Lettre de Merleau-Ponty à Claude Simon, 23 mars 1961
Merleau-Ponty répond à Claude Simon
“Écrivain et penseur”
(23 mars 1961)
Cher Monsieur,
Merci de m’avoir fait part de vos réflexions, si désenchantées qu’elles soient, et si spontanées, elles viennent s’ajouter à ce que vous avez écrit, elles y prennent leur place et leur sens, de sorte que vous voilà, à mes yeux, encore un peu plus écrivain et penseur. C’est ainsi : à partir du moment où vous avez réussi à percer le brouillard qui vous séparait de vos contemporains, vous ne pouvez plus ouvrir la bouche sans qu’ils dressent l’oreille. C’est pour vous un peu agaçant et vertigineux. Mais, quand on y pense, c’est inévitable, tant chacun est émerveillé d’entendre soudain quelqu’un parler à haute voix de ce qu’il croyait scellé à jamais dans son silence personnel.
« La réalité ne se forme que dans la mémoire », – j’aurais dû dire que la phrase est de Proust lui-même (Swann, I, p. 265). Je suis frappé d’apprendre que le groupe de Minuit ne veut rien savoir du temps. La divergence avec vous sur ce point doit être symptôme d’autres différences, que je sens globalement sans pouvoir les préciser – notamment parce que je ne connais pas assez Robbe-Grillet. A mon tour de dire : il faut que je le lise – Je le ferai cet été. Oui, il me semble aussi que ce que Claudel dit de la peinture hollandaise va dans le sens de Robbe-Grillet. La seule condition est qu’en parlant du monde on éveille l’écho du dedans, – mais non toujours. Souvent j’ai eu simplement l’impression d’une sorte de fétichisme des détails.
Quant à vous-même, j’espère seulement (en particulier par le choix des textes) avoir appelé l’attention sur des côtés de votre œuvre dont on n’a pas encore assez parlé – et peut-être communiqué par la lecture un peu de l’émotion littéraire que j’ai eue à vous lire cet hiver. Il est vrai que j’hésitais à vous interpréter : précisément parce que j’ai trouvé dans livres beaucoup de choses qui allaient dans le sens de mon propre travail, j’avais une sorte de scrupule à les annexer, à les incorporer à des ruminations personnelles. J’hésiterais beaucoup moins à le faire dans un texte écrit, où l’on pèse chaque mot.
Vos impressions (c’est un autre qui fait tout ça – ou : quel talent j’avais – ou : je ne croyais pas avoir mis tout ça dans ces pages), je suppose qu’elles sont celles de tout écrivain qui reste assez près de sa source, qui ne s’est pas installé dans son œuvre. Je ne crois pas que vous évitiez cette sorte de surprise, de malaise et de mélancolie en vous relisant. Et vous ne l’éviterez pas plus en étant philosophe professionnel. Pour vous lire comme les autres vous lisent, il faudrait n’être pas vous. Si vous reprenez vos livres, ou bien ils sont encore trop près de vous, vous reconnaissez les phrases dès leur début, comme vous reconnaissez vos bras et vos jambes, vous ne voyez pas la fusée tracer son sillage. Ou bien, si le livre est ancien, vous ne les reconnaissez pas d’emblée, mais alors vous avez l’accablante impression d’avoir perdu un talisman qui était en votre possession quand vous l’avez écrit. Si vous écriviez de la philosophie, vous auriez, proportion gardée, des à-coups de la même espèce. Les seuls intellectuels heureux sont peut-être les purs critiques qui regardent la littérature comme un entomologiste les espèces vivantes, qui ont la passion maniaque de la chose écrite, et seulement comme consommateurs.
Tout cela n’est pas très consolant. Pourtant, puisque dans ces cours j’ai dit des choses qui étaient exactement dans le sens ce que vous percevez, l’assentiment très immédiat et très chaleureux que vos livres rencontrent et que, pour ma part, je leur ai donné, n’est pas une illusion, et sûrement vous lirez un jour, de moi ou d’un autre, une étude mûre et méditée qui vous donnera l’impression d’avoir été lu, d’avoir un domaine. C’est par égard pour votre modestie que je ne dis pas un « monde ». Vos lecteurs vous précèdent dans cette certitude, et ils répondent non seulement pour ce que vous avez fait, mais pour ce que vous faites et ferez : j’en avais le plus vif sentiment en lisant dans Les lettres françaises le fragment où le rouge des écussons d’artilleurs recevait enfin les égards qui lui sont dus.
Pour le reste, l’angoisse et la panique sont notre lot à tous. Mais il y a des pauses, des rémissions, des intermèdes. En tout cas vous en donnez à vos lecteurs !
Maurice Merleau-Ponty.
Critique n° 414 (novembre 1981), La Terre et la guerre dans l’œuvre de Claude Simon, p. 1147-1148.