Julien Gracq sur Dostoïevski
Julien Gracq interviewé par Jacques Catteau, 16 juillet 1972
Max Ernst, Au Rendez-vous des amis, 1922
Jacques Catteau : Julien Gracq, lorsqu’on prononce votre nom, on pense surréalisme… Or le surréalisme et Dostoïevski n’ont apparemment guère de liens. André Breton se montre, me disiez-vous, peu aimable envers Dostoïevski. Curieux cependant que Max Ernst, dans son célèbre tableau de 1922, Le rendez-vous des amis, ait représenté Dostoïevski — crâne bosselé et barbe de prophète — au milieu de ses condisciples, Crevel, Soupault, Arp, Eluard, Paulhan, Aragon, Breton, Chirico, Desnos, etc. Voulait-il hisser Dostoïevski au rang des ancêtres que s’approprie tout mouvement neuf et alors pourquoi ? Laissait-il entendre que l’écrivain russe dont Freud venait d’éclairer l’œuvre, sans avoir encore publié sa fameuse étude, La mort du père, apparaissait comme l’allié idéal des renverseurs d’idoles et de tabous ? Sans entrer dans cette exégèse, pouvez-vous dire à votre avis ce que le surréalisme doit à Dostoïevski ?
Julien Gracq : Je ne sais rien des intentions de Max Ernst quand il a introduit la figure de Dostoïevski dans son tableau, Le rendez-vous des amis. L’indifférence à nuance d’hostilité qui a été témoignée à Dostoïevski par le surréalisme tenait, je crois, beaucoup à la réaction personnelle d’André Breton ; elle tenait aussi à sa méfiance de principe vis-à-vis de la « littérature romanesque à affabulation psychologique ». Cela dit, je ne crois pas que le surréalisme doive grand-chose au romancier russe. Le besoin de contact, de communication intime avec l’autre qui est si typique des personnages de Dostoïevski et qui cherche chez eux à se satisfaire directement par l’amour, l’offense, la confession, etc., il me semble que le surréalisme, qui a ressenti ce besoin avec non moins d’acuité, n’a envisagé de le satisfaire que par l’entremise d’un médiateur, qui apporte de l’extérieur la température de fusion : trouvaille, rencontre faite en commun, rêve partagé, révélation collective du merveilleux, etc. Il y a toujours catalyse et catalyseur. C’est tout à fait différent.
Pour le reste, le christianisme de Dostoïevski et l’éclairage moral d’un roman comme Les Possédés, étaient faits pour écarter de lui par principe les surréalistes.
Jacques Catteau : Vous distinguez dans Pourquoi la littérature respire mal deux grandes directions. L’une, tragique, celle des tensions et des angoisses, du monde lancé dans la « bataille d’hommes ». L’autre, calme et nostalgique, celle où l’homme est « constamment replongé dans ses eaux profondes, réaccordé magiquement aux forces de la terre », celle des « grands végétatifs ». Dostoïevski se rattache indubitablement à la première mais n’y aurait-il pas dans les rêves de l’Âge d’or des Stavroguine et des Versilov, de la nouvelle Le Songe d’un homme ridicule, cette nostalgie de « noces rompues » entre l’homme et la terre dont vous parlez ?
Julien Gracq : Il est vrai : Dostoïevski appartient à ce monde de tensions tragiques auquel je trouve qu’on fait parfois la part trop large. Et de plus — ce qui ne devrait guère m’attirer — sa littérature est fondamentalement « urbaine » : déjà le décor à demi campagnard des Karamazov a moins de présence, dans ses livres, que la ville des Possédés ou de l’Idiot. Entre ces êtres pressés les uns contre les autres, le contact, le frottement exaspéré ne cessent pas un instant. Les grandes clairières interstitielles et salubres qui règnent chez Tolstoï sont faites pour me séduire bien davantage. Et pourtant — mis à part les merveilleux Cosaques — ma préférence pour Dostoïevski n’est pas douteuse. Pourquoi ? Je doute un peu qu’il y ait chez Dostoïevski nostalgie réelle des « noces rompues entre l’homme et la terre ». Dans ce que j’ai lu de son œuvre (seulement les grands romans) les âmes seules paraissent l’intéresser ; il n’y a pas trace de païennerie chez lui : je ne connais pas de Russe, lié à la terre russe, qui puisse faire sien aussi littéralement le mot de Rimbaud : « Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. »
Non : ce qui me séduit chez lui et sans restriction (et ici recommandons-nous au besoin du droit baudelairien de se contredire) ce sont les grandes conversations — enveloppées, cauteleuses, venimeuses, obliques — qui témoignent dans le dialogue de ressources de tension et de théâtralité inégalées. Disons aussi, une invention psychologique débridée qui se soucie comme d’une guigne de « réalité » et de vraisemblance — et qui subjugue et convainc d’autant plus. Je n’ose dire — mais j’en aurais presque envie — un certain merveilleux de roman noir psychologique qui est chez Dostoïevski pure création.
Jacques Catteau : Vous témoignez d’un intérêt constant pour la littérature russe et souvent, dans vos œuvres, vous faites référence à tel ou tel aspect de la vie ou des lettres russes. Quelles sont les résonances de l’univers dostoïevskien dans votre vie ? Y a-t-il des livres de l’écrivain qui, comme vous le dites, vous « brûlent les mains » ou Dostoïevski n’est-il pour vous qu’un « auteur lu une seule fois, la première » et qui a néanmoins déposé des images décisives ? Quelles sont ces images pour vous ?
Julien Gracq : Je peux lire — un dictionnaire à la main — la prose russe facile : celles que je déchiffre le moins mal étant celle de Pouchkine d’abord, puis de Tolstoï et de Tourgueniev. Je ne peux pas aborder Dostoïevski dans le texte : il me paraît beaucoup plus escarpé : j’imagine d’ailleurs qu’il perd sensiblement moins que Tolstoï à la traduction.
Dostoïevski n’est pas pour moi l’auteur d’une seule lecture : j’ai lu chacun de ses grands romans plusieurs fois, avec une admiration jamais défaillante et une préférence décidée pour Les Possédés, ensuite pour l’Idiot. Les images les plus obsédantes qui me restent de ces lectures ? La maison de Rogojine — La conversation de Stavroguine et de Verkhovensky sous le parapluie, au milieu des flaques (Le tsarévitch Ivan) : extraordinaire annonciation lépreuse. — Le dernier voyage de Stépan Trophimovitch.
Jacques Catteau : Un découvreur de Dostoïevski, Eugène-Melchior de Vogüé, a fait l’éloge de la structure des romans russes et de ceux de Dostoïevski en particulier : « Les pages de leurs livres s’accumulent sans bruit, gouttes d’eau lentes et creusantes ; tout d’un coup, et sans avoir aperçu la crue, on se trouve perdu sur un lac profond, submergé par cette mélancolie qui monte. » N’y a-t-il pas là une puissance de rêve qui vous est chère et un mode d’écriture qui vous aimez ?
Julien Gracq : Je ne lis pas Dostoïevski exactement dans cette lumière. Plutôt, pendant les cinquante à soixante premières pages avec un ennui résigné et respectueux — puis le roman m’accroche d’un seul coup, généralement dès qu’on aborde le premier dialogue sérieux.