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Ingmar Bergman sur mai 68

Citations extraites de divers écrits d'Ingmar Bergman

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[Les classiques] ne devaient pas être représentés comme tels. Ils ont été réécrits ou massacrés, réduits à des polémiques publiques ou des confrontations privées. Ils étaient démantelés et désarmés. Au lieu de montrer les classiques originaux dans toute leur énergie explosive, un gros effort fut fait au contraire pour les rendre plus courts et secs, clairs et concis, faciles à comprendre.[i]

 

Peut-être qu’un jour, un homme de science et de courage osera se pencher sur notre vie culturelle de ce temps-là pour rechercher à quel point, directement et indirectement, elle a été mise à mal par le mouvement de 68. C’est possible, mais peu probable. Des révolutionnaires frustrés se cramponnent encore à leurs bureaux dans les rédactions et parlent avec amertume « du renouveau qui tomba en panne ». Ils ne comprennent pas (et comment pourraient-ils le comprendre ?) que leur action fut un coup mortel porté à une évolution qu’il ne faut jamais couper de ses racines. Dans d’autres pays, où il est permis à divers modes de pensée de se développer en même temps, on ne liquida ni la tradition ni la formation. Seules la Chine et la Suède ont bafoué et humilié leurs artistes et leurs professeurs.[ii]


Je méprisais un fanatisme que je reconnaissais depuis mon enfance : la même vase émotionnelle, seuls les dièses et les bémols avaient changé. Au lieu d’air frais, nous avons eu la caricature, le sectarisme, l’intolérance, la complaisance anxieuse et l’abus de pouvoir. Le dessin ne change pas : les idées sont bureaucratisées et corrompues. Parfois, cela va vite, parfois cela prend cent ans. En ce qui concerne 68, c’est allé à une vitesse vertigineuse. Les dommages causés en si peu de temps furent surprenants et difficiles à réparer.[iii]


[La citation suivante n’a pas de lien direct avec 68 ; elle est cependant en opposition complète avec ses discours]

Toute mon activité cinématographique a été sponsorisée par le capital privé. On ne m’a jamais fait de cadeau pour mes beaux yeux. Le capitalisme en tant qu’employeur est d’une franchise impitoyable et d’une assez grande générosité quand ça lui convient. On n’a jamais à hésiter quant à la cote qu’on a en bourse – une expérience utile et qui vous trempe.[iv]

 

 

 

Extrait de Conversations avec Bergman [v]

 

O. Assayas. Lorsque vous aviez fait cette série d’entretiens à l’époque avec Stig, en 1969, c’était juste en plein milieu des mouvements radicaux de l’époque…

Ici, c’était juste le début… En France… Comment il s’appelait ce type, allemand ? …Cohn-Bendit… Il avait déjà acheté sa Porsche et tous les samedis après-midi il la garait près de la grille de l’université et faisait la révolution à Düsseldorf ! Tous les samedis à trois heures. C’était le début.

 

O. Assayas. Quel est votre sentiment sur cette période, sur son cinéma, sur ses idéaux révolutionnaires ?

Dans ce pays, ça a été un peu difficile parce que nous avons quelque chose dans notre caractère qui est typiquement suédois : on peut être très intelligents, mais on ne sait penser qu’à une chose à la fois. Tout d’un coup, la révolution est arrivée en Suède et tous les jeunes, tout le monde, ne pensaient plus que Mao. À l’époque j’enseignais ici, à l’école de théâtre… Un de mes fils qui est aujourd’hui acteur, y était élève, c’était en 69. Je leur ai dit, ils avaient vingt ans : « Essayez de comprendre. Vous devez apprendre la technique. Si vous n’apprenez pas la diction, à être sur scène, à tenir vos rôles, vous ne pourrez pas transmettre votre révolution au public parce que le public ne vous entendra pas. Il ne vous verra pas parce que vous ne saurez pas vous tenir comme il faut. Nous devons vous l’apprendre. Vous devez étudier la technique pour vous déplacer, vous tenir, parler. » Ils ont sifflé, ils ont agité le Petit livre rouge, ils ont dit : « Lisons quelque chose, lisons ce que Mao a à nous dire !... » C’était ça la situation. Alors on m’a mis dehors, sous les applaudissements du directeur, Niclas Brunius. C’était incroyable. Ils étaient partout, dans tous les pays. À la télévision, dans les journaux, partout. Et ils étaient très bien organisés ces jeunes gens, très malins, et ils savaient exactement comment répondre à toutes les questions et certains avaient même des raisonnements très sophistiqués. Mais ils oubliaient une chose, que dans une culture il peut y avoir de grandes, d’énormes tensions, mais il faut qu’il y ait au moins deux idées en même temps…

 

S. Björkman. Un dialogue.

Un dialogue. Et ça a été une véritable catastrophe pour notre vie culturelle, les écoles de théâtre en subissent encore les conséquences. Quand j’ai monté King Lear, j’avais pour jouer Albany –, un rôle très important –, un jeune homme de trente-cinq ans, très doué. Tout d’un coup, j’ai compris qu’il n’avait jamais étudié le vers shakespearien, qu’il n’avait jamais travaillé de texte de Shakespeare. Il n’avait jamais appris à tenir une épée. Il ne savait pas porter son costume. Beaucoup de talent, trente-cinq, il ne savait rien. Vous vous rendez compte… Il y a des auteurs dans ce pays qui ont cessé d’écrire parce qu’ils savaient que s’ils publiaient leurs romans ou leurs nouvelles, ils se feraient descendre en flammes dans la presse. Ulla Isaksson… Et puis, comment s’appelle-t-il ce vieux poète et critique d’Aftonbladet ?

 

S. Björkman. Karl Vennberg…

Oui, Vennberg… il a cessé d’écrire. (Un temps) A l’époque, nous étions deux directeurs de ce théâtre, Alf Sjöberg – vous avez peut-être déjà entendu son nom – et moi-même. Ici, en bas, au coin de la rue, il y a une célèbre horloge à deux têtes. Et dans un grand magazine culturel, ils ont littéralement écrit : « Il est temps de pendre Ingmar Bergman et Alf Sjöberg à l’horloge sur Nybroplan ! » De toute façon, je m’en fichais parce que je faisais mes films et mes spectacles, et le reste m’était égal. Mais bien sûr, je trouvais tout ça absolument dément.

 

O.Assayas. Durant cette période, vous étiez vous-même engagé dans l’une des expériences les plus audacieuses et les plus radicales du cinéma moderne. Et même, à mon sens, beaucoup plus radicales que les extrémismes de l’époque dans la mesure où vous vous confrontiez à des questions très violentes, très profondes et très dérangeantes. C’est aussi de ce point de vue que je voulais savoir comment vous avez ressenti le malentendu qu’il a pu y avoir durant cette période autour de votre œuvre…

Ça m’était complètement égal. Je n’ai pas de vocation à l’aigreur. Pour moi, c’est le règne de la folie et bien sûr j’ai assisté à la destruction de cette maison et cela m’a rendu très malheureux, la très rapide destruction de cette maison. J’en avais été le directeur, Erland Josephson m’a succédé et il s’est battu comme un lion pour maintenir le niveau. Mais c’était impossible. Tout d’un coup, la tradition devenait quelque chose de très suspect, la tradition était hors du coup, et quand j’ai souffert je souffrais parce que j’avais de la peine pour notre maison et pour les acteurs qui ne pouvaient pas suivre le mouvement et soudain n’avaient plus de rôles. L’atmosphère était à la plus complète intolérance.

 

 



[i] Ingmar Bergman, le cinéma, le théâtre, les livres, Oliver Roger W. (collectif), Gremese, 1999, p. 33.

[ii] Laterna Magica, Gallimard, Folio, 2001, p. 263

[iii] Laterna Magica,  p.264

[iv] Images, Gallimard, 1992, p. 272

[v] Olivier Assayas et Stig Björkman, Éditions de L’Étoile / Cahiers du cinéma, 1990, p. 86-88.

 

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