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05/05/2012

Juan Filloy et l’écriture paranoïaque

 Yo, yo y yo

 Juan Filloy


Publié en 1971, Yo, yo y yo  est un roman composé de sept « monodialogues » prononcés par le même personnage délirant et paranoïaque. Il s’insurge contre l’Espagne, Walt Disney, les orateurs ;  il se retire dans la sierra pour échapper à la pourriture de la ville, à la publicité et au journalisme… mais là aussi on viendra l’interroger et l’importuner.

Si l’humour domine du début à la fin de l’œuvre, il serait réducteur d’en déduire que les discours de ce personnage ne sont que des délires. Certes, ce livre ne peut pas être considéré comme une succession d’essais, car l’auteur ne garantit pas la pertinence de toutes les pensées de son héros. Mais il ne garantit pas non plus leur absence de pertinence. Il ne s’agit pas, comme chez Maupassant, du discours d’un fou auquel le lecteur n’adhère pas, car il est sûr de l’absurdité de ce qui est avancé (même si ensuite, quand l’auteur donne raison à son personnage, on bascule dans le fantastique). Si ces sept soliloques ne sont pas exempts de débrayages dans des délires perdant pied avec la réalité, ils ne peuvent être réduits à cela. Et il est d’ailleurs difficile, voire impossible, d’indiquer exactement où commencent les fourvoiements et où ils s’arrêtent.

Le héros n’affirme pas posément ses propositions, il répond, il précise, puis il s’enhardit, il insiste, il se justifie. Sa pensée se vit dans l’exposition constante au regard d’autrui. Elle s’agite et se déploie sous son jugement. C’est pour cette raison que Filloy appelle ces récits des monodiálogos, comme il est précisé dans le sous-titre de l’œuvre. Le héros parle presque tout le temps, mais il ne le fait que sous l’influence des objections et des rebuffades (réels ou imaginaires) des autres. Il cherche alors à convaincre, partant dans des directions inattendues, donnant de nouveaux exemples, se permettant des généralisations qui paraissent osées, voire hors de propos.

Pour caractériser le paranoïaque, Filloy utilise dans son préambule la métaphore du moine solitaire dans un couvent endiablé. Difficile alors de ne pas penser au héros du sous-sol de Dostoïevski. Comme lui, le paranoïaque commence par se retirer du monde ; puis, saisissant la moindre occasion, la première personne qu’il rencontre, quitte à s’imaginer un lecteur, il explose dans le langage. Il communique nerveusement toutes les idées qui ont longtemps germé sur ses obsessions.

Le paranoïaque n’est pas un imbécile. Filloy parle même de “la presión enorme de la inteligencia desbocada.[i] Cependant, il a essuyé des échecs[ii], et son corps et son esprit n’en sont pas sortis indemnes. Des traumatismes influent sur sa pensée. Son discours se développe à partir des fissures de son caractère, des dérangements de son intimité profonde.[iii] C’est à la fois sa force et sa faiblesse.

Quelque part entre l’essai et l’écriture du délire, ce roman passe de la clairvoyance et de l’intransigeance du génie à l’exagération qui disqualifie. Et inversement. En définitive, c’est au lecteur de trancher. Certains rejetteront tout et ne retiendront que l’humour. Ils passeront à côté du rapport que l’œuvre entretient avec la connaissance. Filloy représente le flou de la pertinence. L’écriture paranoïaque oscille entre le coup de maître et le délire grotesque. Le rythme et l’amplitude des oscillations ne sont pas donnés. On croit tenir une idée formidable, et puis elle se dégonfle. On croit qu’on nous assène une platitude, une révolution d’adolescent, un cynisme vieux comme le monde, mais en creusant un peu là où il faut, on en vient à se demander si l’on ne pourrait pas considérer cette position avec sérieux. 

 

Juan filloy yo



[i] Juan Filloy, Yo, yo y yo, El cuenco de plata, Buenos Aires, 2007, p.10

[ii] “los fiascos del sexo y del carácter, los fracasos del valor y la cordura”, Ibid.

[iii] “La paranoia amplifica de súbito las perspectivas íntimas. Transforma alegóricamente les sensaciones. En plena incoherencia alborota los impulsos. El sujeto tambalea entonces entre las resquebrajaduras del espíritu y las arenas movedizas de la conducta.”, Ibid.

Écrit par Fabien Rothey dans Filloy Juan, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : juan filloy, paranoïaque | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

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