuse du monde et du temps qui passe, alors qu’ils ne font que s’enfoncer dans leur routine et dans leur paresse.

Cependant, d’autres passages atténuent cette condamnation trop large. Certains personnages n’ont pas les capacités pour s’extraire de cet abrutissement festif.  C’est le cas d’Aurelia, qui ne se confie qu’en luttant contre son état psychologique et corporel (et non pas pour le flatter ou le soulager). C’est peut-être la seule qui ne se paye pas de mots, qui ne parle pas pour se mettre en scène, mais poussée par un malaise profond, qu’elle n’embellit pas.

« « Tu penses que je suis trop exigeante ? Mais c’est parce que la semaine prochaine je vais avoir trente ans, tu vois ? Et trente ans, c’est à peu près le double du temps qui me reste en tant que femme pour pouvoir avoir des enfants, en supposant que je vive jusque-là. Trente ans, ça veut dire que dans dix ans je serai quadragénaire, une vieille, comme on dit. C’est pour ça que je veux être heureuse maintenant, pendant qu’il en est encore temps, et c’est pour ça que je suis pressée de l’être. Et il me semble que c’est normal, que je ne demande rien que ne puisse avoir une femme normale comme moi, une femme ordinaire… »  Elle se courbait sur le siège, tordant son mouchoir, parlant de plus en plus rapidement. « Je sais que je suis une femme vulgaire, et même bête, que je sais peu de choses, dit-elle. Je suis beaucoup moins intelligente que Marcos et je n’écris pas de poèmes ni ne m’intéresse à la revue ni rien de tout cela, mais je ne le cache pas ni ne prétends le contraire. La seule chose qui m’intéresse, c’est Marcos, être à ses côtés, vivre ensemble. Et je ne sais pas pourquoi je l’aime, mais je l’aime et je ne pense pas qu’il y ait d’hommes plus beaux ou plus intelligents. Je l’aime lui et je veux être heureuse avec lui, et je me moque du reste. On ne vit qu’une fois, tu sais ? Et c’est pour ça que je veux être heureuse maintenant que je suis vive et que je n’ai pas encore trente ans. Parce que je suis infirmière et j’ai travaillé à la clinique pendant trois ans et j’ai vu beaucoup de morts. J’ai vu beaucoup d’enfants morts et une femme qui est morte le jour de ses noces et moi je me demandais pourquoi, pourquoi… Et je pensais que c’était injuste et que ce serait injuste qu’il m’arrive la même chose. » Elle parlait dans un état de tension, le visage tremblant derrière ses lunettes fumées, sans crier, tapant la planche de la table avec les mains emmêlées dans son mouchoir tordu, tapant encore et encore. « Et j’ai vu un homme mourir pendant 40 jours, pourrir petit à petit jusqu’à se transformer en merde, en une chose horrible qu’il fallait enterrer sur le champ. Et c’est ça, tu sais ? Quand tu meurs tu n’es rien de  plus que de la merde et si je vais avoir trente ans, ce sera trente ans de moins de ce qui me reste avant de me transformer en merde et c’est pour ça que je veux être heureuse, être heureuse… » Son visage s’altéra d’un coup et elle ne put continuer à parler. »[v]

Derrière la frivolité généralisée, il y a les perdants, ceux qui n’ont pas les atouts pour pouvoir tirer parti des avantages de la légèreté des mœurs, ceux qui ont besoin d’un peu de sérieux pour avoir quelque chose sur quoi s’appuyer. L’aveu de son amour est presque anticonformiste au sein de ce milieu désinvolte. Elle va avoir trente ans, elle aimerait avoir des enfants. Mais cela ne dépend pas que d’elle. Le mode de vie de cette jeunesse s’accompagne d’une idéologie qui ne favorise, en définitive, que l’égoïsme, réduisant les relations entre individus à des paroles et à des fêtes. Et cette idéologie produit ses victimes. Aurelia ne parvient pas à se le représenter. Elle sent juste qu’elle va se faire écraser, qu’il faut qu’elle se révolte ; elle se lance éperdument dans la formulation de son angoisse… et elle se trompe d’objet. Elle se sert de la connotation métaphysique de la mort pour donner du poids à son discours, mais ce faisant, elle s’égare. La référence à la mort est la justification habituelle des noceurs invétérés : s’amuser parce qu’on va mourir. Or, Aurelia voulait être heureuse en étant avec Marcos. La peur de passer pour rétrograde ou ridicule dévie sa visée initiale vers l’amusement. Si elle parvient à s’extraire un moment de la grégarité jeuniste, elle n’a pas suffisamment de force pour se maintenir à l’extérieur, elle retombe immédiatement dedans.

En septembre 2012, dans une interview donnée à l’occasion de son dernier roman (El lago en las púpilas), Goytisolo affirme à propos de la liberté sexuelle: « Avant on pensait que c’était la panacée. Surtout à la fin des années 60 et au début des années 70. On pensait qu’on supprimerait ainsi les complexes d’Œdipe. Mais ses résultats n’ont pas été ceux qu’on attendait. »[vi] Las mismas palabras, écrit au tout début des années 60, témoignait déjà de cette déception. Mais son objet était bien plus large. Il ne s’agissait pas seulement de la sexualité, mais de tout un spectre de libertés dont jouissait une partie de la jeunesse espagnole. Des libertés qui les entraînent dans l’abrutissement et les passions tristes, les enveloppent dans un voile de vacuité et de morosité, dont Goytisolo semble prévoir, à la toute dernière page, qu’il va s’élargir pour toucher de plus en plus de monde[vii] :

« Le soleil s’était déjà couché et le ciel avait maintenant, à l’Ouest, une couleur violacée et mourante, comme l’éclat d’un incendie. Le relief des collines s’estompait et leurs traits obscurcis contrastaient avec le ciel clair, toujours plus pâle, incolore. Le ciel palissait et se confondait petit à petit avec les lumières de la ville, avec les publicités de néon qui commençaient déjà à scintiller au loin, avec les lampadaires allumés, avec les fenêtres éclairées pointillant les grands pâtés de maisons, grisâtres et chaotiques, tout était comme rempli, comme enfoncé dans une même vapeur lumineuse.

Sur la route, les voitures filaient sourdement, avec leurs phares déjà allumés. Antonio marchait sur le bord et les voitures passaient rapidement, le laissant derrière. Il regarda sa montre ; il avait le temps. »[viii]

 

 



[i] “Las mismas palabras, los mismos gestos, todo volvió a suceder igual que antes, cuando Rafael salía con Ber­ta y los amigos y no se acos­taban hasta la madrugada...”, Luis Goytisolo, Las mismas palabras, Seix Barral, Barcelona, 1962.

[ii] p. 195-196 : rêverie bovarienne devant un plan de Paris.

p. 113 : Enthousiasme motivé par la comparaison avec le cinéma : “Está todo de maravilla, ¿no encontráis? – oyó decir Rafael –. Parece de película en technicolor”.

[iii] “Parece haber querido ates­tiguar el autor cierto estado de ánimo de la juventud española burguesa. Anhelos quiméricos, apatía, depre­sión por el fracaso de cual­quier tentativa de mejora; vicio del dinero, del alcohol, del erotismo, de la pereza. Y todo ello, en duelo con un último deseo de justicia, deseo que el medio ambien­te sepulta en cotidianidad absurda.”, Gonzalo Sobejano, Papeles de son Armadans, 1967.

[iv] “- ¿De qué se trata entonces? – dijo Julia –. Es inútil engañarse. Pasa un día y otro y una semana y otra y un año y todos los días son iguales y nunca cambia nada. Hoy un cóctel, mañana una cita, el domingo la playa, y vas distrayéndose, pero todos los días son iguales. Comer, cenar, dormir, comer, cenar, dormir, comer, cenar, dormir. Y cuando te das cuenta y quieres hacer algo ya es demasiado tarde. Por eso es mejor no darse  cuenta; porque entonces ya es tarde.”, p. 321.

[v] ““¿Te parece que pido demasiado? Pero es que la semana que viene cumplo treinta años, ¿sabes? Y treinta años es aproximadamente el doble del tiempo que me queda como mujer, para poder tener hijos, suponiendo que viva hasta entonces. Treinta años quiere decir que dentro de diez seré una cuarentona, una vieja, como quien dice. Y por esto quiero ser feliz ahora, cuando aún estoy a tiempo, y por esto tengo prisa en serlo. Y me parece que esto es normal, que no pido nada que no pueda tener una mujer normal como yo, una mujer corriente…” Se doblaba en el asiento retorciendo el pañuelo, hablando cada vez más atropelladamente. “Ya sé que soy una mujer vulgar, más bien tonta, que sabe pocas cosas – dijo –. Soy mucho menos inteligente que Marcos y no escribo poesías ni me interesa la revista ni nada de todo eso, pero no lo escondo ni presumo de lo contrario. Lo único que me interesa es Marcos, estar a su lado, vivir juntos. Y no sé por qué le quiero, pero le quiero y ni pienso que hay otros hombres más guapos o más inteligentes. Le quiero a él y quiero ser feliz con él y no me importa nada más. Sólo se vive una vez, ¿sabes? Y por eso quiero ser feliz ahora que estoy viva y que aún no tengo treinta años. Porque soy enfermera y he trabajado en el Clínico tres años y he visto muchos muertos. He visto mucho niños muertos y una mujer que murió el día de su boda y yo pensaba por qué, por qué… Y pensaba que esto era injusto y que sería injusto que a mí me pasara algo parecido”. Hablaba tensa, la cara temblorosa tras sus gafas ahumadas, sin gritar, golpeando el tablero de la mesa con las manos enlazadas por el pañuelo retorcido, una y otra vez, una y otra vez. “Y he visto a un hombre morir durante cuarenta días, pudrirse poco a poco hasta convertirse en mierda, en algo horrible que había que enterrar en seguida. Y es esto, ¿sabes? Cuando te mueres no eres más que mierda y si ahora voy a cumplir treinta años serán treinta años menos de los que me faltan para convertirme en mierda y por eso quiero ser feliz, ser feliz…” La cara se le demudó de pronto y no pudo seguir hablando.”, p. 182.

[vi] “Antes se creía que era la panacea. Sobre todo a finales de los 60 y principios de los 70. Se pensaba que así se suprimían los complejos edípicos. Pero sus resultados no fueron los esperados.”

Alberto OJEDA | Publicado el 15/09/2012, El Cultural.es

[vii] Dans ce dernier passage, la référence à la publicité a des accents prophétiques, si l’on considère son rôle dans la massification de ces libertés.

[viii] “El sol ya se había puesto y el cielo de poniente tenía ahora un color violáceo y mortecino, como el resplandor de un incendio. El relieve de las colinas se estaba esfumando y los perfiles oscurecidos contrastaban con el cielo claro, cada vez más pálido, incoloro. El cielo palidecía y se confundía poco a poco con las luces de la ciudad, con los anuncios de neón que ya empezaban a rutilar a los lejos, con las farolas encendidas, con las ventanas iluminadas que punteaban los grandes bloques de casas, grisáceos y caóticos, todo como preñado, como sumido en un mismo y único vaho luminoso.

En la carretera los coches zumbaban sordamente, ya con los faros encendidos. Antonio caminaba siguiendo el bordillo y los coches pasaban veloces, le dejaban atrás. Consultó el reloj; le sobraba tiempo.”, p. 357.

Écrit par Fabien Rothey dans Goytisolo Luis, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : las mismas palabras, luis goytisolo, critique, analyse, jeunesse, vacuité | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

Les commentaires sont fermés.