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14/09/2012

Les Exutoires et les plaisirs du désespoir

 Le Naufragé, Thomas Bernhard

Der Untergeher

 le naufragé, thomas bernhard

Riccardo Carobbio, Sconosciuto 04


La première fois qu’on lit Thomas Bernhard, on se laisse séduire par ce nihilisme qu’il verse et reverse partout. Ou alors on se lasse, et l’on s’ennuie. Dans les deux cas, on commet l’erreur de le prendre beaucoup trop au sérieux. En effet, contrairement à ce que l’auteur pourrait nous faire croire dans ses interviews, ses romans nous montrent qu’ils ne cautionnent pas cette noirceur dont il badigeonne toute chose à grands coups de rouleau. Thomas Bernhard ne cache pas les causes peu nobles qui produisent et alimentent l’exhibition de considérations aussi pessimistes. Entraîné par le rythme des répétitions, le lecteur n’y prête pas attention. Il les cherche d’autant moins qu’il pressent que cette découverte mettrait un terme au plaisir qu’il goûte à adhérer, fièrement ou en catimini, à ce long filet de désespoir.                                                

Vanité et désespoir

Le narrateur, Wertheimer et Glenn Gould étudient ensemble le piano. Les deux premiers se rendent compte que Glenn joue beaucoup mieux qu’eux. Ils auraient pu devenir des virtuoses, mais ils n’auraient jamais atteint son niveau. Alors, ils abandonnent. Et tout le roman va tourner autour de cet abandon. « Mais Glenn, quand il vint en Europe et assista au cours de Horowitz, était déjà le génie, et nous, à cette époque, nous avions déjà échoué, pensai-je »[i] Parler d’échec (et plus tard le provoquer) plutôt que de se considérer prosaïquement comme le second présente un avantage : jouer avec le désespoir, en tirer un plaisir qui pallie la chute de la vanité. Choisir le malheur, s’y enfoncer par tous les moyens, telle est la stratégie de Wertheimer. Le narrateur n’a aucun mal à la déceler :

« Mais du point de vue de Wertheimer, Glenn Gould fut toujours un homme heureux, comme moi,  ce que je sais, car il me l’a suffisamment dit, pensai-je, il me reprochait que je fusse heureux, tout au moins plus heureux que lui, qui, la plupart du temps, se considérait comme le plus malheureux de tous. Wertheimer fit tout pour être malheureux, pour être l’homme malheureux dont il parlait toujours, pensai-je, parce qu’indubitablement ses parents avaient essayé de rendre heureux leur fils, encore et encore, mais Wertheimer les avait toujours rejetés, de la même manière qu’il avait rejeté sa sœur quand elle essayait de le rendre heureux. »[ii]

Wertheimer refuse d’être heureux pour pouvoir profiter de sa vision désespérée du monde, la développer longuement en l’appliquant à toutes choses. Et le narrateur, même s’il croit pouvoir le cacher en démystifiant Wertheimer, est au fond exactement comme lui. Ses constants noircissages nous le prouvent. Il est certes un peu plus fin, un peu moins extrémiste, il apporte parfois quelques nuances, mais il est régi par le même mécanisme souterrain. Ce sont les exagérations et le manque de retenue de Wertheimer qui permettent la mise à jour des lois qui gouvernent leurs comportements et leurs pensées. Sans ce double, le narrateur aurait dû les extirper de lui-même, et il est évident que sa vanité l’en aurait empêché, ou du moins, elle l’aurait poussé à mentir par omission ou par embellissement. Car le narrateur de Thomas Bernhard diffère en cela du héros du sous-sol de Dostoïevski qu’il ne prend aucun plaisir à s’abaisser ou à se dénigrer. Il évite autant qu’il peut de se présenter sous un mauvais jour. Wertheimer lui permet de garder la haute idée qu’il se fait de lui tout en ne cachant pas les différents modes de médiocrité, de mauvaise foi et d’égoïsme que leur “échec” a formé et consolidé dans leur façon de vivre. 

Vouloir être le plus malheureux de tous, rejeter régulièrement ceux qui veulent le rendre heureux permet à Wertheimer de jouir de son désespoir, et surtout de l’idée qu’il s’en fait. Ce personnage, par sa position symétrique et son comportement grotesque, autorise à jeter un soupçon sur la vision désespérée du narrateur lui-même (et du même coup, sur tous les personnages similaires de Thomas Bernhard). Même si ce dernier prend soin de davantage la dissimuler (c’est tout simplement sa position de narrateur qui le lui permet: il peut conduire le récit comme il l’entend), il est motivé lui aussi par la même vanité de martyre. Seulement, au lieu de noircir sa vie (et se prétendre directement malheureux), il noircit sa vision du monde (pour que, par induction, on comprenne la profondeur de son malheur). Il est plus subtil, mais, au fond, il est motivé par les mêmes demandes.

Le malheur s’est transformé en valeur. C’est pourquoi, paradoxalement, Wertheimer serait beaucoup plus malheureux sans son malheur :

“Je pouvais vraiment dire qu’il était certes malheureux dans son malheur, mais il aurait été plus malheureux s’il avait perdu en une nuit son malheur, si on l’en avait privé en un instant, ce qui aurait été une preuve qu’il n’était, au fond, absolument pas malheureux, mais heureux, même si c’était par et avec son malheur, pensai-je. Après tout, beaucoup, pour avoir été profondément immergés dans le malheur, sont au fond heureux, pensai-je, et je me dis que Wertheimer, probablement, avait été en réalité heureux, parce qu’il avait continuellement conscience de son malheur, il pouvait se réjouir de son malheur. »[iii]

Ce passage est une démystification de l’attitude désespérée que l’on colle habituellement à Thomas Bernhard. La volonté du malheur, l’exhibition de la vision noire du monde qui en découle et qui le justifie, est une ruse de la vanité. Ce choix du désespoir entretient une relation ambivalente avec le bonheur : s’il ne rend certes pas heureux, il évite d’être malheureux. Il permet le plaisir du dénigrement, l’abaissement de tout ce qui menace notre vanité. Le désespéré peut se considérer comme supérieur à tout et à tous. C’est une position bien trop avantageuse pour qu’on la quitte facilement. On a plutôt tendance à s’y enfoncer, à la justifier en multipliant les aphorismes nihilistes.

Bien sûr, il n’en découle pas que l’on doit être heureux pour être crédible, mais seulement que le malheur ne se vit pas dans la neutralité. L’abandon de la musique par Wertheimer et le narrateur leur permet, par le désespoir, de gagner la supériorité qu’ils avaient visiblement perdue dans ce domaine. Une supériorité totale, puisqu’elle invalide, en noircissant son objet, toute autre prétention.

Une des causes du suicide de Wertheimer est la mort de Glenn Gould. En effet, son malheur prenait son origine dans le constat de l’indéniable supériorité de ce musicien. Il cachait cette blessure d’orgueil en alimentant son désespoir et en rembarrant toute personne voulant le rendre heureux. Une fois cette cause disparue, sa blessure s’amenuise, et son désespoir, n’ayant plus à en compenser la douleur, perd de sa trempe et de sa vivacité. Le bien-fondé de son malheur vacille. « Wertheimer avait peur de perdre son malheur et c’est à cause de cela et de rien d’autre qu’il se suicida, pensai-je. »[iv] La disparition du pianiste canadien retire à Wertheimer tout le socle sur lequel il avait fondé sa façon de vivre et la tournure de son esprit. La lutte pour le rétablissement de sa vanité après la déchéance occasionnée et personnifiée par Glenn Gould motivait ce désespoir dans lequel il habitait. Une fois celui-ci décédé, il n’est plus animé par rien. Il est vidé de l’énergie négative grâce à laquelle il vivait.

Mimétisme et aveuglement

Cependant, la vanité produite par le désespoir ne suffit pas à Wertheimer. En effet, elle est confinée à la négativité, elle ne peut prétendre qu’au sapement des concurrents. Elle ne construit aucun pôle de valeur solide sur lequel se reposer. C’est pourquoi ce personnage est condamné à une imitation perpétuelle.

« Wertheimer était un imitateur incessant, il imitait tout ce qu’il croyait être au-dessus de lui, même s’il n’en avait pas les moyens, comme je le vois maintenant, pensai-je, il avait absolument voulu être artiste et à cause de cela il avait sombré dans la catastrophe. De là aussi son agitation, ses constants et pressants allés et venus, son incapacité à rester calme, pensai-je. Et son malheur déboucha sur sa sœur, qu’il tortura pendant des décennies, pensai-je, il l’enferma dans sa tête, comme je le pensai, pour ne plus jamais la laisser sortir. »[v] 

Il a trop longtemps aspiré à être artiste, il l’a trop ardemment désiré pour pouvoir totalement l’oublier. Mais puisqu’il a noirci ce domaine comme tous les autres, qu’il y a renoncé avec éclat, il ne peut pas chercher à développer une valeur à l’intérieur de lui. Il en est réduit à se jeter sur des succédanés sans prendre conscience qu’ils remplacent sa visée initiale, le piano, dans laquelle il a échoué. Il imite des personnes pour ne pas avoir l’air de considérer des domaines que son désespoir lui fait dénigrer. Son mimétisme n’est pas premier : ce n’est pas lui qui crée le désir de briller dans un domaine valorisant. Il permet au contraire d’intercaler une personne entre lui et la valeur dont il aimerait secrètement se doter. Le mimétisme est chez lui une stratégie pour pouvoir tendre en douce vers ce qu’il passe son temps à déprécier sans y croire tout à fait. Il lui permet de ne pas prendre conscience de sa contradiction. Wertheimer est enclin à imiter tout ce qu’il considère comme supérieur à lui. Mais cette imitation est fugitive. Comme elle ne peut pas se déplacer sur le domaine que valorise la personne imitée, ce qui rentrerait en contradiction avec le nihilisme qu’il passe son temps à professer, elle ne possède pas de base sur laquelle elle peut être cultivée. Alors elle s’éteint, pour repartir ensuite dans une nouvelle imitation. L’agitation de Wertheimer procède de son incapacité à se contenter de sa vision du monde négative, ou, dit autrement, à éteindre son aspiration à se doter d’une valeur positive. Il est travaillé par une excitation, un désir dont il se cache l’objet, et qu’il ne peut canaliser dans aucun cadre de valeur. Il est alors condamné à de sempiternels et vains mouvements. Ou alors, comme on le verra par la suite, à la violence émissaire.

Le mimétisme permet à Wertheimer de contenter sa vanité par l’intermédiaire d’une personne dont il se sert comme écran pour se cacher la valeur qu’il a fait profession de dénigrer. Ou peut-être simplement imite-t-il une personne valorisée pour avoir l’illusion, par un mode de pensée magique, d’être lui aussi valorisé. Dans tous les cas son mimétisme est un aveuglement. C’est pourquoi il peut le conduire à des actions qui lui sont objectivement défavorables. « L’imitateur m’imitait en tout, y compris en ce qui était à l’évidence dirigé contre lui, pensai-je »[vi] Un démystificateur de plateau télé parlerait de masochisme, de plaisir à s’humilier. Thomas Bernhard représente au contraire l’aboutissement d’un processus. Jouer contre soi n’est pas le but recherché. Il n’y a pas nécessairement un désir ou un plaisir à la base de toute adoption d’une position désavantageuse. Seul le critique avide d’une cause directe et claire peut  se fourvoyer en le prétendant. Il cache fièrement son esprit simpliste derrière le prétendu scandale de son explication, et il rate la complexité du phénomène que Thomas Bernhard articule littérairement.

Le narrateur parvient à donner l’illusion qu’il s’est détaché de Glenn Gould et de l’échec cuisant qu’il représente. Wertheimer a plus de mal à passer outre, il a besoin d’un auxiliaire, d’un intermédiaire ; c’est pourquoi il imite le narrateur.

« Wertheimer n’était pas indépendant, pensai-je. Dans beaucoup de domaines, il était plus sensible que moi, mais en fin de compte, et ce fut son défaut majeur, il était doté de faux sentiments, c’était réellement un naufragé, pensai-je. Comme il n’avait pas le courage de copier ce qui était important pour lui chez Glenn, il copiait tout de moi, ce qui ne lui était profitable en rien, puisqu’il n’avait rien copié de moi d’utile pour lui, mais toujours seulement des choses inutiles, ce qu’il ne voulut jamais comprendre, bien que je n’aie cessé de le lui faire remarquer, pensai-je. »[vii] 

Wertheimer est dépendant d’autrui. Il a besoin des autres pour satisfaire sa vanité. Puisqu’il n’est structuré par rien, son mimétisme est irrationnel. La clairvoyance lui est interdite, car sinon il verrait clair dans le ridicule de ses stratégies d’évitement et de remplacement. Il se condamne à suivre aveuglément ce qui finit par devenir une obsession inepte.

Bouc émissaire

On appellera violence émissaire celle qui vise à soulager un malaise dont la cause ne se trouve pas dans l’objet visé par la violence, ou du moins pas entièrement. On appelle bouc émissaire l’objet de cette violence. Il peut être innocent, coupable, il peut mériter cette violence, et même bien plus, là n’est pas la question.

Une pensée émissaire est un développement d’idées et d’articulations motivé par cette violence ou qui cherche à la rendre possible. Elle peut être fulgurante comme un libelle, ou complexe et abstraite, délayant la violence, ne la provoquant que par endroits.

La violence émissaire peut se manifester sous le mode de la critique, la dépréciation, l’abaissement, le noircissement, la culpabilisation, l’imputation. Son objet n’est pas nécessairement humain, il peut être une abstraction, un lieu, etc. Pourtant, il est très souvent lié (et la violence a toujours la possibilité de s’engouffrer pleinement dans ce lien) à un homme, un groupe d’hommes où à l’humanité en général. On peut facilement supposer que quand le narrateur de Thomas Bernhard noircit des pans de la vie, de la culture ou du climat autrichien, souvent d’ailleurs de la manière la plus délirante qui soit, il s’attaque ou il imagine qu’il s’attaque à certains Autrichiens, il cherche à les provoquer ou à les blesser.

Comme celui de Dostoïevski, le sous-sol de Thomas Bernhard laisse une place immense au besoin de bouc émissaire. De même que la vanité poussait Wertheimer vers les autres, la volonté d’abaisser autrui, ou de le faire souffrir, le conduit pareillement à se lier avec les autres. Sa relation avec sa sœur est entièrement fondée sur le mécanisme psychologique du bouc émissaire : il se sert d’elle pour évacuer ses malaises en la malmenant. Et c’est en ce sens qu’il a besoin d’elle.

« Le jour où sa sœur l’abandonna, il jura de la haïr éternellement et il ferma tous les rideaux de l’appartement de Kohlmarkt pour ne plus jamais les ouvrir. Il parvint à tenir quinze jours, et le quinzième jour il rouvrit les rideaux de l’appartement de Kohlmarkt et il se précipita comme un fou dans la rue, affamé de nourriture et d’êtres humains. »[viii]

Wertheimer n’est pas un ermite. Il est trop dépendant des autres. Il en éprouve un besoin aussi impérieux que celui de se nourrir. Malgré tous ses serments, il lui faut retrouver des humains pour satisfaire sa vanité ou apaiser son aigreur dans la violence émissaire.

Pour éviter de penser que c’est son échec en tant que pianiste qui la rendu malheureux, Wertheimer cherche une autre explication, c’est-à-dire un autre bouc émissaire pour justifier son malheur.

« J’ai eu une enfance déprimante, disait toujours Wertheimer, j’ai eu une jeunesse déprimante, disait-il, j’ai eu des études déprimantes, j’ai eu un père qui me déprimait, une mère qui me déprimait, des professeurs déprimants, un environnement qui me déprimait continuellement. »[ix]

Pour ne pas que sa prétention au malheur soit ridicule, il a besoin de l’asseoir sur une cause crédible. Il ne peut invoquer Glenn Gould, car il n’a rien d’autre à lui reprocher que sa supériorité. Il tourne donc son appétit accusateur vers l’enfance, ce grand classique de la transformation d’un coupable en victime. L’adjectif déprimant (deprimierend) est suffisamment flou pour ne pas avoir besoin d’être justifié. Il lui permet de noircir une période de sa vie, les personnes qui avaient autorité sur lui, pour pouvoir se présenter comme une victime. Cette citation condense les deux caractéristiques de la pensée émissaire. La première est la contagion. Werthimer engrange les boucs émissaires pour donner plus de poids à son explication ou pour prolonger sa dépréciation et le soulagement qu’elle procure : on passe de l’enfance à la jeunesse et au temps des études ; du père à la mère et aux professeurs. Comme aucune des parties ne possède un poids suffisant pour expliquer son malheur, la pensée émissaire multiplie les causes. Mais elle ne les justifie pas, l’état d’esprit excité par le noircissage se contente d’un rapport de contiguïté (enfance/jeunesse, père/mère) ou d’analogie (père/professeur). La seconde caractéristique de la pensée émissaire est le jeu d’aller-retour entre l’abstraction et la personne concrète. Cette oscillation permet d’abord de crédibiliser l’explication. Une abstraction (l’enfance, etc.), par sa largeur et son indétermination, peut jouer le rôle d’une cause à la portée vaste et aux effets durables. En la noircissant, on pourra croire et faire croire qu’elle est l’explication d’un malheur. Mais pour cela, il faut noircir des éléments particuliers inclus en elle (père, mère, professeur…). Par ailleurs, dans sa dynamique même, la violence émissaire ne peut pas se contenter uniquement d’abstraction. Noircir une idée ne procure pas le même apaisement que la dépréciation d’une personne. La généralité amoindrit le soulagement de la violence émissaire. C’est pourquoi celle-ci a besoin de temps en temps d’éléments plus palpables avant de retourner à ses belles et noires intellectualisations.

Le noircissage est le mouvement de la violence émissaire vers plus d’abstraction. Si elle gagne en étalage, en largeur de champs, elle perd en défoulement. Quand le bouc émissaire se réduit à une personne, le défoulement est plus effectif.

La violence émissaire est l’autre composante explicative du suicide de Wertheimer. Sa sœur est partie pour échapper à son influence, et il n’a plus le bouc émissaire sur lequel il avait structuré son ressentiment. Comme pour la disparition de Glenn Gould, celle de sa sœur lui retire le socle sur lequel il gérait les forces négatives dans lesquelles sa vie était prise.

« Le calcul de Wertheimer était tombé juste : par le mode et la manière et par le choix du lieu de son suicide, il précipita sa sœur dans un sentiment de culpabilité pour le reste de sa vie, pensai-je. Ce calcul est typique de Wertheimer, pensai-je. Mais en agissant ainsi, il s’est rendu pitoyable, pensai-je. Il était parti de Traich en ayant déjà l’intention de se pendre à un arbre à cent pas de la maison de sa sœur, pensai-je. Un suicide prémédité depuis longtemps, pensai-je, non pas un acte spontané de désespoir. »[x]

Son suicide n’est pas un acte de désespoir (spontané ou pas), il n’est pas non plus un appel au secours, mais le prolongement des exigences impérieuses de son esprit émissaire. Ces dernières surpassent d’ailleurs celles de sa vanité. « Ceux qui se suicident sont ridicules, avait souvent dit Werheimer, ceux qui se pendent sont les plus répugnants, avait-il dit aussi. »[xi]  Bien que sa misanthropie l’ait conduit à le déprécier au plus point, il aura quand même recours au suicide pour se venger de sa sœur.

La musique, qui compose la toile de fond de tout le roman, est entièrement prise dans des processus émissaires. Par l’immense importance de l’abandon auquel elle est liée, elle représente la cause principale de tous les noircissages émissaires auxquels Wertheimer comme le narrateur passent leur temps. Mais il est intéressant de noter qu’elle aussi prend sa source dans la violence émissaire.

« […] je n’avais absolument aucune conception de la musique et le piano ne fut jamais pour moi une passion, mais je l’utilisai comme moyen dans le but d’agir contre mes parents et contre toute ma famille, je l’exploitai contre eux et je commençai à le dominer en opposition à eux, davantage de jour en jour, d’année en année, avec encore plus de virtuosité. […] Je suis allé au Mozarteum pour me venger d’eux, et pour aucune autre raison, pour les punir du crime qu’ils avaient commis contre moi. À présent ils avaient comme fils un artiste, c’est-à-dire, selon leur point de vue, un personnage exécrable. »[xii]

Sa vocation artistique découle d’une volonté de vengeance contre sa famille. Non pas seulement au début, mais tout au long de son apprentissage, elle a été un instrument émissaire. Généralisant bien au-delà du parcours de ses personnages, Thomas Bernhard démystifie ce prétendu amour de l’art qu’on invoque en permanence pour se grandir. L’art le plus exigeant peut se développer contre papa, maman, ou n’importe quel bouc émissaire. C’est le cas chez Wertheimer, bien sûr, mais pour ne pas laisser de doute sur l’étendue de ce phénomène, l’auteur prend soin de le coller aussi à un des plus grands pianistes du vingtième siècle : Glenn Gould.

« Par désespoir et contre eux, je m’étais converti en artiste, ce qui a été le plus facile, en virtuose du piano, le plus tôt possible en virtuose mondial du piano, le détesté Ehrbar de notre salle de musique m’en avait donné l’idée et je développais cette idée comme une arme utilisée contre eux jusqu’à la plus grande perfection, la plus grande de toute. Et dans le cas de Glenn, ça ne s’est pas passé d’une autre façon, pour Wertheimer non plus, lui qui a étudié l’art, et donc la musique, seulement pour blesser son père à la tête, je le sais, pensai-je dans l’auberge. »[xiii]

Nous avons vu que le narrateur était lui aussi imprégné par ce besoin de bouc émissaire. Au début, il prenait des formes aussi délirantes que chez Wertheimer.

 « Mais seulement Glenn réussit ce que nous nous étions tous les trois proposé, et Glenn, en fin de compte, abusa de nous pour parvenir à son but, pensai-je, il abusa de tout, fût-ce inconsciemment, pour devenir Glenn Gould, pensai-je. Nous, Wertheimer et moi, avions dû abandonner pour laisser la voie libre à Glenn. Cette pensée j’étais alors loin de la considérer comme aussi absurde qu’elle me le paraît aujourd’hui, pensai-je. »[xiv]

Le narrateur était capable d’échafauder des théories extravagantes pour justifier son échec dans la musique en en rendant Glenn Gould responsable. Cependant, son intelligence n’a pas pu accepter des explications aussi grotesques bien longtemps, et il a fallu que son besoin de bouc émissaire prenne d’autres formes, qu’il dévie vers d’autres personnes, Wertheimer par exemple, ou sur des sujets plus abstraits : la musique, l’Autriche, etc. Mais il ne peut jamais se débarrasser complètement de Glenn Gould. Son esprit est toujours tenter de revenir à la source de son malheur. Les autres sujets sur lesquels il trompe sa violence émissaire ne sont pas assez spécifiques, ou bien il a conscience qu’ils ne sont que des dérivatifs. C’est seulement en revenant charger sur Glenn qu’il peut espérer atteindre une catharsis. Alors qu’il ne peut lui imputer aucune faute, le narrateur cherche par tous les moyens à lui coller une responsabilité infamante.

« […]  Glenn blessa mortellement Wertheimer avec son naufragé, pensai-je, non pas parce que Wertheimer entendit alors ce concept pour la première fois, mais parce que Wertheimer, sans connaître ce mot de naufragé, était familiarisé depuis longtemps avec le concept de naufragé, mais Glenn Gould prononça le mot de naufragé à un moment décisif, pensai-je. Nous disons un mot et nous annihilons un homme, sans que cet homme annihilé par nous, au moment où nous prononçons le mot qu’il l’annihile, se rende compte de ce fait mortel, pensai-je. […] Nous disons à une personne un mot mortel et, comme il est naturel, nous n’avons pas conscience en ce moment de lui avoir réellement dit un mot mortel, pensai-je. Vingt-huit ans après que Glenn dit à Wertheimer dans le Mozarteum qu’il était un naufragé et douze ans après le lui avoir dit en Amérique, Wertheimer se suicida. »[xv]

Cette histoire de mot qui tue est caractéristique de la pensée magique la plus primitive. La dernière phrase, avec sa chronologie tellement lointaine qu’elle ne peut nous paraître que grotesque, prétend confirmer ce lien de causalité. La tentation de faire de Glenn Gould un bouc émissaire est tellement forte qu’elle est capable de persuader le narrateur de la véracité d’une explication aussi ridicule. Dans ce passage, Thomas Bernhard montre à quel point la volonté d’imputer peut faire fi de toute considération de pertinence. Il valide à sa manière la conception de la civilisation de Joseph Conrad : une mince enveloppe nous sépare de l’homme primitif, et il suffit de peu de chose pour qu’on le redevienne. Même dans la pensée abstraite, la volonté d’un apaisement émissaire peut prendre les rênes de la réflexion et du jugement.

Cependant, la plupart du temps, le narrateur est trop lucide pour cautionner de telles inepties. « Glenn nous rendit impossible la virtuosité pianistique à un moment où nous croyions tous les deux encore fermement à notre virtuosité pianistique. »[xvi] Il peut être explicite sur le fait que c’est à Glenn que doit être attribué l’arrêt de sa carrière et de celle de Wertheimer, il peut dramatiser cet arrêt en spécifiant qu’ils tenaient à cette époque encore fermement à leur vocation, et donc en sous-entendant que la venue de Glenn s’est produite au pire moment, mais, s’il veut rester honnête, il ne peut pas aller plus loin. Alors il retourne à son rabâchement interminable. Son ressentiment, redevenu indéterminé, est condamné à l’aigreur d’un soliloque sans fin.

La Fausse Explication de Glenn Gould

Les deux moteurs principaux de Wertheimer et du narrateur sont la vanité et la violence émissaire. C’est poussés par eux qu’ils agissent et développent leurs pensées. C’est sous leurs influences conjointes qu’ils ont formé et enferré leurs vies. Glenn Gould, lui, a réussi là où les deux autres ont échoué. Comme il n’est pas empoisonné par le ressentiment, on pourrait s’attendre à ce qu’il nous livre la vérité sur le comportement de Wertheimer.

« Notre naufragé est un fanatique, a dit Glenn une fois, il meure presque sans interruption de pitié pour lui-même. »[xvii]

Le recours à l’apitoiement sur soi vise juste sur le fait que ce type désespoir ne se fonde pas sur un constat objectif, qu’il ne découle pas d’une vision du monde, mais bien plutôt d’un plaisir à contempler ses propres poses de martyre. Par contre, il manque l’importance du rôle d’autrui. Que ce soit comme bouc émissaire ou comme garant de sa vanité, on a vu que ce dernier joue un rôle fondamental pour Wertheimer.

L’explication de Glenn Gould est celle d’un masochisme solitaire (qui n’a rien en commun avec celui que Dostoïevski développe avec génie dans Les Carnets du sous-sol). On pourrait penser qu’elle atténue noblement l’infériorité de Wertheimer dans le domaine de la musique, mais en réalité elle dissimule surtout leur compétition passée, les interactions d’émulation nécessairement un peu sales dans lesquelles Glenn a été lui aussi intriqué. Éviter de parler d’échec permet à Glenn de faire comme si sa supériorité n’avait jamais posé de problème, comme s’il était tellement admirable qu’il ne pouvait pas produire de l’envie ou du ressentiment chez les autres.

Glenn produit une explication de vainqueur. Il ne peut pas comprendre le travail négatif qui s’opère en Wertheimer, soit parce qu’il l’a lui-même très peu connu, soit parce qu’il ne veut pas s’en rappeler. Il saisit encore moins son degré de violence et d’obsession. Glenn, dans sa volonté de conserver son surplomb intact et pur, manque les véritables causes du désespoir de Wertheimer. Seul le narrateur peut les mettre à jour, car il est trop marqué par les mêmes ressorts psychologiques que Wertheimer pour parvenir à adopter l’illusion de ce type d’explication aérienne.

Le point de vue du narrateur se meut entre ceux de Wertheimer et de Glenn Gould. Il lui arrive d’être séduit par les exagérations de l’un ou de l’autre. C’est dans ses aller-retour entre le détachement et l’irritation qu’il parvient à esquisser littérairement le sous-sol dans lequel vit ce naufragé.

On en conclut que pour Thomas Bernhard les passions tristes ne gênent pas toujours la pensée, elles n’empêchent pas nécessairement d’atteindre la pertinence. Au contraire, quand il s’agit de mettre à jour leur travail, celui qui les éprouve a plus de chance de mieux représenter la force et l’étendue de leur influence que celui qui tient à faire croire qu’il n’a jamais été souillé par elles.

Jugement et vision du monde 

Les critiques ont l’habitude de considérer la douleur et le désespoir des personnages de Thomas Bernhard avec beaucoup de sérieux[xviii]. Ils parlent de la mort, du corps, de l’esprit, des liaisons qui existent entre chacun d’eux, mais ils évoquent rarement le rôle d’autrui. Pour mieux se délecter secrètement du nihilisme du narrateur, ils cherchent peu à décrédibiliser la vision du monde qu’il martèle avec obstination. Pourtant, il est difficile de ne pas voir la bêtise crasse de certains morceaux.

« Les gens qui vont à la campagne terminent leur vie à la campagne et mènent une existence pour le moins grotesque, qui les conduit d’abord à l’abêtissement et ensuite à une mort ridicule. »[xix]

Il est même étonnant que des généralisations aussi grossières n’aient pas provoqué les criailleries de résistance des professionnels de l’indignation. Mais on trouve plus ridicule encore :

« Les fenêtres des cuisines autrichiennes sont toutes totalement sales et on ne peut pas voir à travers, et naturellement, pensai-je, c’est un gros avantage qu’on ne puisse pas voir à travers elles, parce que sinon on verrait directement dans la catastrophe, dans le chaos de saleté des cuisines autrichiennes. »[xx]

Ou encore une autre, qui rappelle le mot qui tue :

« A Chur, une personne, même si elle n’y reste qu’une seule nuit, peut être détruite pour toute sa vie. »[xxi]

Il est bien évident qu’il faut lire ce genre de phrase très vite si on veut continuer à prendre au sérieux et à apprécier la noirceur du reste. Tous ces exemples nous montrent clairement que l’on ne doit pas considérer les pensées du narrateur (et encore moins celles de Wertheimer) sous l’angle de leur pertinence ou de leur adéquation au réel (ce qui n’empêche pas certaines de contenir une part de vérité). On doit les prendre bien plutôt comme de simples manifestations des impulsions de sa psychologie souterraine.

« Qui sait si, si je n’étais pas allé chez Horowitz, c’est-à-dire si j’avais écouté mon maître Wührer, je n’aurais pas été aujourd’hui un pianiste virtuose, un de ces pianistes fameux qui voyage toute l’année avec son art entre Vienne et Buenos Aires. Et Wertheimer aussi. Mais tout de suite je me suis dit non, parce que je haïssais depuis le début la virtuosité et ses phénomènes concomitants, je haïssais par-dessus tout me présenter devant la foule, je ne haïssais rien davantage que les applaudissements, je ne les supportais pas, pendant longtemps je n’ai pas su si je ne supportais pas l’air vicié dans les salles de concert ou les applaudissements ou les deux, jusqu’à ce qu’il me parut évident que je ne pouvais supporter la virtuosité en soi, et plus que tout la virtuosité du piano. Parce que je ne haïssais rien de plus que le public et tout ce qui lui était lié, et donc je haïssais aussi le (et les) virtuose(s). »[xxii]

Ce passage accole la description du métier valorisant qu’il aurait pu avoir, de l’art dans lequel il aurait pu briller, de la vie intéressante qu’il aurait pu mener, avec une violente invective contre la musique et le public. Le développement de son dégoût et de sa misanthropie après une sorte de rêve éveillé indique bien qu’il y a un rapport de cause à effet. On retrouve par ailleurs cette oscillation entre l’abstrait et le concret, caractéristique de l’invective bernhardienne. Chacun forme un pôle dont la force attractive perd de sa puissance à mesure que l’invective s’y attarde. L’abstraction est plus valorisante, mais le concret est un exutoire plus efficace, et particulièrement quand il est formé de personnes ou de groupes de personnes, ou quand il est très facilement liable à eux (applaudissements, air vicié[xxiii]). L’abstraction flatte, le concret reçoit mieux la violence émissaire.[xxiv] La force de ces pôles supplante la logique : la conjonction parce que qui débute la dernière phrase n’est pas suivie de l’explication de son impossibilité à supporter la virtuosité. Pour le narrateur, la logique est un masque bien davantage qu’une obéissance à des règles de raisonnement. Il y fait appel et la malmène pour justifier ses oscillations, pour cacher le travail de sa pensée émissaire.

Le Rôle de Wertheimer

Nous avons vu que Wertheimer permet au narrateur de disséquer des types de comportement et de mode de pensée propres à l’échec et au ressentiment avec une clairvoyance et une absence de dissimulation qu’il n’applique pas aussi nettement à lui-même. Wertheimer est un double du narrateur ; il est certes plus grotesque, plus radical, mais il est animé par les mêmes forces et les mêmes mécanismes. Cependant, le narrateur, à plusieurs reprises, voudrait se persuader qu’il n’a rien à voir avec Wertheimer.  

« A la différence de Wertheimer, qui aurait voulu volontiers être Glenn Gould, je n’ai jamais voulu être Glenn Gould, j’ai toujours voulu être moi-même »[xxv]

« Wertheimer a toujours été plus lent et moins ferme dans ses décisions que moi,  il a jeté sa virtuosité pianistique dans un amas d’ordures des années après moi, et, à la différence de moi, il ne l’a jamais surmonté »[xxvi]

Le narrateur tient non pas seulement à être supérieur à Wertheimer, au sens où il ne serait pas tombé aussi bas, mais même à être tout à fait différent de lui. Il raconte les faits et gestes de Wertheimer sans rien cacher de leur bêtise et de leur ridicule pour nous présenter une sorte de repoussoir, qui nous conduit à le considérer dans une relation de contraste avec lui. Wertheimer est au fond un bouc émissaire que le narrateur utilise pour se relever de son échec. Il l’abaisse tout au long de son récit pour se présenter en opposition et se mettre en valeur. Bien qu’ayant subi le même malheur, le narrateur veut montrer qu’il a su réagir avec bien plus de noblesse et de maturité que son pathétique compagnon.

Wertheimer représente la partie noire d’une dichotomie illusoire. Il trompe le lecteur peu attentif, qui tend à départager deux personnages au lieu d’examiner leur profonde identité de comportement et de pensée. Leur différence ne résulte que de quelques degrés, et absolument pas d’une quelconque variation de structure.

Du point de vue du lecteur, Wertheimer permet de scinder l’ensemble des noircissages du roman en deux parties : l’une contient des pensées plutôt ridicules, à l’image de ce personnage, l’autre par contre serait authentique, comme le narrateur. Wertheimer nous donne l’illusion de nous sentir fondés à cautionner et à jouir de la noirceur des descriptions et des pensées du narrateur, tout en réservant une réception ironique à celles de Wertheimer. Il permet un double plaisir, celui de goûter à une vision désespérée du monde et celui de se sentir supérieur à un être ridicule.

 

 



[i] „Aber Glenn war schon, als er nach Europa gekommen war und den Horowitzkurs besucht hat, das Genie, wir waren zu derselben Zeit schon die Gescheiterten, dachte ich.“ Suhrkamp Verlag, Quarto, Frankfurt am Main, 2008, p. 994.
Toutes les citations de cette œuvre sont extraites de la même édition.

[ii]  „Aber von Wertheimer aus war Glenn Gould immer ein glücklicher Mensch gewesen, wie auch ich, wie ich weiß, weil er es mir oft genug gesagt hat, dachte ich, mir den Vorwurf gemacht hat, daß ich glücklich sei oder wenigstens glücklicher als er, der sich die meiste Zeit als der Allerunglücklichste einschätzte. Daß Wertheimer aber auch alles getan habe, um unglücklich zu sein, jener unglückliche Mensch zu sein, von welchem er immer gesprochen hat, dachte ich, denn zweifellos hatten seine Eltern ja versucht, ihren Sohn glücklich zu machen, immer wieder, aber Wertheimer hat sie immer zurückgestoßen, wie er auch seine Schwester immer zurückgestoßen hat, wenn sie versuchte, ihn glücklich zu machen.“, p. 1024.

[iii] „Tatsächlich könnte ich ja sagen, er war zwar unglücklich in seinem Unglück, aber er wäre noch unglücklicher gewesen, hätte er über Nacht sein Unglück verloren, wäre es ihm von einem Augenblick auf den anderen weggenommen worden, was wiederum ein Beweis dafür wäre, daß er im Grunde gar nicht unglücklich gewesen ist, sondern glücklich und sei es durch und mit seinem Unglück, dachte ich. Viele sind ja, weil sie tief im Unglück stecken, im Grunde glücklich, dachte ich und ich sagte mir, daß Wertheimer wahrscheinlich tatsächlich glücklich gewesen ist, weil er sich seines Unglücks fortwährend bewußt gewesen ist, sich an seinem Unglück erfreuen konnte.“, p. 1026.

[iv] „Wertheimer hatte Angst, sein Unglück zu verlieren und hat sich aus diesem und keinem anderen Grund umgebracht, dachte ich“, p. 1026.

[v] „Wertheimer war ein ununterbrochener Nacheiferer, er eiferte allem nach, von dem er glaubte, daß es besser gestellt sei als er, obwohl er nicht die Voraussetzungen dazu hatte, wie ich jetzt sehe, dachte ich, hatte er unbedingt Künstler sein wollen und ist dadurch in die Katastrophe hineingegangen. Daher auch seine Unruhe, sein ständiges, inständiges Gehen, Laufen, Sichnichtruhighaltenkönnen, dachte ich. Und ließ sein Unglück an seiner Schwester aus, die er jahrzehntelang peinigte, dachte ich, in seinen Kopf einsperrte, wie ich dachte, um sie nie wieder hinauszulassen.“, p. 1019.

[vi] „Der Nacheiferer eiferte mir in allem nach, auch da, wo es ganz offensichtlich nicht anders als gegen ihn gerichtet gewesen ist, dachte ich.“, p. 1025.

[vii] „Wertheimer war unselbständig, dachte ich. In vielem feinfühliger als ich, aber, das war sein größter Fehler, letztenendes nur mit falschen Gefühlen ausgestattet, tatsächlich ein Untergeher, dachte ich. Weil er nicht den Mut gehabt hat, sich das für ihn Wichtige von Glenn abzuschauen, schaute er sich von mir alles ab, was ihm aber nichts nützte, denn von mir hatte er sich nicht für ihn Taugliches abzuschauen, immer nur für ihn Untaugliches, was er aber nicht einsehen wollte, obwohl ich ihn immer wieder darauf aufmerksam gemacht habe, dachte ich.“, p. 1025-26.

[viii] „An dem Tag, an welchem ihn seine Schwester verlassen hat, schwor er ihr ewigen Haß und hat alle Vorhänge der Kohlmarktwohnung zugezogen, um sie nie wieder zu öffnen. Immerhin hat er sein Vorhaben vierzehn Tage durchhalten können, am vierzehnten Tag öffnete er die Vorhänge der Kohlmarktwohnung wieder und stürzte wie wahnsinnig auf die Straße, ausgehungert nach Essen und Menschen.“, p. 976.

[ix]Eine deprimierende Kindheit habe ich gehabt, so Wertheimer immer, eine deprimierende Jugend habe ich gehabt, so er, eine deprimierende Studienzeit habe ich gehabt, einen mich deprimierenden Vater habe ich gehabt, eine mich deprimierende Mutter, deprimierende Lehrer, eine mich immerfort deprimierende Umwelt.“, p. 1023.

[x] „Wertheimers Berechnung war aufgegangen: er hat seine Schwester durch die Art und Weise und durch die Wahl des Ortes seines Selbstmords in ein lebenslängliches Schuldgefühl gestürzt, dachte ich. Zu Wertheimer paßt diese Berechnung, dachte ich. Aber er hat sich dadurch erbärmlich gemacht, dachte ich. Er war schon in der Absicht, sich hundert Schritte vor dem Haus der Schwester an einem Baum aufzuhängen, von Traich abgereist, dachte ich. Lange vorausberechneter Selbstmord, dachte ich, kein spontaner Akt von Verzweiflung.“, p. 991.

[xi] „Selbstmörder sind lächerlich, hat Wertheimer oft gesagt, die sich aufhängen, sind die widerwärtigsten, hat er auch gesagt“, p. 1059.

[xii] „[…] ich hatte ja überhaupt keinen Musikbegriff und das Klavierspiel war mir niemals eine Leidenschaft, aber ich benützte es als Mittel zum Zweck gegen meine Eltern und die ganze Familie, ich nützte es aus gegen sie und ich begann es gegen sie zu beherrschen, von Tag zu Tag besser, von Jahr zu Jahr mit einer noch größeren Virtuosität. […] Ich bin auf das Mozarteum gegangen, um mich an ihnen zu rächen, aus keinem anderen Grund, um sie für die Verbrechen zu bestrafen, die sie an mir verbrochen hatten. Nun hatten sie einen Künstler als Sohn, eine von ihnen aus gesehen verabscheuungswürdige Figur.“, p. 970.

[xiii] „Ich hatte mich aus Verzweiflung gegen sie zum Künstler gemacht, was das Naheliegendste gewesen war, zum Klaviervirtuosen, möglichst gleich zum Weltklaviervirtuosen, der gehaßte Ehrbar in unserem Musikzimmer hatte mich auf die Idee gebracht und ich habe diese Idee als Waffe gegen sie ausnützend zur höchsten und allerhöchsten Perfektion gegen sie entwickelt. Aber bei Glenn ist es nicht anders gewesen, auch nicht bei Wertheimer, der nur Kunst und also Musik studiert hat, um seinen Vater vor den Kopf zu stoßen, wie ich weiß, dachte ich im Gasthaus.“, p. 970-971.

[xiv] „Aber nur Glenn ist gelungen, was wir alle drei vorgehabt hatten, Glenn hat selbst uns letztenendes für seinen Zweck mißbraucht, dachte ich, alles mißbraucht, um der Glenn Gould zu werden, wenn auch unbewußt, dachte ich. Wir, Wertheimer und ich, hatten aufgeben müssen, um den Weg freizumachen für Glenn. Diesen Gedanken empfand ich augenblicklich durchaus nicht als den absurden, als der er mir jetzt erscheint, dachte ich.“, p. 994.

[xv] „[…] Glenn hat Wertheimer mit seinem Untergeher tödlich getroffen, dachte ich, nicht weil Wertheimer diesen Begriff dabei zum erstenmal gehört hat, sondern weil Wertheimer, ohne dieses Wort Untergeher zu kennen, mit dem Begriff Untergeher längst vertraut gewesen war, Glenn Gould aber in einem entscheidenden Augenblick das Wort Untergeher ausgesprochen hat, dachte ich. Wir sagen ein Wort und vernichten einen Menschen, ohne daß dieser von uns vernichtete Mensch in dem Augenblick, in welchem wir das ihn vernichtende Wort aussprechen, von dieser tödlichen Tatsache Kenntnis hat, dachte ich. […] Wir sagen ein tödliches Wort zu einem Menschen und sind uns naturgemäß nicht im Augenblick bewußt, daß wir tatsächlich ein tödliches Wort zu ihm gesagt haben, dachte ich. Achtundzwanzig Jahre, nachdem Glenn im Mozarteum zu Wertheimer gesagt hat, er sei ein Untergeher und zwölf Jahre, nachdem er es zu ihm in Amerika gesagt hat, hat sich Wertheimer umgebracht.“, p. 1059.

[xvi] „Glenn hat uns das Klaviervirtuosentum unmöglich gemacht schon zu einem Zeitpunkt, in welchem wir beide noch fest an unser Klaviervirtuosentum geglaubt hatten.“, p. 967.

[xvii]Unser Untergeher ist ein fanatischer Mensch, hat Glenn einmal gesagt, er stirbt beinahe ununterbrochen an Selbstmitleid“, p. 977.

[xviii] Un passage typique : « Thomas Bernhard fait peser sur l’âme de ses personnages une douleur d’exister, une incompréhension et un désespoir face à la mort qu’ils contribuent eux-mêmes à intensifier et à exaspérer par la résistance qu’ils leur opposent et l’irritation qu’ils en éprouvent. Réaction physique, l’irritation met en jeu le corps et se retrouve en toute logique au cœur d’une œuvre dont le point sensible est la lutte entre le corps, ses humeurs, la matière et l’esprit mis sans cesse au défi de les comprendre. Parents proches des héros de Kafka, les personnages de Thomas Bernhard n’en ont pas cependant la docile humilité. Ils sont animés d’une volonté, celle de résister coûte que coûte, fût-ce jusqu’à l’autodestruction. », in Martine Sforzin, L’art de l’irritation chez Thomas Bernhard, 2002, p. 27.

[xix] „Die Leute, die auf das Land gehen, gehen auf dem Land ein und sie führen eine wenigstens groteske Existenz, die sie zuerst in die Verdummung und dann in den lächerlichen Tod führt.“, p. 975.

[xx] „Die österreichischen Küchenfenster sind alle vollkommen verschmutzt und man kann nicht durchschauen und es ist, so dachte ich, naturgemäß der größte Vorteil, nicht durchschauen zu können, denn dann schaute man ja direkt in die Katastrophe hinein, in das österreichische Küchenschmutzchaos.“, p. 990.

[xxi] „In Chur kann ein Mensch, auch wenn er nur eine einzige Nacht bleibt, für sein Leben ruiniert werden.“, p. 997.

[xxii] „Wer weiß ob ich, wäre ich nicht zu Horowitz gegangen, hätte ich also auf meinen Lehrer Wührer gehört, nicht doch heute ein Klaviervirtuose wäre, einer, wie ich dachte, jener berühmten, die das ganze Jahr über zwischen Buenos Aires und Wien hin- und herreisen mit ihrer Kunst. Und Wertheimer auch. Sofort sagte ich mir selbst aber ein entschiedenes Nein, denn ich haßte von Anfang an das Virtuosentum mit seinen Begleiterscheinungen, ich haßte vor allem den Auftritt vor der Menge und ich haßte wie nichts den Applaus, ich ertrug ihn nicht, lange Zeit wußte ich nicht, ertrage ich die schlechte Luft in den Konzertsälen nicht oder den Applaus oder beides nicht, bis mir klar war, daß ich das Virtuosentum an sich und vor allem das Klaviervirtuosentum nicht ertragen konnte. Denn ich haßte wie nichts sonst das Publikum und alles, das mit diesem Publikum zusammenhängt und also haßte ich den (und die) Virtuosen selbst auch.“, p. 967.

[xxiii] On trouve souvent des références à l’air vicié dans l’œuvre de Thomas Bernhard. On pourrait considérer qu’elle prend ici un sens métaphorique. Elle évoque cette contagion par la proximité caractéristique des noircissages de sa pensée. Les invectives du narrateur se propagent comme un microbe dans l’air. Mais cette analogie contient sa part de tromperie, car elle projette sur l’extérieur une cause interne : elle persuade le narrateur que s’il est dégoûté, c’est parce que le monde qui l’entoure est dégoûtant.

[xxiv] Le jeu avec le pluriel à la fin de la citation incarne bien cette duplicité : le virtuose en général (auquel il manque un visage), et tous les virtuoses en particulier. 

[xxv] „Ich hatte ja auch niemals zum Unterschied von Wertheimer, der sehr wohl gern Glenn Gould gewesen wäre, Glenn Gould sein wollen, ich wollte immer nur ich selbst sein“, p. 1018.

[xxvi] „Wertheimer war immer langsamer, nie so entschieden in den Entscheidungen wie ich, er hat sein Klaviervirtuosentum erst Jahre nach mir auf den Abfallhaufen geworfen und zum Unterschied von mir, es nicht und niemals überwunden“, p. 966-967.

 

Écrit par Fabien Rothey dans Bernhard Thomas, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : thomas bernhard, le naufragé, désespoir, ironie, nihilisme, glenn gould, critique, analyse | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

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