Olivier Assayas. Fin août, début septembre (30/03/2014)

Instiller le soupçon de la médiocrité

Fin août, début septembre, avec ses histoires d’amitié, de relations sentimentales et sexuelles prétendument compliquées, sa tournure propre à susciter des identifications et des attendrissements paraît d’abord se situer dans le droit prolongement des films les plus naïfs de la nouvelle vague. Son articulation autour de thèmes mélodramatiques et sa représentation d’un milieu un peu artiste et contestataire encouragent une vision romantique du film. Le spectateur se sent autorisé à trouver tout ce petit monde exemplaire, et il éprouve un désir ou une nostalgie pour ce type de vie. Une mélancolie douce l’envahit devant le spectacle de ces demi-échecs. Et puisque ce qu’il éprouve lui paraît complexe, il se persuade que le film est profond. Or, s’il ne saurait être question ici ni de vanité brute ni de tristesse adolescente et sûre d’elle-même, le magma d’émotions que les situations du film et les expressions de visage des acteurs sont susceptibles de créer en nous, avec le concours de la musique d’Ali Farka Touré, n’en devient pas pour autant inextricable et précieux. Assayas, discrètement, nous invite, au sein même de son film, à nous méfier de ce genre de sensations. En effet, elles ressemblent un peu trop au plaisir ostentatoire éprouvé par le personnage de Jenny, interprétée par Jeanne Balibar, au cours des mises en scène complaisantes d’elle-même qu’elle n’a de cesse d’imposer à tout le monde. À chaque fois qu’elle se trouve devant une autre personne, elle se met à s’appuyer sur les petits malheurs de sa vie pour en extraire des poses et des satisfactions de martyre. Son égocentrisme agace son ancien compagnon ; son indécence, le spectateur. Très vite, on comprend que la situation dans laquelle elle s’enlise est moins le fait de circonstances extérieures que de la volupté qui la traverse à chaque fois qu’elle se donne des airs de jeune femme à plaindre. Croyant séduire, elle ne récolte en réalité, dans le meilleur des cas, qu’indifférence et rebuffades amusées. Mais la plupart du temps, ses expressions visqueuses hérissent Gabriel (Mathieu Amalric), ainsi que le spectateur à peu près sain d’esprit. Jenny peut mettre aussi mal à l’aise que son double, l’ancienne femme d’Adrien (François Cluzet), quand elle se donne en spectacle à l’enterrement de ce dernier.

Par cette démesure de satisfaction émotive, Assayas marque une prise de distance avec la lecture superficielle de son film, celle qui ne voit qu’une tranche de vie de personnages un peu bohèmes et impécunieux, leurs prises de décisions, leurs hésitations, leurs problèmes somme toute tout à fait ordinaires. On se souvient alors d’une remarque du réalisateur à propos de son premier long-métrage, Désordre : Assayas parlait d’un soupçon prenant forme petit à petit au cours de la vision de ce film et qui conduisait à se demander si les membres de ce groupe de musique n’étaient pas tout simplement mauvais. C’est en effet la question que l’on pourrait se poser devant les personnages de Fin août, début septembre. N’y a-t-il pas chez eux une part importante de médiocrité ?

Gabriel pratique lui aussi la mise en scène complaisante de soi. Il passe son temps à représenter, à lui-même et aux autres, sa sensibilité artiste et fragile couplée à sa révolte contre l’argent, et même contre la normalité en général. Mais cette grande indépendance d’esprit est contredite par sa recherche continuelle de l’approbation d’Adrien. Ce qu’il lui dit rappelle parfois tellement les clichés de l’artiste qui ne fait pas de compromis qu’Adrien n’hésite pas à se moquer de lui. Lorsque Gabriel minaude pour faire comprendre qu’il n’approuve pas son nouveau travail (mettre à jour la section littéraire d’une encyclopédie), c’est à peine si Adrien ne lui rit pas au nez comme un adulte devant les prétentions d’un enfant. Gabriel est donc tout aussi dépendant du regard d’autrui que Jenny. En revanche, au lieu de jouer ses scènes de demande de reconnaissance devant tout le monde, il se limite essentiellement à Adrien. Il ne s’abaisse que devant lui, alors que Jenny peut jouer son numéro devant le premier venu. Le reste du temps, Gabriel exhibe sa vanité d’être sensible et en marge de la société, ce qui lui donne une apparence de dignité plus solide qu’à son ancienne compagne. Mais la fin du film devrait porter un coup définitif au spectateur qui tient malgré tout à attribuer un fondement d’authenticité à ce personnage. Alors qu’il portait aux nues Adrien quand personne ne s’intéressait à lui, il le dénigre une fois qu’il est mort et que son dernier livre connaît un succès considérable. En effet, Gabriel ne peut plus exhiber sa singularité si Adrien est reconnu. Il est noyé dans la foule de ses admirateurs, et plus rien ne le distingue de ce jeune homme timide qui vient lui demander des renseignements sur Adrien tout en affirmant péremptoirement qu’il s’agit d’un grand écrivain. Devant ce double maladroit, Gabriel ne peut pas ne pas reconnaître sa propre image. Alors, sans se soucier de contredire clairement toutes les scènes qu’il avait jouées avec complaisance, il émet soudain des doutes sur la grandeur d’Adrien, et il le fait avec les mêmes expressions de visage de critique incompris que lorsqu’il en disait du bien. Ce revirement est bien la preuve que ce qui prime chez lui, c’est la possibilité de prendre des attitudes d’artiste, c’est le plaisir qu’il en retire, et non pas la pertinence de ses jugements. S’il est moins dépendant du regard des autres que Jenny, c’est parce qu’il a malgré tout un centre d’intérêt (la littérature) pour se structurer. La demande aux autres qui sous-tend son comportement et sa personnalité est moins pressante, et il peut avoir l’illusion d’obtenir satisfaction. Jenny, quant à elle, pour ne pas constater ses échecs, ou pour les traiter sans avoir à renoncer à la volupté que lui procure son personnage de femme à plaindre, joue en se renfermant sur elle-même, comme si elle avait intériorisé son public et pouvait imaginer la réaction qu’elle en attend. Cela lui permet de ne pas tenir compte des signes que son interlocuteur lui envoie dans la réalité. Peu importe l’amusement ou l’agacement qu’elle provoque, elle peut se figer dans un sourire de contentement en activant son imagination.

Le comportement d’Anne (Virginie Ledoyen), la nouvelle petite-amie de Gabriel, est lui aussi plein du désir d’attirer l’attention. La signification de ses crises est aussi limpide que celles d’une adolescente. Pourtant, puisque ses demandes passent souvent par un jeu d’indépendance, elle ne devient pas aussi répulsive que Jenny. Elle peut même parvenir à fasciner, du moins tant qu’elle respirera la jeunesse et la fraîcheur, car, après, ses scènes d’hystérie produiront certainement l’effet contraire.

Reste Adrien. Il paraît bien au-dessous de tous les autres personnages, car il ne semble leur demander aucune confirmation. C’est le seul qui a percé dans le domaine artistique. Il a publié des romans, et la publication posthume de son journal intime connaît un succès critique. Pourtant, rien n’indique qu’il restera. Le seul qui affirme le contraire est le jeune maladroit, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a vraiment rien de convaincant. On peut raisonnablement soupçonner que c’est surtout la curiosité du voyeur qui a produit le succès de sa dernière œuvre (journal intime). Adrien est peut-être un écrivain raté. En tout cas, Assayas laisse ouverte cette possibilité. Et sa relation avec Véra, une lycéenne de seize ans, renforce notre suspicion, surtout lorsqu’on comprend qu’elle n’est pas fondée sur le désir sexuel, et qu’il éprouve des sentiments profonds pour elle (au point de lui léguer ce qu’il a de plus précieux). Or, Véra ne brille pas par sa beauté, ni par sa maturité. Sa soumission ne la rend pas fascinante. On se demande bien ce qu’il peut lui trouver de si intéressant.

Fin août, début septembre est sans doute moins un film choral cherchant à saisir subtilement des morceaux de vie de personnages un peu à la marge, à retracer les errements de jeunes qui commencent à vieillir, qu’une tentative de représenter cette persistance à jouer devant les autres, ce plaisir vide qui finit par empêcher de se développer tout en donnant l’illusion de la profondeur. Assayas filme la menace d’une vie ratée, le destin médiocre qui pèse sur chacun de ses personnages, sans vraiment trancher, et sans mettre tout le monde sur le même pied.

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : assayas, analyse de film, cinéma français | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |