Du Caractère polyphonique des romans de Dostoïevski
Entretien inédit en français de Mikhaïl Bakhtine
Entretien de Mikhaïl Bakhtine accordé à Zbigniew Podgorzec, initialement paru en russe en 1975, peu après la mort de Bakhtine. L’entretien en lui-même a eu lieu sous forme épistolaire entre la fin de l’année 1970 et le tout début de 1971. Traduction de Fabien Rothey.
— Quelle est selon vous l’idée fondamentale de l’œuvre de Dostoïevski ?
— La vérité, selon Dostoïevski, dans le domaine des questions ultimes et universelles, ne peut pas être découverte dans les limites d’une conscience individuelle. Elle ne rentre pas dans une seule conscience. Elle se dévoile, et seulement partiellement, dans le processus dialogique de communication de plusieurs consciences égales en droits. Ce dialogue sur les questions ultimes ne peut se terminer ni être achevé tant qu’il existe une humanité qui pense et cherche la vérité. La fin du dialogue équivaudrait à la mort de l’humanité. Si toutes les questions sont résolues, alors l’humanité n’aura plus de stimulant pour prolonger son existence. Comme je l’ai déjà dit, « la fin du dialogue équivaudrait à la mort de l’humanité » est une idée déjà exprimée à l’état rudimentaire dans la philosophie de Socrate. Mais elle a reçu son expression la plus profonde et la plus entière, son expression artistique, dans les romans de Dostoïevski.
Dostoïevski, selon moi, est le créateur du roman polyphonique (à beaucoup de voix) organisé comme un dialogue tendu et passionné sur les questions ultimes. L’auteur n’achève pas ce dialogue, il ne donne pas sa décision d’auteur ; il dévoile la pensée humaine dans sa formation contradictoire et inachevée.
Dostoïevski n’a prétendu à aucun achèvement. Si quelques-uns de ses romans (Crime et Châtiment, par exemple) ont l’air achevés, il ne s’agit que d’un achèvement littéraire formel. Par contre, Les Frères Karamazov n’est achevé en aucune manière, tout ici reste ouvert, tous les problèmes restent des problèmes, et il n’y aucune allusion à une résolution claire. Les opinions personnelles de Dostoïevski (il en avait, bien sûr, il les exprimait dans ses œuvres de publicistes, ses articles de journaux, ses lettres, ses discours), inscrites dans son époque, ses intérêts de groupe, sa trajectoire, s’expriment partiellement dans ses romans. Bien sûr, nous recherchons les passages des romans, qui répètent, mais répètent à partir d’un personnage, des pensées exprimées par Dostoïevski (par exemple dans son Journal d’un écrivain). Mais dans ces passages, ces opinions n’acquièrent absolument pas le caractère de la déclaration directe de l’auteur, elles sont insérées dans un dialogue au même titre que toute autre opinion complètement opposée. Par conséquent, dans ses romans, il s’élève au-dessus de ses opinions bornées, étroitement humaines, étroitement confessionnelles, orthodoxes. Et c’est au fond, je pense, le véritable Dostoïevski. Il est impossible de prétendre que l’on peut dégager une idée principale. Tout se joue justement dans leur multitude, représentée par différents personnages. Tout se joue justement dans ce dialogue, même s’il s’agit d’un dialogue qu’on sait inachevable.
Dostoïevski montre à plusieurs reprises dans ses romans que l’achèvement du dialogue, l’achèvement de la dispute, n’est possible que par l’intervention d’une force matérielle extérieure grossière. Mais, au fond, la pensée dialogique, et même la pensée tout court, est inachevable.
— Que pensez-vous des travaux critiques consacrés à l’œuvre de Dostoïevski ?
— Dans la plupart des cas, les critiques littéraires se sont efforcés de l’utiliser au service de leurs propres buts, pour la promotion de leurs opinions (c’est le cas des connaisseurs de Dostoïevski que sont Merejkovski, Chestov, et Rozanov). Ils ont essayé de rattacher à Dostoïevski un système uniforme de pensée, alors que Dostoïevski, justement, n’admettait aucun système. Il considérait tout système comme artificiel et forcé, comme étant avant tout une violence sur l’esprit et le cœur de l’homme. La pensée de l’homme n’est pas systématique, mais dialogique. C’est-à-dire qu’elle a besoin d’une réponse, d’objections, elle a besoin d’accord et de désaccords. C’est seulement dans l’atmosphère de cette lutte libre que la pensée humaine et artistique peut se développer. C’est ce que ces critiques littéraires d’avant la révolution ont ignoré. Mais à notre époque aussi, bien sûr, beaucoup essaient de rattacher à Dostoïevski (en tant qu’artiste) une vision du monde précise, un quelconque système bien défini d’opinions. Et il y a beaucoup de tels critiques littéraires. Il va sans dire que cela ne prive pas leurs travaux de valeur, puisque Dostoïevski est si difficile et protéiforme qu’on peut l’aborder de mille façons sans qu’il soit possible de le saisir entièrement. C’est précisément parce qu’il est dialogique, c’est précisément parce qu’il est polyphonique qu’il est impossible d’en venir à bout.
Et c’est comme si Dostoïevski nous demandait dans son testament de continuer ces discussions qu’il menait, que menaient ses personnages. Elles continueront éternellement ; nous débattons de cela, et de cette manière nous prolongeons la voie de Dostoïevski. C’est pourquoi toutes ces énonciations monologiques que l’on rapporte à Dostoïevski sont aussi utiles et nécessaires, et, dans une certaine mesure, elles révèlent Dostoïevski. C’est précisément pourquoi j’apprécie les travaux de ces critiques littéraires soviétiques qui n’ont pas une approche de compréhension polyphonique des romans de Dostoïevski, bien qu’une telle conception commence déjà à être répandue à notre époque. Feu Grossman a montré que Dostoïevski est une discussion mondiale sur des questions mondiales, et une discussion interminable. J’accorde une grande importance aux observations et aux remarques de feu B. M. Engelgardt. Enfin, dans « Pour et contre. Remarques sur Dostoïevski » de Victor Chklovski, il est montré que Dostoïevski était toujours « pour » et « contre ».
Je considère comme très précieux les travaux de Dolinine, Fridlender, Kirpotine, Boursov, Evnine. Tous ces travaux explorent différentes faces de Dostoïevski, mais je ne pense pas, de toute façon, que dans le domaine de la critique littéraire on puisse se contenter d’une seule approche. La littérature est tellement complexe que parfois même des énoncés stupides parviennent à saisir quelque chose. Évidemment, ce que je viens de dire ne concerne en aucune manière les critiques que je viens de citer. Leurs œuvres sont considérables et importantes. J’estime tout particulièrement le travail de Fridlender, son livre théorique sur le réalisme de Dostoïevski.
— Vous êtes l’auteur du livre considéré comme le plus fondamental dans le domaine de la critique de l’œuvre de Dostoïevski. Sa traduction en polonais vient de sortir. Pouvez-vous nous rappeler l’idée principale qui le sous-tend ?
— La polyphonie de Dostoïevski. Il ne faut pas interpréter cet auteur de manière monologique, comme on le fait avec les autres romanciers, tels Tolstoï, Tourgueniev, etc. De plus, j’essaie dans mon livre d’inscrire Dostoïevski dans le processus historique du développement de la littérature. Je pense qu’il ne faut pas faire entrer des écrivains comme Dostoïevski et Tolstoï dans le cadre d’une époque, la leur. Même pas dans le cadre plus large du XIXe siècle dans sa totalité, même pas dans le cadre de la modernité. D’une certaine façon, ils absorbent en eux tout ce qu’a fait l’humanité pendant tous les siècles de son existence historique. Dans mon livre, j’essaie de découvrir les racines fondamentales de Dostoïevski. En commençant avec les œuvres de la Grèce antique, je suis la ligne singulière du roman dialogique jusqu’à Dostoïevski. Je pense qu’il parachève cette ligne immense du développement mondial de la littérature. Dans mon livre, j’essaie d’inscrire Dostoïevski dans la littérature mondiale dans toute son étendue. Bien sûr, je ne peux pas juger des qualités de mon travail. De toute façon, j’ai écrit ce livre il y a très longtemps. Il a besoin de plein d’ajouts et de prolongements. C’est ce à quoi je m’occupe en partie en ce moment.
— Dostoïevski, en tant que créateur du roman polyphonique, a exercé une immense influence sur les écrivains postérieurs. Qui parmi les écrivains qui l’ont suivi a continué cette ligne dialogique du roman ? Et peut-on vraiment rayer tout ce qui a été créé avant Dostoïevski, et considérer qu’après lui, il est impossible de découvrir quelque chose de nouveau dans la littérature ?
— À notre époque, Dostoïevski est le sommet dans le domaine de la compréhension dialogique de la pensée humaine, des recherches sur l’homme. Bien sûr, cela ne dévalue en rien les chaînons antérieurs. Socrate restera Socrate. De manière générale, j’utilise ce terme : le temps long. Ainsi, dans le temps long, rien ne perd jamais sa signification. Dans le temps long, Homère, Eschyle, Sophocle, Socrate et tous les penseurs et écrivains antiques conservent des droits égaux. C’est dans ce temps long que se trouve Dostoïevski. Et en ce sens, je considère que rien ne meurt et tout se renouvelle. À chaque nouveau pas en avant, les pas précédents acquièrent une pensée nouvelle supplémentaire. Nous renouvelons et continuons en permanence ce qui a été fait avant nous par les grands écrivains et les grands penseurs. Dostoïevski est le créateur du roman polyphonique, et il me semble que le roman polyphonique fait partie du futur. Mais cela ne veut pas dire que ce futur raye, annule ou affaiblit le passé. Par exemple, le roman de Dostoïevski, comme forme, est plus productif dans le futur que le roman de Tolstoï. Mais cela ne lèse pas Tolstoï, il n’en devient pas pour autant moins grand. Au contraire, les romans monologiques de Tolstoï, Tourgueniev et d’autres resteront ; qui plus est, ils se développeront sur le fond du nouveau roman polyphonique, ils acquerront un sens nouveau. Sur ce type de roman, nous allons prendre du repos, car sur les romans de Dostoïevski, ainsi que sur les romans polyphoniques comme ceux qui sont actuellement créés en France sous l’influence de Dostoïevski, nous ne pouvons absolument pas nous reposer. Actuellement, dans de tels pays comme la France, il existe une tentative de créer un nouveau roman empruntant la voie de Dostoïevski. Il s’agit avant tout de Camus. Son roman La Peste, son essai philosophique Le Mythe de Sisyphe sont fondés directement sur Dostoïevski. Il y a beaucoup de Dostoïevski dans Sartres, bien que Camus soit à mon avis plus profond. Il y a une dépendance directe de Dostoïevski chez Kafka. On aurait pu penser que Dostoïevski exerce avant tout une influence sur les écrivains de Russie. Je ne peux signaler que Pétersbourg d’Andreï Biély. Cette œuvre, un des meilleurs romans du XXe siècle, contient une pluralité de voix dostoïevskienne. Les premières œuvres de Leonov sont aussi inspirées par Dostoïevski, mais elles ne sont pas très intéressantes. Tous ces écrivains, bien sûr, n’ont pas atteint la force et la profondeur de Dostoïevski, mais ils ont apporté quelque chose qui leur est propre. Il n’est tout simplement pas possible de dire que tout est déjà achevé et qu’il est impossible de dépasser ce qu’a accompli Dostoïevski dans le domaine de la littérature. Je considère que tout achèvement, même s’il s’agit de l’achèvement d’un grand travail, sent toujours un peu la mort. Et en ce sens, il ne peut être question d’aucun achèvement. Dépasser Dostoïevski est possible, mais il est impossible de le remplacer.
— Quel est selon vous le meilleur livre de Dostoïevski ?
— Les livres des auteurs que je considère comme les meilleurs sont tous bons, chacun à sa façon. Et distinguer le meilleur livre est difficile, et même tout simplement impossible.
— Quelles sont les erreurs les plus fréquentes lorsqu’on commence à étudier l’œuvre d’un écrivain ?
— En fait, il n’y a pas d’erreur. Seuls les écoliers commettent des erreurs, on les corrige et on les souligne en rouge. Je suis contre le fait de dire qu’un savant commet une erreur. Quelle erreur ? Ce mot n’est pas adéquat, et il abaisse le savant au niveau de l’écolier. Croit-on qu’on peut trouver des erreurs chez Dostoïevski et chez Tolstoï ? Ce ne sont pas des erreurs. Il y a des situations qui nous paraissent plus importantes ou moins importantes, avec lesquelles nous sommes d’accord ou pas. Mais ne pas être d’accord ne veut absolument pas dire qu’il y a une erreur. J’aborde aussi cette question de manière polyphonique. Ce que je considère inexact est avant tout un défaut. C’est une restriction de Dostoïevski. Certains l’interprètent dans l’esprit des idées, des points de vue de héros tels Raskolnikov, Ivan Karamazov. D’autres s’efforcent de tout unir dans le personnage de Sonia ou du starets Zosime. Ces façons de procéder ne sont pas correctes. Il faut prendre Dostoïevski dans toute son unité contradictoire.
— Quels sont les traits de l’œuvre de Dostoïevski qui n’ont pas encore été abordés ?
— Avant tout, sa biographie. Quoiqu’on dise nous n’avons pas encore de biographie de Dostoïevski. Nous n’avons même pas encore trouvé de méthode biographique : comment écrire une biographie et que doit-elle contenir ? Chez nous la biographie est une sorte de mélange de l’œuvre et de la vie. Comme tout écrivain, Dostoïevski dans son œuvre, c’est une personne, et dans sa vie, c’en est une autre. La manière dont ces deux personnes coïncident (le créateur et l’homme de la vie commune) n’est pas encore claire pour nous. Mais il est nécessaire, d’une certaine manière, de les distinguer, sinon on en arrive à dire n’importe quoi. On dit par exemple que puisque Raskonikov a accompli le meurtre d’une veille femme, l’auteur, ne serait-ce qu’en imagination, l’a accompli. Des sottises ! Il est possible que Dostoïevski se soit imaginé en meurtrier, sinon il n’aurait pas écrit ce roman, mais comment ne pas voir qu’il ne s’agit pas d’une action réelle impliquant une responsabilité juridique et morale. L’artiste peut s’imaginer accomplir n’importe quel crime, n’importe quel péché, et il est professionnellement obligé de le faire s’il veut saisir la vie dans sa totalité, dans tous ces moments. Mais on ne doit pas considérer cela, mais sous une forme atténuée, comme un acte réel. Les responsabilités éthique et artistique sont deux choses différentes, il ne faut pas les mélanger. Il me semble que Boursov, dans son travail, ne trace pas de frontière assez nette, même si cela ne diminue en rien la qualité remarquable de son livre. La valeur de son livre est incontestable ; il se lit avec un immense intérêt en dépit de sa visée de propagande. La vie et l’œuvre se fondent dans ce que l’on appelle la personnalité humaine profonde. Chaque personne est unique, quoiqu’elle ne puisse pas tout contenir. Dans son œuvre, cette personne brise son unité, elle se métamorphose en d’autres personnes. Il ne faut pas mélanger la vie et l’œuvre, mais il est nécessaire de les distinguer, d’établir une frontière entre eux.
— Quelles sont les qualités nécessaires pour entreprendre des recherches sur la vie et l’œuvre de Dostoïevski ?
— Avant tout, ce chercheur ne doit pas être dogmatique. S’il est dogmatique, quel que soit son champ d’études – religieux, politique ou autre –, il interprétera toujours Dostoïevski à sa façon, il l’évaluera dans l’esprit de son dogme. Comme chacun sait, nous luttons maintenant contre le dogmatisme. Et bien sûr, l’adogmatisme est absolument nécessaire pour une compréhension correcte et profonde de l’étude de Dostoïevski. Il faut renoncer à rendre Dostoïevski à la mode, ou intéressant dans le sens le plus superficiel et vulgaire du mot. Cela aussi est souvent une entrave. Je pense qu’un critique de Dostoïevski aussi sérieux que Chestov voulait précisément en faire un philosophe à la mode, ce que Dostoïevski n’a jamais été. Cela contrevient au sérieux. Une telle aspiration à susciter un intérêt bon marché, à produire des bons mots, est une qualité qui gêne l’étude de Dostoïevski.
— Considérez-vous Dostoïevski comme un philosophe ?
— Je considère Dostoïevski comme un des plus grands penseurs. Mais je distingue rigoureusement penseur et philosophe. Un philosophe, c’est un savant, un spécialiste, et la philosophie une science rigoureuse. En ce sens, Dostoïevski n’était pas une philosophe, et il traitait une telle philosophie avec scepticisme, et même négativement.
— Pensez-vous que l’intérêt pour l’œuvre de Dostoïevski augmente ces dernières années chez nous et en Occident ?
— Chez nous, en Union soviétique, absolument, il y a une hausse de l’intérêt pour Dostoïevski et une hausse du niveau de compréhension. Il se passe visiblement la même chose en France. Il y a là-bas un énorme intérêt pour Dostoïevski. Deux maisons d’édition sortent en même temps mon livre sur Dostoïevski traduit en français. Les œuvres de Dostoïevski ont là-bas beaucoup de succès. En Angleterre et en Amérique, bien que je me trompe peut-être, l’intérêt pour Dostoïevski décroît. En Allemagne, il ne diminue pas, et peut-être même augmente-t-il. Il faut dire qu’il n’y avait pas jusqu’à présent de livre profond dans le domaine des études dostoïevskiennes, bien que durant ces dernières années soit sortie une énorme quantité de travaux sur Dostoïevski.
Je pense que le futur de Dostoïevski est devant nous. Il n’est pas encore vraiment entré dans la vie des gens. Pour l’instant tout le monde essaie de le faire entrer dans le cadre du roman monologique, on cherche une vision du monde unique, etc. Ce n’est pas là qu’est la force de Dostoïevski. Il est le premier à avoir compris les gens de l’époque moderne, il a compris que la vérité ne tient pas dans une seule tête, que la vérité ne se dévoile que dans le dialogue inachevable, que l’homme et l’humanité sont intérieurement illimités.
— Convient-il d’adapter les œuvres de Dostoïevski à l’écran ou au théâtre ?
— Il convient de le faire d’un point de vue publicitaire. En effet, Dostoïevski est somme toute peu connu du grand public. Qu’un film ne retienne que l’intrigue, il n’en restera pas moins que l’attention de quelqu’un sera attirée par Dostoïevski, et que, peut-être, il le lira. Mais adapter Dostoïevski au cinéma ou au théâtre est excessivement difficile. Il est impossible d’adapter dans son essence la polyphonie comme telle. C’est pourquoi le cinéma ou le théâtre ne donne à voir qu’un seul monde, et à partir d’un seul point de vue. Mais chez Dostoïevski il y a beaucoup de mondes à partir de différents points de vue. En France, par exemple, ils ont essayé de créer des drames qui ne soient pas limités par un lieu et une époque, non pas par la technique de la succession, mais comme une coexistence dans le même temps de mondes et de scènes différents. Pour l’instant ces recherches formelles ne sont pas allées plus loin. Sous ce rapport, Dostoïevski est le plus dur à adapter, et il est presque inadaptable. Mais il faut tourner des films ou monter des spectacles à partir de ses œuvres. Peut-être qu’une personne sur mille voudra le lire après avoir vu un tel film ou un tel spectacle. Et ayant lu ce roman, il lira ensuite d’autres œuvres de lui. Je considère cela d’un point de vue strictement pratique – il faut éveiller l’intérêt, forcer les gens à jeter un regard plus attentif sur Dostoïevski.
— Et que pensez-vous de ce que le théâtre et le cinéma ont fait de Dostoïevski ?
— Dans tout ce que j’ai vu avant, l’absence du côté polyphonique des œuvres de Dostoïevski est caractéristique. Au théâtre, même Katchalov, dans sa mise en scène des Frères Karamazov, a abaissé et vulgarisé Ivan. La célèbre scène de discussion avec le diable a provoqué le rire du public, qui ne connaissait pas Dostoïevski. Cette mise en scène a elle aussi été ramenée à un seul dénominateur, à l’œuvre monologique. De manière générale, le drame, hélas, épouse toujours la forme du monologue. Le pluralisme de voix, l’égalité en droit des diverses voix et de leurs mondes ne sera jamais rendue au théâtre.
— Dernièrement, en Union soviétique, est sorti Crime et Châtiment illustré par Ernst Neizvestny. Que pensez-vous de ces illustrations ?
— Les illustrations de Neizvestny ont produit une très grande impression sur moi. Pour la première fois, j’ai senti dans ces illustrations le véritable Dostoïevski. Il est parvenu à transmettre le caractère universel des personnages de Dostoïevski. Ce ne sont pas des illustrations, c’est l’émanation de l’esprit de l’écrivain. Neizvestny a réussi à rendre le caractère inachevé et l’inachevabilité de l’homme en général, et des héros de Dostoïevski en particulier. Il a réussi à transmettre la hiérarchie originale de Dostoïevski quand des moments isolés acquièrent une signification décisive. Dostoïevski est alors illustré comme s’il s’agissait d’événements dramatiques ou courants. Les meilleures autres illustrations que je connaisse ne sont parvenues qu’à montrer le Pétersbourg de Dostoïevski. C’est encore à la portée des méthodes artistiques utilisées par ceux qui font professions d’illustrateurs. Mais dans les illustrations de Neizvestny, j’ai vu pour la première fois l’homme universel. Elles sont aussi intéressantes d’un point de vue strictement artistique. Ce ne sont pas du tout des illustrations. C’est la continuation du monde et des personnages de Dostoïevski dans une autre sphère, la sphère graphique.
Original en russe :