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21/10/2012

La soumission à la brute

Chopper, Andrew Dominik, 2000

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Chopper est un célèbre criminel australien. Il a vendu ses mémoires à des centaines de milliers d’exemplaires. Il est charismatique, il a du charme, et il est ultraviolent. Les critiques ont souvent prétendu qu’Andrew Dominik avait essayé de cerner Chopper avec objectivité, sans se fier aux vantardises et aux affabulations de ses écrits semi-autobiographiques. De fait, le réalisateur ne nous livre pas un travail d’enquête sur ce qui s’est réellement passé : si tel meurtre a bien eu lieu, s’il a été commis gratuitement ou en état de légitime défense, etc. ; il s’agit bien plutôt d’une plongée dans la psychologie profonde de Chopper, et surtout – et c’est là que réside tout l’intérêt du film – dans celle de ses fans.

La personnalité de Chopper se révèle bien moins complexe qu’on aurait pu s’y attendre. Il est habité par deux états d’esprit : l’un repose sur la volonté d’atteindre la gloire du criminel redouté et fascinant ; l’autre, rétractile, est traversé par la mauvaise conscience, la répugnance à commettre des actes violents. Chopper est attiré par l’image du dur, il le joue en permanence, mais il renâcle à en donner la preuve. Ses codétenues lui reprochent de tuer sans raison pour se faire un nom. Mais lorsqu’il poignardera à plusieurs reprises dans le visage un prisonnier mafieux, il viendra lui demander quelques secondes plus tard comment il va avec une expression de visage embêté, comme s’il avait agi involontairement, tel un automobiliste ayant renversé un piéton. Il lui demandera s’il veut une cigarette alors que son sang gicle sur le sol. Pris d’angoisse ou de dégoût, il semble vraiment regretter son acte. Il se passera exactement la même chose à la fin du film, lorsqu’il tirera un coup de fusil dans l’œil du “Turc”.

Chopper, malgré lui, est enclin à la pitié, et peut-être même à la bonté. Il a beau témoigner de la mauvaise volonté quand on le lui demande d’accompagner à l’hôpital le dealer auquel il vient de mettre une balle dans le ventre, il finit par céder. Il niera ensuite avec force une telle action charitable aux policiers pour ne pas nuire à sa réputation. Plus tard, il donnera de l’argent à un de ses anciens compagnons de cellule, qui l’avait pourtant trahi en le poignardant de nombreuses fois. Devant les caméras, Chopper joue le genre de brute capable de prendre du plaisir à couper des orteils. En cela, il peut prétendre à une certaine légitimité, puisqu’on l’a vu encaisser des coups de couteau dans le ventre sans sourciller, et se faire couper les oreilles au rasoir pour être transféré de prison. Mais, paradoxalement, c’est sa répugnance devant la violence qu’il a commise ou projette de commettre qui le rend plus effrayant et plus violent. Pour vaincre sa réticence ou sa mauvaise conscience, il doit se chauffer dans des provocations verbales ou bien se justifier. Il doit devenir fou.

Cette oscillation entre bonté et explosion de brutalité extrême fascine le spectateur, tout particulièrement celui que le monde extérieur angoisse, et plus généralement toute personne encline à adopter une position et un état d’esprit de dominé. Réagissant au malaise qu’une scène de cruauté gratuite provoque en lui, le spectateur profite d’un signe d’humanité de Chopper pour se laisser envahir par le désir d’une amitié rassurante. Un désir d’autant plus fort qu’il est secondé par la vanité, Chopper étant connu de tous – ce qui lui vaut le respect, et même la déférence, des deux gardiens de prison à la fin du film. Par la maîtrise de l’ambivalence de son personnage, Andrew Dominik encourage le spectateur à se réfugier dans cette position puérile, qui s’apparente à celle du héros du sous-sol de Dostoïevski face à l’officier qui le malmène, l’ignore et le méprise. Le film, en fin de compte, porte moins sur Chopper, que sur la fascination qu’il provoque – et qui n’est d’ailleurs pas continuellement malsaine, en tout cas ce qualificatif ne suffit pas à la caractériser : elle est l’angoisse qui s’abaisse pour être apaisé dans un lien de confiance et de valorisation (un fantasme d’amitié avec Chopper).

Cette attitude réceptive est représentée dans le film par le dealer auquel Chopper avait brisé une jambe, lui infligeant une mutilation irréversible. Lorsqu’il revoit son bourreau dans un bar, non seulement il ne lui en veut pas, mais il insiste pour lui offrir un verre, et lui manifeste ostensiblement des signes d’amitié (et rien ne nous indique qu’il les feint, au contraire, sa persistance devant les rebuffades, la suspicion et la grossièreté de Chopper atteste bien plutôt qu’il éprouve une sensation plaisante à s’abaisser devant lui). Plus tard, il le laissera même rentrer chez lui (en dépit de l’air particulièrement menaçant affiché par Chopper), et c’est seulement quand il lui demandera de lui donner son argent qu’il s’énervera, prétendant qu’il lui manque de respect. Chopper lui présente alors ses excuses, et il lui pardonne. Mais quelques minutes après, Chopper, surmontant ses réticences à provoquer une situation désagréable et lourde de violence, exigera à nouveau qu’il lui donne son argent. Et le dealer se retrouvera avec une balle dans le ventre. Ce comportement d’aveuglement prétendument bienveillant devant la violence injuste de Chopper est semblable à celui du spectateur du film, et plus encore à tous les fans de Chopper : il se nourrit d’un abaissement enthousiaste et vaniteux devant une figure imposante, peu importe le mépris qu’elle lui témoigne. En définitive, c’est une attitude d’invalide psychique, et Chopper, qui recherchait la gloire, ne peut s’empêcher d’exprimer une moue dédaigneuse en évoquant devant les journalistes les lettres d’admiration qu’il reçoit. Il n’est pas fier de cette soumission revendicative qu’on lui témoigne ; elle est d’ailleurs loin de satisfaire son ego, car il continue à se vanter et à faire le malin comme s’il était toujours un parfait inconnu.

Dans son premier long métrage, Andrew Dominik explore déjà cette soumission suspecte devant une force aveugle et arbitraire qu’il approfondira dans The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford. Le manque de droiture et de virilité est à la source de la fascination suscitée par Chopper. Plus la lâcheté gagne et le sens de la dignité décroît, plus se propage cet enthousiasme qui mêle la soumission aux fantasmes d’apaisement ou de puissance. On juge “cool” la brute épaisse, on veut se rapprocher d’elle. On se cache derrière des airs amicaux ou tolérants, mais en réalité on se complaît dans l’abaissement de soi.

Écrit par Fabien Rothey dans Cinéma, Dominik | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : chopper, andrew dominik, analyse, critique, violence, soumission | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

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