Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

30/04/2012

L’Ancien et le nouveau

 De quelques éléments générateurs d’absurde dans Ville zéro de Karen Chakhnazarov

Chakhnazarov, ville zéro


Dans ce film de 1988, Chakhnazarov suit les déboires d’un ingénieur moscovite, Varakine, envoyé en mission dans une petite ville de province. Ce personnage plutôt terne et veule est le témoin d’une succession d’événements insolites. Un directeur d’usine ne s’est pas rendu compte de l’absence de son ingénieur-chef pendant deux ans. Sa secrétaire travaille toute nue sans que cela provoque la moindre réaction. Plus tard, dans un restaurant, on insiste pour qu’il goûte un gâteau représentant sa propre tête ; et comme il refuse avec obstination, le cuisinier se suicide.

De prime abord, l’absurde semble naître d’une sorte d’exercice surréaliste. Des liens sont produits en dépit du bon sens, ce qui a pour effet de déconcerter l'esprit, créant parfois des scènes très réussies où l’humour absurde se mêle à la causticité. On pense alors à Buñuel, bien sûr, au risque d’être un peu déçu. On se demande si l’on ne serait pas face à l’œuvre d’un réalisateur profitant du relâchement de la censure pour jouer les épigones. Mais heureusement, le film ne s’arrête pas là.

En effet, il gagne ensuite en profondeur en dépeignant le renforcement de l’absurde par la machinerie étatique. Cette dernière intègre les éléments surréalistes, elle les traite avec sa phraséologie, les poses professionnelles de ses fonctionnaires, leurs tournures d’esprit capables de gérer n’importe quoi sans avoir à douter ou à se questionner. La bureaucratie crée une force de persuasion, elle rationalise et elle rassure. Elle accepte sans sourciller un élément aberrant en l’intégrant dans le mode de fonctionnement du monde soviétique. Par automatisme, du sens peut être donné à n’importe quoi. En partant de quelques événements loufoques, on s’enfonce dans la logique absurde de tout un monde.

Avec la visite du musée, on passe de l’absurde du  présent à celui du passé. L’histoire de la ville est réécrite de façon tout à fait délirante dans le but de se donner de l’importance. Au mépris du sens historique le plus évident, on y intègre des éléments de civilisations lointaines, tel le sarcophage d’un « tsar » troyen. Cette fois-ci, ce n’est pas vraiment la machinerie bureaucratique qui confère un fondement à ce délire, mais bien plutôt l’esthétique kitsch. Le musée est parsemé de reconstitutions ridicules, baignant dans des lumières clignotantes et de la musique de cirque. La fonction du kitsch est alors d’empêcher tout questionnement en créant un état de fascination ou d’exaltation. Il évide l’esprit pour que l’aberration et la bêtise soient acceptées dans une ambiance de fête mielleuse.

A ces absurdités pleinement soviétiques, le film ajoute celle de la période à laquelle il est tourné : la perestroïka. Le "bloc communiste" commence sérieusement à se fissurer, et des éléments étrangers en profitent pour se glisser en lui. Mais ce changement d’époque est loin de mettre un terme au règne de l’absurde, au contraire, il le prolonge. Rien ne bouge. De ce point de vue, il n’y a pas de bouleversement. La nouveauté est reçue dans les formes du monde ancien. Le rock’n’roll est validé par le pouvoir à travers une fête commémorative d’un héros soviétique précurseur dans ce domaine. Les méthodes restent les mêmes. Ce n’est pas le choc de l’ancien et du nouveau qui produit l’absurde, c’est la persistance de l’ancien dans le nouveau. Le message de révolte, le changement générationnel dont le rock’n’roll est censé être accompagné sont totalement éludés. Cette musique vient d’en haut, vidée de sa substance.

La fin du film apporte quelques nuances à cette charge satirique contre le monde soviétique. Varakine est seul dans sa chambre, mais petit à petit, sous différents prétextes, elle se remplit de nombreuses personnes de différentes parties de la société, et ils finissent par boire de la bière, manger des pelmenis et fredonner sur un air de guitare  une chanson triste, typique de la période soviétique. Même si ce n’était peut-être pas l’intention du réalisateur, la parodie constante du soviétisme est tempérée par une pointe de mélancolie, comme si la transformation sociétale sur le point de surgir n’était pas nécessairement porteuse de plus de bonheur que la convivialité rendue possible par les conditions d’antan.

A la dernière scène, le héros, obéissant à un ordre, s’enfuit. Le soleil se lève. Il est assis seul dans une barque, sans rame, il ne bouge pas, il se laisse entraîner dans la brume. Le film se termine sur cette aurore léthéenne.

Karen Chakhnazarov

Écrit par Fabien Rothey dans Chakhnazarov, Cinéma | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : chakhnazarov, ville zéro, cinéma russe | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

Commentaires

Excellent article qui donne envie de voir le film!

Écrit par : arthur clech | 30/04/2012

Les commentaires sont fermés.