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Bakthine : Notes sur Pétersbourg d’Andreï Biély

Traduction par Fabien Rothey de notes de Mikhaïl Bakhtine sur le roman Pétersbourg d'Andreï Biély

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Youri Khovanski, Arbat, 2012

Dans Pétersbourg, le style de La Colombe d’argent est conservé, mais le narrateur est encore plus cancanier et encore plus confus. C’est pourquoi le roman est encore plus embrouillé, son intrigue n’est pas nette, les scènes introductives des héros sont interrompues, des personnages secondaires sont plus détaillés ; il n’y pas de mécanisme global liant tous les éléments. Pourtant, cela ne gâche pas l’œuvre, au contraire, cela renforce l’atmosphère dans laquelle les événements sont plongés. Le roman débute avec un prologue dans lequel Pétersbourg est représentée comme le plan d’une ville apparaissant de façon arbitraire, comme le symbole du schématisme administratif. Et ce schématisme de la culture russe, de la vie, de la pensée est le leitmotiv fondamental de tout le roman.

Apollon Apollonovitch Ableoukhov. Le schématisme le plus éclatant est contenu dans le personnage d’Apollon Apollonovitch. Apollon Apollonovitch, c’est un schéma, un oukaz du tsar. On a dit que son apparition avait subi la forte influence de Karénine. En effet, il y a entre eux des traits communs, y compris dans l’apparence extérieure : les oreilles, qui sont un leitmotiv de leur image corporelle. Mais Ableoukhov nous est donné dans une forme nouvelle : pour lui, l’ordre schématique conduit toute chose, tout est composé de figures schématiques abstraites : le carré, le caractère de ce qui est carré, le cube – telle est pour lui la base de toute chose ; il ne perçoit pas tout ce qui ne peut se réduire au carré. C’est pourquoi il ne comprend pas le monde étranger de l’île de Vassilevski, qu’il n’a pas réussi à raccorder de force avec le caractère rectiligne de Saint Pétersbourg. Pour Apollon Apollonovitch, le carré constitue le symbole central.

Nikolaï Apollonovitch Ableoukhov. Au fondement du ce personnage se trouve le schéma de son père, mais pris dans une forme plus subtile. C’est un jeune savant, un cohénien (disciple de Hermann Cohen, NdT) ; il interprète tout selon un schéma cohénien. Sa voie part du schéma abstrait pour aller à l’enracinement, mais ce moment dans le livre n’est pas développé. Nikolaï Apollonovitch cherche à sortir d’un schéma par le biais de l’explosion d’un autre schéma. Le schéma du Pétersbourg souterrain, enfoncé dans une boîte de sardines, veut faire exploser un autre schéma – les cubes ; un schéma, la Russie souterraine, cherche à faire sauter un autre schéma - Apollon Apollonovitch. De cette façon, la révolution se révèle aussi le produit d’un schéma. La révolution, ce n’est pas le chaos, ce n’est pas la poésie, mais une bombe à retardement installée dans une boîte à sardines.

Dans les relations de Nikolaï Apollonovitch avec Sofia, on observe le même schématisme. Sofia n’est pas un personnage spirituel : c’est Matrena[i], mais en beaucoup plus affaiblie. Et elle a vu que le héros n’en est pas un. Au début, Sofia pense que Nikolaï Apollonovitch, c’est Apollon, une spiritualité subtile, un principe apollinien sévère. Mais Apollon, chez Biély, est le symbole de la culture schématique. Nikolaï Apollonovitch n’est pas la force qui dompte la poésie, il n’est pas Pierre, le fils de paysan, mais un nouveau venu issu d’une horde (kazakhe) qui s’est retrouvée à Pétersbourg. Une telle généalogie n’est pas fortuite : elle montre qu’il n’a pas de racine, ou, plus vraisemblablement, qu’il a d’autres racines, celles de sa horde, par conséquent des racines inorganiques. C’est pourquoi, même dans le domaine de l’amour, une catastrophe devait arriver à Nikolaï Apollonovitch. Il s’est avéré mauvais amant, il a flanché et a essuyé un échec : sa femme l’a quitté. Si d’autres ont du succès, c’est parce qu’ils conservent en eux un bout de matérialité, mais Nikolaï Apollonovitch est un schéma. Le carré se révèle aussi son symbole central, mais il est plus précis : il s’agit de comités, de livres, de tableaux. Il veut se venger de son échec contre ce monde qui l’a engendré, mais il n’a rien pour accomplir sa vengeance. Et il se venge d’un schéma par un autre schéma.

Le Domino rouge. C’est le commérage qui pousse et s’étoffe dans le vide. Ici, l’influence de Gogol est évidente. Par ailleurs, le Domino rouge incarne tout le révolutionnarisme russe, il est son symbole travesti. La révolution, comme la provocation, naît de bribes de paroles dites par les passants dans la rue. La révolution est une circulation mécanique. De sorte que le sous-sol est le fruit de Pétersbourg.

Doudkine. Il est le représentant du sous-sol. Il n’y a pas non plus de réalité intérieure, de force intérieure, et c’est de là que vient son cauchemar : il a prétendument avalé une machine infernale. Mais ici un schéma n’en avale pas un autre. Cela n’est pas arrivé à Doudkine, parce qu’il cherche à s’incarner non pas en apparence, mais véritablement. En cela, il rappelle de nombreux héros de Dostoïevski, en particulier Smerdiakov et Ivan Karamazov. En tendant vers cette incarnation, Doudkine prend la voie de la crucifixion. Il aime se crucifier sur le mur ; c’est, d’une part, une parodie de la crucifixion, d’autre part, quelque chose de sérieux. La crucifixion est la seule voie vers l’incarnation. La crucifixion de quelques forces a lieu, elle est nécessaire et elle n’est pas pessimiste : c’est dans cette nécessité que réside le comique. Dans la crucifixion, la force schématique accomplit son chemin de croix expiatoire. Dans la crucifixion, tout est justifié.

Dans le monde, la force organique existe, et Hryhori Skovoroda a existé et existe, et existe aussi la mourmolka[ii] slavophile, portée par Nikolaï Apollonovitch à la fin du roman. Mais pour les concevoir, il faut parcourir la voie douloureuse de l’expiation.

 

 

Source : Бахтин М.М. Собрание сочинений, Русские словари, Языки славянской культуры, Т.2, 2000, С.331-333

 


[i] Personnage du roman La Colombe d’argent.

[ii] Sorte de chapeau.

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