Interview d’Alexandre Sokourov sur Ingmar Bergman et Andreï Tarkovski
Interview menée par Lioubov Arkous, parue dans le magazine СЕАНС, juin 1996 (inédite en français).
Sur la non-rencontre entre Bergman et Tarkovski, leur admiration réciproque, les problèmes de Tarkovski sur le tournage de son dernier film, sa collaboration difficile avec Nykvist, sa peur des acteurs, son absence de professionnalisme, le type de croyance religieuse de Bergman, de Tarkovski, leurs rapports à la philosophie, la liberté dans l’art.
Traduction : Fabien Rothey
Lioubov Arkous : Sacha, j’aimerais m’entretenir avec vous sur Bergman et Tarkovski. Si l’on considère les relations entretenues par le cinéma russe avec l’art de Bergman, on pense inévitablement et avant tout à l’art et à la personnalité de Tarkovski. Bergman, dans la liste de ses dix films préférés, mentionne Andreï Roublev. Tarkovski, dans une liste similaire, cite tout de suite deux films de Bergman. Il est évident que, bien que ne s’étant jamais rencontrés, ils pensaient l’un à l’autre et chacun reconnaissait quelque chose chez l’autre – probablement une chose commune, une similarité. C’est seulement sur la reconnaissance et la ressemblance que peuvent se fonder une attraction et une sympathie mutuelles entre deux artistes ; n’est-ce pas ?
Alexandre Sokourov : Vous savez qu’ils ne se sont pas rencontrés en Suède ? Ils se trouvaient à côté l’un de l’autre, et pourtant ils ne se sont pas rencontrés. La cause est tout à fait compréhensible.
L. A. : J’ai interrogé beaucoup de personnes sur ce point à Stockholm. On m’a répondu que Bergman ne voulait pas parler avec lui par l’intermédiaire d’un interprète. C’est un détail pratique, véridique bien sûr, mais leur non-rencontre est un sujet trop plein de sens artistique pour l’épuiser par des détails de ce type.
Sokourov : Le problème était que s’ils s’étaient rencontrés, ils se seraient regardés dans un miroir. Tarkovski aurait vu dans ce miroir une chose, et Bergman, un autre. Leur dialogue a été possible dans l’espace artistique, dégagé, dépourvu du concret humain, l’espace de la culture mondiale. Et de quoi auraient-ils parlé ? En tant que simples humains, ils n’avaient rien à se dire, à mon avis. Leurs expériences étaient trop différentes – leurs expériences sociales, et par là professionnelles, et mêmes personnelles en fin de compte. Du point de vue artistique, comment est-il possible – prendre et tout à coup… Se rencontrant, ils auraient pu se promener et se taire – tout ce qu’ils avaient besoin de savoir l’un sur l’autre, ils le savaient sans l’aide des mots. Mais en réalité, pour cela, il faut une très sérieuse attirance, et du calme. Si l’on se rappelle qu’à cette époque Tarkovski tournait un film, et que ça ne se passait pas bien… Moi non plus je n’aurais pas risqué à un tel moment de rencontrer une personne importante pour moi, une personne que j’admire – et se retrouver désarmé, irrité, agité. Les photos et les films sur le tournage du Sacrifice, sur lesquels je travaillais quand je réalisais l’Élégie moscovite, montraient bien dans quel état il était. J’observe souvent les oiseaux, et bien il était comme un oiseau, ses mouvements, tout… La patrie abandonnée, des difficultés familiales, la violence qu’il ressentait tout le temps, les problèmes financiers, l’impossibilité de parler avec les acteurs dans une langue commune. Dans son travail avec les acteurs, il a souvent utilisé, ce qui me paraît tout à fait compréhensible, non pas des accents de sens, mais d’intonation. C’est-à-dire qu’entre dix mots, ils choisissaient celui qui avait l’intonation qui lui convenait. Il parlait probablement tout le temps avec les acteurs par des sortes de slogans, à moitié philosophiques, à moitié professionnels, et cela agaçait. Et quand il a compris qu’il n’y avait pas d’adéquation dans la traduction et qu’ils ne le comprenaient pas, il s’est mis à leur dire : elle, elle va ici, elle, elle va là. Et ils acquiesçaient d’un signe de tête, pensant qu’il les considérait comme des pions, des poupées. La fausseté a surgi, et précisément dans ces relations où la fausseté est inadmissible, malsaine. J’ai éprouvé des sensations similaires au Japon ; j’ai ressenti de l’horreur quand, en travaillant, je discutais avec les gens. Je développais ma pensée plus avant alors qu’ils restaient en arrière, ils commençaient à peine à la comprendre alors qu’il était pour moi indispensable d’être déjà plus loin. Cela vous met dans un état de trouble extrême. D’un autre côté, je pense qu’il y avait une autre cause à cette inadéquation – petite, ordinaire, mais néanmoins douloureuse. L’humiliation. Un petit budget, l’argent est compté scrupuleusement, chaque invitation à déjeuner ou à dîner est prise en compte… Il y avait une incompatibilité d’échelles monstrueuse entre le fond de sa vie intérieure et les circonstances extérieures. Une incompatibilité, et donc une incongruité pour un événement aussi important et sérieux qu'aurait pu être pour Tarkovski une rencontre avec Bergman. L’incongruité, c’est le mot que je cherchais. Ils se trouvaient dans des situations inégales… J’ai vu l’enregistrement d’une conversation de Tarkovski avec Kurosawa dans un restaurant de Tokyo. On sent bien qui paye l’addition, on sent la subordination, le manque de liberté de Tarkovski, son manque d’assurance…
L. A. : Que pensez-vous de la collaboration de Tarkovski avec Sven Nykvist et les actrices de Bergman ?
Sokourov : Je pense que ça a été très difficile pour Tarkovski. Si j’en juge par les conversations téléphoniques que j’avais avec lui à cette époque, il souffrait beaucoup à cause du groupe, du processus, des actrices. En réalité, ils travaillaient sans se comprendre. Et je pense que ce n’était de la faute de personne. Ce n’était pas difficile seulement pour lui, mais pour les actrices, le directeur de la photographie. Surtout le directeur de la photographie. Chez Bergman, il y a très peu d’espaces ouverts vivants, alors que chez Tarkovski, ils ont une signification décisive. Et dès que le directeur de la photographie se plonge dans cet espace vivant incontrôlable, il se perd instantanément. Il est vrai qu’il existe des écoles précises – celles des spécifications, des limites… Il y a en plus la méthode elle-même. Je pense qu’elle était inacceptable pour Nykvist. Lesphotos, les films sur le tournage du Sacrifice nous montrent qu’il arrivait à Tarkovski de s’occuper lui-même de la caméra. La composition était tellement importante pour Tarkovski qu’il a dû absolument acquérir les compétences de directeur de la photographie. Bien sûr, Sven Nykvist, un artiste et un professionnel de haut niveau, ayant en plus une certaine conception de l’éthique des relations professionnelles, ne le comprenait pas et ne pouvait pas être content d’une telle méthode de collaboration.
L. A. : D’après l’interview de Nykvist dans Séance, on ne peut pas arriver à une telle conclusion.
Sokourov : Bon, il comprenait parfaitement à quel événement grandiose il devait se heurter. C’est un homme civilisé, je ne crois pas qu’il se mette à parler de problèmes qui se sont passés il y a dix ans. Plus le problème de la composition est important pour un réalisateur, plus il est difficile pour le chef opérateur de travailler avec le réalisateur. Parce que c’est précisément là que commence l’interpénétration. Dans un tel cas doivent travailler ensemble soit des personnes spirituellement très proches, soit qui s’aiment beaucoup, ce qui, là, n’était pas le cas, naturellement. Il y avait entre eux une grande distance. Il ne pouvait pas parler avec le chef opérateur dans sa langue maternelle, ils communiquaient tout le temps par des répliques de poule.
L. A. : Vous parlez des difficultés de travail avec le chef opérateur en prenant en considération la différence entre la formation de Bergman et celle de Tarkovski. Cela concerne-t-il aussi le travail avec les acteurs ?
Sokourov : Tout autant. En pensant à cela, nous nous heurtons à la diversité des formations professionnelles. Je ne sais pas où et comment a étudié Bergman, mais il est pour moi tout à fait clair que sa voie dans la profession de réalisateur a été d’une manière ou d’une autre classique. J’affirme cela parce que chez Bergman sont liés le don artistique rarissime, dont l’acquisition a lieu par des voies impénétrables, et le métier de réalisateur, solide, professionnel, avec lequel il gagne sa vie, au prix de sa sueur et de son sang. Et cela a un rapport direct avec le travail avec les actrices. C’est précisément cela qui, selon moi, le rendait invulnérable dans le travail avec des personnes aussi difficiles que les artistes. C’est précisément cela qui ouvre à Bergman, dans son travail avec eux, des possibilités infinies. Andreï Arsenievitch n’était pas un réalisateur à l’échelle des acteurs ; en un certain sens, il avait peur des acteurs, il ne pouvait pas parler avec eux dans un langage professionnel, le problème même du contact ne l’a jamais quitté, même en Russie. Ici la question est de savoir comment se forme, se compose l’outil professionnel. Quand Tarkovski a commencé à faire des films tout seul, il n’était pas assez professionnel, à mon sens. Cela n’a rien à voir avec ses dons ou ses qualités personnelles ; c’était dû, d’une part, à la différence de la relation au travail artistique professionnelle, qui est chez nous traditionnellement plus ambitieuse ; d’autre part, à la différence des conditions sociales et des opportunités pour ce travail quotidien, qui, en Occident, est accessible à tous ceux qui nourrissent de telles intentions, alors que, chez nous, il est loin d’être toujours accessible. Il me semble que Tarkovski est devenu professionnel dans ses relations avec les acteurs peut-être uniquement à partir de Nostalghia. Et avant cela, tout n’a été que tâtonnements. Il m’a dit carrément qu’il avait peur des acteurs.
L. A. : Mais vous aussi, on dirait que vous avez peur. Comment expliquer sinon votre préférence à travailler avec des non-professionnels ?
Sokourov : Non, pourquoi ? Je n’ai pas peur. J’ai peut-être d’autres problèmes. Je ne peux pas dire que je n’ai vraiment pas peur ; d’une certaine manière, j’ai peur aussi, mais les causes sont différentes. Le théâtre de Bergman – je ne sais pas quand s’est formé son théâtre – a résolu ses problèmes ; et c’était ses racines, son fondement. S’il n’avait pas eu son théâtre, je pense que beaucoup de choses n’auraient pas été présentes dans son cinéma. Pourquoi un travail aussi précis chez les acteurs ? On peut revoir autant de passages qu’on veut, ils sont absolument achevés d’un point de vue actorial. On ne voit pas les coutures. Mais en réalité c’est un travail fondamental. À un certain moment, probablement, son destin s’est arrangé de telle manière que la solution a cuit dans le chaudron, la pâte a chauffé, et ensuite, il a seulement inventé pour elle des moules, et il a coulé dans ces moules ce métal. Mais cela n’est possible que dans le cas où le développement intérieur du réalisateur est immense, où il est fondamentalement cultivé ; alors il peut se le permettre. Le problème de la forme ne l’inquiète pas du tout, ou l’inquiète dans un sens très précis. Mais le problème du contenu ne l’inquiète pas – il est pour lui résolu. Je ne sais pas comment l’expliquer, j’ai cette sensation qu’une chose l’inquiète : ne pas la casser en extrayant cette moulure. Je veux encore une fois insister sur le fait que ses thèmes ne se sont pas développés à partir du cinéma. C’est sans précédent. Je ne peux même pas dire qu’il y a des choses chez lui qu’on trouve dans la littérature ou les sujets bibliques. C’est à un aussi haut degré que se situe son indépendance.
L. A. : Je pense qu’on en trouve, bien sûr, et dans la littérature et dans les sujets bibliques. Dans ces derniers surtout. Il me semblait évident que dans les films de Bergman, un dialogue inachevé avec le Créateur avait lieu sous la forme d’un contenu unique et ininterrompu. Selon moi, cela est en accord avec la tradition protestante, qui, à la différence de la religion orthodoxe, propose un contact sans intermédiaire et la possibilité de s’interroger – et pas seulement des prières sur la grâce ou la rémission des péchés. Bergman, avec sa capacité à poser des questions et à attendre une réponse, avec ce qui ressemble à « sa marche sous Dieu », m’a toujours paru un artiste profondément religieux. Et j’ai trouvé bizarre et étonnant qu’en Suède, on lui ait reproché son irréligion. Et on opposait à son irréligion la religiosité de Tarkovski, en percevant, on ne sait pourquoi, une différence fondamentale entre eux
Sokourov : Quand il est question de la foi des artistes, il est difficile d’être précis. Tarkovski, peut-être, se considérait lui-même comme Dieu – dans le sens de son impeccable capacité artistique, de son talent artistique qu’il avouait et ne cachait pas. En Europe, il n’y a presque pas d’exaltation religieuse, et tout arrachement tourmenté russe passe pour un parcours de foi exalté. Tarkovski n’était pas croyant au sens orthodoxe, je n’ai pas de doute là-dessus. Il était un philosophe libre. Pas philosophe au sens où il connaissait la philosophie ou possédait une formation particulière dans ce domaine ; non. Je pense qu’il était philosophe de par sa nature, et non pas de par sa formation ou la pente de son esprit. Alors que Bergman l’était absolument. Et par sa formation, et par son autodidactie, et par ses racines…Mais je ne pense pas que Bergman ait des raisons de douter. Il me semble qu’il n’a jamais mis en doute l’existence du Créateur. Il ne s’agit pas de doute, mais de désespoir devant l’impossibilité de comprendre l’ordre du monde, la place de l’homme dans ce monde. La création du monde et le problème de l’art sont bien une seule et même chose. Il ne faut pas analyser l’œuvre artistique, elle surgit intégralement, d’une manière en quelque sorte unique. Et à l’artiste (je parle maintenant à la fois de Bergman et de Tarkovski) est donnée, offerte cette … appelez-la comme vous voulez – disons possibilité ou ambition de la recréation – si ce n’est pas du monde, alors de l’image du monde. La tentation est donnée, la séduction aussi, mais les possibilités sont limitées. Plus l’artiste est libre, plus il ressent maladivement le caractère notoirement dommageable de son aspiration à embrasser toutes choses, à rapprocher le simulacre de l’image. Et il ne s’agit pas sa volonté propre, mais le tragique abyssal originel de la nature même de l’art.
En russe : Александр Сокуров Интервью о Бергмане.pdf
Commentaires
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