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30/03/2014

Stanley Kubrick. Les Sentiers de la gloire

Le sacrifice et la manipulation humaniste

Kubrick, les sentiers de la gloire, bataille


Dans un château luxueux, le général Broulard transmet l’ordre au général Mireau de prendre une position fortifiée allemande (Anthill). Ce dernier refuse ; le projet lui paraît tellement insensé qu’il affirme même qu’il en est absolument hors de question. Broulard lui fait miroiter une promotion, mais Mireau objecte qu’il est responsable de la vie de huit mille hommes, que son ambition et sa réputation ne pèsent rien à côté, que ses hommes passent avant tout, que la vie d’un de ses soldats vaut plus pour lui que toutes les étoiles, les décorations et les honneurs de France, puis, quelques secondes plus tard, il accepte avec enthousiasme.

 

Il est important de ne pas trop s’enflammer devant cette dénonciation de la relation hypocrite que les hauts gradés entretiennent avec l’éthique militaire, et de noter surtout que l’ordre de donner l’assaut ne vient pas de Broulard, mais de positions de commandement plus élevées, qui ne nous sont pas montrées. Broulard n’est somme toute qu’un intermédiaire : « Le quartier général est décidé à percer complètement le front ennemi »[i] ; « J’ai des ordres formels de prendre Anthill pas plus tard que le dix »[ii]. Nous n’avons donc pas accès aux véritables commanditaires. Tous les personnages du film sont des exécutants. Aucun d’eux n’est vraiment responsable du déclenchement de la chaîne de désastres à venir. Kubrick insiste bien sur ce rôle de simple courroie de transmission des ordres en répétant la même scène à un niveau hiérarchique inférieur : le général Mireau communique cette décision au colonel Dax (Kurt Douglas). Ce dernier se montre lui aussi plus que rétif et c’est au tour de Mireau de devoir faire preuve de persuasion.

 

Cette mécanique de la transmission des ordres est complétée par une représentation de la guerre comme gestion rationnelle de sacrifices humains. Les explications de Mireau à Dax ne signifient pas autre chose : « Oh, naturellement, des hommes vont devoir être tués. Peut-être beaucoup. Ils absorbent les balles et les éclats d’obus, et permettent ainsi aux autres de passer. »[iii] Il prévoit alors les pertes de soldats suivantes :

- 5% tués à notre propre barrage
- 10 % de plus pour passer le no man's land
- 20 % de plus pour passer les barbelés
- 25 % dans la prise de la colline

Du point de vue du commandement, le mode opératoire de la guerre est la rationalisation du sacrifice : prendre un point A en mettant sous le feu une quantité X de soldats de sorte que, pendant que Y soldats sont tués, les autres peuvent avancer. Les Y soldats ont pour fonction « d’absorber les balles » pour permettre aux autres de progresser. Il ne s’agit pas de passer entre les balles, elles s’abattent en trop grand nombre pour cela. Des soldats doivent les stopper avec leur vie afin de ménager un passage aux autres. Du point de vue du combattant, il n’est pas question de technique, d’intelligence, de bravoure, de qualités martiales, mais de hasard.

 

Pour Kubrick, le fondement de la tactique et de la stratégie de la Première Guerre mondiale semble se limiter à l’estimation du sacrifice humain, tandis que, du point de vue du soldat, le combat se réduit à la simple probabilité, élevée et sur laquelle il n’a quasiment aucune prise, d’être la victime de ce sacrifice.

 

Pourtant, il manque un élément primordial pour compléter cette représentation de la guerre : les causes. Si une impression d’absurdité se dégage de toute cette mécanique rationalisée, Kubrick nous livre néanmoins, sous la forme d’une allusion suffisamment claire, l’objectif crapuleux à l’origine de cette machine de mort. Après avoir mentionné son estimation des cinq premiers pourcents de perte, Mireau précise que c’est une très généreuse allowance (pension, argent de poche, allocation, indemnité, remise, rabais…). Puis, lorsque le colonel Dax objectera que plus de la moitié de ses hommes va être tuée, il répliquera « Yes, it’s a terrible price to pay, Colonel ». Cette métaphore, que l’on retrouvera démultipliée dans Full Metal Jacket, cherche sans doute à nous faire comprendre que les hommes sont traités comme une simple dépense d’argent, mais elle dénonce aussi certainement la véritable visée de ce gigantesque sacrifice. En comparant avec insistance les soldats et l’argent, Kubrick encourage le spectateur à deviner la nature de ce qu’est censé produire cet “investissement” humain. Et quand bien même on déciderait d’ignorer cette subtilité, il n’en reste pas moins que la cause de cette boucherie est volontairement laissée hors champ, alors que tout le mécanisme qu’elle engrange est montré en détail. On peut penser qu’elle a été omise, et on a regardé dans ce cas un film antiguerre classique, du moins quant à son fond. Mais on peut aussi la voir au cœur du film, dans toute son indétermination, Kubrick nous montrant en réalité ce qui conduit le spectateur à s’en désintéresser. On obtient alors un anti-film antiguerre, une dénonciation du film antiguerre comme servant bien plus la guerre qu’il ne la gêne.

 

L’assaut se révèle un fiasco complet. Cet échec est-il dû à la lâcheté ? À une mutinerie passive ? Ou bien était-ce réellement impossible ? Kubrick ne nous donnera aucun élément pour que l’on puisse trancher ce point avec assurance[iv]. Mireau, qui avait d’abord donné l’ordre de tirer sur ses propres hommes pour les faire sortir des tranchées (mais ses subordonnées avaient refusé de l’exécuter), obtient de Broulard qu’on en fusille certains, pour l’exemple. Dax les défendra en tant qu’avocat, mais il ne parviendra pas à les sauver et ils seront exécutés. Il obtiendra néanmoins la punition de Mireau en faisant pression sur Broulard.

 

De prime abord, Dax semble être la conscience morale du film, le “gentil” qui s’oppose à aussi bien à la cruauté de Mireau qu’au machiavélisme de Broulard. Cependant, une réplique vient nous déniaiser à la fin du film. Lorsque Dax va raconter à Broulard que Mireau avait donné l’ordre de tirer sur ses hommes et que ça aurait un effet désastreux si cette histoire sortait dans la presse, le général lui demande s’il est en train d’essayer de le faire chanter, et Dax, non seulement ne le nie pas, mais ajoute : « Trop de choses se sont passées. Il faut que quelqu’un souffre. La seule question est de savoir qui. »[v] Le moins qu’on puisse dire est que Dax n’est pas le genre d’homme à dire : « Je prends plaisir à la miséricorde, et non aux sacrifices. » Au contraire, sa réplique nous prouve qu’il n’est pas si éloigné de Mireau qu’on aimerait le croire. Lui aussi pense en terme de sacrifice : face à une situation compliquée, tendue, sale, il faut que l’on fasse souffrir quelqu’un (someone’s got to be hurt). On trouve donc quelque chose d’incroyablement primitif au fondement de sa soif de justice. Et cette dernière nous apparaît d’autant plus suspecte si l’on se souvient de la punition dérisoire que Dax avait infligée à l’officier qui avait tué un de ses soldats avant de s’enfuir lâchement lors d’une mission d’éclairage. Le parallèle avec Mireau qui veut fusiller trois soldats est évident. Pourquoi s’acharner sur l’un et pas sur l’autre ? Si l’on pense que c’est pour mettre le général hors d’état de nuire, alors pourquoi ne fait-il pas de même avec son officier ?

 

Cette réplique nous invite par ailleurs à penser le film comme une succession de sacrifices, puisque même le personnage censé être le plus humaniste le considère comme une nécessité. On avait vu que la prise d’Anthill était montrée sous l’angle du sacrifice. C’est aussi le cas de l’exécution des trois soldats : un sacrifice punitif, mais surtout pour éviter les mutineries dans le futur, les refus de sortir des tranchées, pour maintenir la discipline, obliger à obéir, etc. Dax a beau jeu de ne pas croire à l’explication de Broulard sur ce sujet. On se demande bien ce qui pousserait les soldats à sortir des tranchées s’il n’y avait pas une menace. Certes, Broulard formule cette explication avec un peu trop de légèreté : « Ces exécutions produiront un excellent effet tonique sur toute la division »[vi] ; « […] et une façon de maintenir la discipline est d’abattre un homme de temps en temps. »[vii] Mais cela n’implique pas qu’il ait tort sur le fond. Doit-on lui reprocher de rationaliser le sacrifice ? Quelle est la différence avec la rationalisation (autrement plus funeste) de celui censé conduire à la prise de la position ennemie ?

 

Ce point de vue nous oblige à réhabiliter partiellement les deux généraux. Certes les motifs de Mireau sont douteux, on sent que par cette exécution il veut aussi se venger de l’humiliation de ne pas avoir été obéi. Mais il n’a pas tout à fait tort quand il dira à la fin à Broulard, qui vient de lui faire comprendre qu’il va être puni : « vous faites de moi un bouc émissaire »[viii]. Certes, on sourit quand il ajoute qui est « le seul homme complètement innocent dans toute cette affaire. »[ix], mais d’un autre côté, il n’est pas totalement coupable non plus : il ne fait, au fond, que ce qu’on lui demande : gérer des sacrifices dans le but de gagner la guerre. Et de ce point de vue, il n’est pas sûr qu’il y ait grand-chose à lui reprocher. Ces dernières paroles, « L’homme que tu as poignardé dans le dos est un soldat »[x], ne se réduisent pas à une marque d’ironie. Kubrick nous donne suffisamment de signes pour que l’on comprenne que la destitution de Mireau est plus proche de la turpitude que de la justice ; il montre (discrètement, certes) qu’il sert d’exutoire à une soif d’indignation. Le général Broulard, quant à lui, incarne, au moins partiellement, la gestion du sacrifice dans le sens de ses intérêts personnels. Il représente la facette politique du film — la politique étant entendu comme la mise en œuvre ou la gestion du sacrifice dans le but d’accroître son pouvoir ou de le conserver. Mais dans le cas des événements que relate le film, il ne veut que le conserver, et on ne saurait trop lui en vouloir. Il n’avait pas d’intérêt d’égo dans la prise de  la fortification. Il a transmis des ordres, l’attaque a échoué, il est forcé par Dax de sacrifier Mireau… Il est indéniable que Broulard et Dax sont déplaisants, voire odieux, mais, répétons-le, cela ne signifie pas qu’ils ont entièrement tort sur le fond.

 

Au cours du procès Dax s’indigne du non-respect de la procédure, mais sa rhétorique devrait finir par agacer le spectateur qui prend la peine de prendre un peu de recul. Pourquoi faudrait-il voir une honte immense dans le sacrifice de ces trois hommes alors que bien davantage sont sacrifiés en trois secondes d’une sortie de tranchée ? Cette satire nous fait oublier le calcul prospectif des pertes par le général. S’exciter à dénoncer l’inhumanité dans le sacrifice organisé en cour martiale aveugle sur le reste. Le véritable scandale n’est pas là. Il est bien plutôt dans ce que la voix off nous révèle au début du film: « des centaines de milliers de morts pour avancer de quelques centaines de yards. »

 

Avec une grande facilité, Kubrick parvient à amener son spectateur à juger le sacrifice de la boucherie qu’a été la Première Guerre mondiale moins révoltant qu’un petit sacrifice ritualisé pris en charge par un tribunal militaire. Il éveille son indignation pour un détail et le conduit à se concentrer uniquement sur lui. Pour cela, il fait appel aux clichés de la révolte : il insiste sur l’indécence de la fête de Broulard la veille de l’exécution, sur le luxe du château dans lequel s’est installé Mireau, sur le contraste avec la boue dans laquelle croupissent les simples soldats, sur les mots creux, les protocoles et l’hypocrisie du tribunal. En jouant sur ses cordes sensibles, il est sûr de conduire le spectateur à adopter le point de vue de Dax. Il suscite une indignation facile, mais aveuglante.

 

Ce qu’on ne supporte pas, ce n’est pas le sacrifice d’innocents, c’est la trop grande netteté de sa mise en œuvre. La géométrie rudimentaire de la mise en scène de l’exécution des trois soldats connote l’artificialité. Le désordre des tranchés et de l’attaque nous paraissait plus naturel. En somme, c’est en se fondant sur de simples impressions d’une esthétique vulgaire que l’on s’indigne. Et c’est cela que Kubrick dénonce : non pas l’exécution de trois innocents, mais l’aisance avec laquelle il s’est joué de l’indignation du spectateur en la déviant sur un détail qui, au regard de la Première Guerre mondiale, est tout à fait dérisoire. C’est ainsi qu’il faut comprendre la toute fin du film. Après avoir excité la sexualité et la bestialité des soldats, un cabaretier suscite leur sensibilité, et les fait pleurer d’émotion. Loin de représenter le léger attendrissement humaniste d’un réalisateur réputé pour son pessimisme, cette scène montre avant tout la facilité avec laquelle ces spectateurs ont été manipulés. Kubrick dévoile ici métaphoriquement le rôle de la sensiblerie humaniste de Dax et l’influence qu’il a exercée sur les spectateurs de son film en l’accompagnant. Dans les deux cas, on produit de l’émotion dans un endroit confiné pour être sûr de ne pas la voir se développer ailleurs et distraire de la vision plus large. Les soldats repartiront sous le feu une fois le spectacle terminé, les indignations de Dax ne remettront rien en cause, et le spectateur du film pensera que ces exécutions sommaires sont vraiment le grand scandale de la Première Guerre mondiale…

 

Dans Les Sentiers de la gloire, Kubrick représente en fin de compte une technique de gestion de la révolte : pour faire oublier un immense carnage, on agite un petit scandale et on focalise toute l’attention dessus. Ce faisant, on obture la compréhension du phénomène. In fine, cela permet de faire accepter la guerre, non pas en bestialisant, mais, ce qui est bien plus pervers et bien plus efficace, en incitant à jouer les humanistes. Le cinéma, avec sa tendance à se focaliser sur des cas particuliers, sa propension aux émotions mélodramatiques, et sa facilité à créer de l’indignation, est un instrument idéal pour ce type de manipulation. Kubrick le démontre en jouant avec nous, tout en nous laissant suffisamment d’appuis pour nous permettre de nous désillusionner.

 

 

Kubrick, les sentiers de la gloire, Mireau

Kubrick, les sentiers de la gloire, tranchées

Kubrick, les sentiers de la gloire, exécution

Kubrick, les sentiers de la gloire, exécution



[i] “Headquarters are determined to make a complete breakthrough”

[ii] “I have formal orders to take the Anthill no later than the tenth”

[iii] “Oh, naturally, men are going to have to be killed. Possibly a lot of them. They absorb bullets and shrapnel, and by doing so make it possible for others to get through.”

[iv] Broulard admet qu’il y a pu avoir une erreur de jugement dans la décision de prendre cette colline, mais d’un autre côté, ajoute-t-il, “if your men had been a little more daring, they might have taken it. Who knows ?”

[v] “Too much has happened. Someone’s got to be hurt. The only question is who.”

[vi] “These executions will be a perfect tonic for the entire division”

[vii] “and one way to maintain discipline is to shoot a man now and then”

[viii] “you’re making me the goat” 

[ix] “the only completely innocent man in this whole affair.”

[x] “the man you stabbed in the back is a soldier”

Écrit par Fabien Rothey dans Cinéma, Kubrick | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : kubrick, les sentiers de la gloire, humanisme, sacrifice, analyse de film | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

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