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06/09/2012

Thomas Bernhard et ses lecteurs

 Vouloir lire Thomas Bernhard dans le noir

thomas bernhard, ironie, lecteurs, désespoir, connaissance, critique, analyse

Andrea Gallo


Si les romans de Thomas Bernhard fascinent ou exaspèrent, c’est d’abord parce qu’on accepte ou refuse la noirceur dont ils sont imprégnés de bout en bout. Le plaisir des uns comme l’agacement des autres provient de l’adhérence au discours du narrateur, aux jugements qui émaillent son soliloque, à la vision du monde qu’il véhicule. Tandis que le lecteur agacé peut se retirer en affichant un air de supériorité et en considérant ce qu’il vient de lire comme étant du même niveau que les noircissages d’un adolescent boutonneux, le lecteur enthousiaste se retrouve confronter au problème du ridicule. Pour qu’il puisse jouir de toute cette noirceur, il lui faut accepter les fondements sur lesquels elle repose, du moins il doit au minimum leur accorder une dose conséquente de pertinence. Pour évacuer ce type d’interrogation, le lecteur romantique peut se répéter que le roman a ses règles propres, que le questionnement de son rapport à la réalité n’est pas une nécessité, que, d’ailleurs, chaque écrivain décrit sa propre réalité, et cetera, et cetera, et, sûr de son bon droit, il continuera à éprouver des frissons sous le nihilisme du narrateur bernhardien. Pourtant, certaines généralisations sont tellement grotesques qu’il en vient nécessairement à se demander si on ne se moque pas de lui.[i] Mais cette hésitation ne dure pas, le rythme des répétitions l’entraînant vers d’autres noirceurs moins équivoques, qui lui feront vite oublier les doutes qu’il a vaguement émis dans sa tête.

Une ruse pour paraître plus conséquent consiste à en appeler à l’humour ou à l’ironie.[ii] Le lecteur est alors dispensé de se justifier sur ce à quoi il adhère ou non. Il n’a qu’à prononcer le nom d’ironie, ou celui d’autodérision, et il prendra tranquillement son plaisir dans la noirceur en échappant au reproche de naïveté. Bien sûr, il ne se livrera pas au risque de départager les jugements du narrateur en deux ensembles. Cela ne lui viendrait même pas à l’idée. Et si on le lui demandait, il prétendrait doctement que ce n’est pas possible, que les généralisations du narrateur sont prises dans un flou voulu par l’auteur lui-même, dans une indécidabilité qui est la matière même du roman. Le voilà définitivement tranquille. Avec cette idée d’ironie dans la poche, il n’a même plus à se poser la question  de savoir si devant la pensée noire qu’il est en train de lire, il convient d’adopter un visage torturé par le désespoir ou la moue orgueilleuse de celui à qui on ne la fait pas. Il peut abandonner toute idée de travail de l’intelligence, ne jamais faire appel au bon sens, pour laisser la valeur de ce qu’il lit dans l’indétermination et ne se préoccuper que de son “plaisir du texte”, peu importe la pertinence des représentations sur lesquels il repose.

Pourtant, il est bien évident que si une trop grande partie de la lecture se déroulait sur un mode ironique, Thomas Bernhard ne fascinerait pas autant. Si ses récits captivent, c’est parce qu’on suspend notre jugement pour adhérer à ce que le soliloque affirme et répète sur un ton péremptoire. Secrètement, on rallie le fond du discours. L’ironie est une arme de défense que l’on ne sort qu’en cas de reproche de naïveté ; elle n’intervient pas dans la lecture, ou seulement lorsqu’on tombe sur une affirmation vraiment trop délirante. On ne réfléchit pas à ce qui est énoncé de peur de devoir le rejeter, on en extrait juste la noirceur, dont on jouit en continuant à lire, transporté d’enthousiasme par la folie des répétitions[iii].

Néanmoins, il ne s’agit pas de freiner des quatre fers et de lire Thomas Bernhard avec un détachement olympien. Au contraire, on doit se laisser entraîner pour sentir et identifier les forces qui poussent le personnage, les types de plaisir qu’il éprouve ; mais il faut savoir aussi suspendre notre adhésion, non pas pour rire, se moquer, se dire que ce type est somme toute un peu malade (même s’il est aussi d’une clairvoyance géniale), mais pour tenter de comprendre et de se représenter quelle est la mécanique qui l’habite, quelles sont les énergies et les structures dans lesquelles il s’anime. Bien plus qu’à des représentations complaisantes de soi en artiste désespéré et ricaneur, la littérature de Thomas Bernhard devrait inciter à la connaissance.



[i] Du moins s’il n’appartient pas à cette catégorie d’éternel adolescent capable de soutenir fièrement la révolte du héros du sous-sol dostoïevskien quand il aimerait que deux plus deux fasse cinq.

[ii] On a d’ailleurs du mal à considérer cela comme une ruse tant ce recours est usé jusqu’à la moelle.

[iii] De la même manière que la musique dans un film intensifie le romantisme ou la tension d’une scène, le style répétitif de Thomas Bernhard renforce notre enthousiasme pour la morbidité, le cynisme, la satire délirante du soliloque du personnage.

Écrit par Fabien Rothey dans Bernhard Thomas, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : thomas bernhard, ironie, lecteurs, désespoir, connaissance, critique, analyse | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

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