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21/04/2013

Sexualité, violence et bêtise

 À Nos Amours, Maurice Pialat

1983

pialat


La mère de Suzanne, une fois que son mari l’a quittée, a de plus en plus de mal à supporter la vie sexuelle de sa fille. Elle en perçoit les traces dans ses attitudes, sa façon de se tenir, sa manière de s’habiller, et elle en est malade. Elle s’énerve, fouille dans ses affaires, jette à la poubelle une de ses robes, déchire les lettres de son petit ami… Pour justifier son malaise, ainsi que son comportement violent et injuste, elle se met en scène dans des postures de mère brisée par l’ingratitude de sa fille, puis, ces dernières n’ayant aucun succès, elle se jette dans de violentes crises d’hystérie. On retrouve une attitude similaire chez le frère de Suzanne. Il prend prétexte de la peine qu’elle fait à sa mère pour la battre, alors qu’il est clair que ce sont les rapports sexuels de sa sœur qui le mettent hors de lui. D’ailleurs, une fois marié à une belle femme, il prendra les choses avec beaucoup plus de hauteur. Il est vrai qu’il aura un léger retour de crispation à la vue de la tendresse dispensée à sa sœur par son mari, mais il le dissipera en s’excitant à l’idée qu’elle puisse le tromper avec son voisin de table.

Suzanne (Sandrine Bonnaire) est victime de la frustration de son entourage. Pourtant, on ne peut pas la considérer comme innocente. On imagine très bien le mal que se seraient donné certains agités de la nouvelle vague pour en faire une égérie de la libération sexuelle, voire une martyre de la domination masculine et de la France réactionnaire. Pialat ne tombe jamais dans ce genre de facilité. Non seulement il ne cède pas aux sirènes naïves de l’idéologie soixante-huitarde, mais il en démystifie violemment les discours et les postures. Suzanne n’est pas aiguillonnée par un désir naturel qu’il serait naturel d’assouvir. Elle est d’abord conditionnée par l’esthétique du mélodrame. Elle refuse de coucher avec son petit ami (Luc), elle rompt avec lui et couche le premier soir avec un Américain qu’elle ne connaît pas. Puis elle va pleurer devant sa copine en lui affirmant qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait et qu’elle a peur que Luc lui en veuille. Le lendemain, elle recroise l’Américain, qui l’ignore. Elle dit à sa copine que c’est un salaud, qu’elle trouve ça dégueulasse, que « ça lui fout les boules », et puis juste après : « c’était super quand il m’a embrassé. Je savais même plus ce que je faisais. Je savais même plus où j’étais. Et puis, je peux pas t’expliquer parce que ça s’est passé super vite. » Quelques secondes plus tard, elle prendra un air grave en affirmant qu’elle ne regrette pas, mais que « c’est moche ». Suzanne passe de l’exhibition vaniteuse de sa relation à la position de victime, et inversement, en un client d’œil, et sans se soucier le moins du monde de paraître incohérente. La sexualité lui sert à se mettre en scène devant sa copine. Elle se montre avec autant de plaisir dans la position supérieure de l’épanouissement sexuel que dans la déchéance de l’humiliation. Ces mises en scène entretiennent un rapport d’homomorphie avec son désir sexuel. Elle se refuse aux avances insistantes de son petit ami, mais elle se donne sans hésiter à l’Américain, car ce dernier connote l’exotisme et l’aventure, mais aussi la promesse de déchoir. Une relation sexuelle avec son petit ami aurait été beaucoup moins valorisante, mais surtout elle ne lui aurait pas permis de prendre et d’exhiber ses poses de souffrance. Son désir obéit à la même mécanique que ses scènes devant sa copine : la vanité et le plaisir d’être une victime. Il est très loin d’être juste une excitation physiologique. Sa sexualité est alimentée et conditionnée par son cinéma autocentré, et inversement, si bien que ses plaisirs mélodramatiques et son désir sexuel deviennent indissociables, et, puisque Suzanne est superficielle et égocentrique, ils nourrissent et enveloppent presque l’intégralité de son comportement.

Ainsi, dans la moindre posture un peu supérieure ou détachée de Suzanne, son frère et sa mère surprennent instantanément une connotation sexuelle, qui éveille leur frustration, qui les blesse jusqu’à ce qu’ils l’évacuent dans l’hystérie et la violence. On pourrait avoir l’impression qu’ils s’énervent à cause des sorties de Suzanne (qui découche), et donc que c’est l’inquiétude qui les motive. En réalité, il s’agit d’un prétexte. Lorsque sa mère s’aperçoit que Suzanne dort nue, elle lui dit « c’est dégoûtant de dormir comme ça » et quand Suzanne lui demande ce que ça a de dégoûtant, elle lui répond avec un air pharisien : « ça se fait pas ! ». Par la pauvreté de cet argument, Pialat nous montre que son comportement n’a rien de rationnel, qu’il obéit à des motifs plus profonds. Et il en va exactement de même, bien sûr, pour son frère. Pialat nous l’indique avec plus de clarté encore dans la scène où le frère s’approche tout doucement de la salle de bain. Sa frustration exaspérée est patente et toute la scène est construite autour d’elle : Suzanne était en train de se coiffer, et elle continue à se toucher les cheveux une fois qu’elle s’aperçoit de sa présence ; le visage de son frère est crispé ; la violence éclate brusquement, comme si elle était irrépressible ; il la traite plusieurs fois de salope ; il lui demande en criant : « on était avec qui ce soir ? On s’est fait bourrer par qui ? » Il ne saurait être question d’une préoccupation pour la sécurité, ni même pour la réputation de sa sœur. C’est l’épanouissement sexuel de sa sœur qui le blesse. La frustration rend la mère et le frère bêtes et cruels. Seul le père, qui l’avait pourtant giflée lui aussi, parvient à y échapper, et on ne peut s’empêcher de penser que c’est parce qu’il est parti avec une autre femme, tout comme le frère, une fois au bras d’une jolie fille, cessera presque entièrement ses crises.

Ce constat de la frustration comme facteur de violence et de bêtise est parfaitement en accord avec l’idéologie de la libération sexuelle. Mais Pialat ne s’arrête pas là. Il va montrer que l’inverse est tout aussi vrai. En effet, Suzanne est parfaitement libérée, et pourtant, son comportement est marqué par la même bêtise et la même cruauté. L’humiliation gratuite de son ancien petit ami ne laisse aucun doute : «  T’es venu que pour coucher avec moi ? T’es venu coucher avec moi parce que tu sais que je l’ai fait avec d’autres. Tu sais que je l’ai fait avec d’autres, et jamais je le ferai avec toi. Tu m’entends ? Jamais ! Parce que t’es qu’un salaud comme mec ! » Elle ne peut formuler une phrase qu’en répétant une partie de la phrase précédente, comme si son mode de pensée était trop étroit pour saisir des causes plus fondamentales et bâtir des explications plus plausibles. Ce jeune homme est veule, il a l’air un peu niais, mais il est clair qu’il n’est pas un salaud. Quand il lui demande ce qu’il lui a fait, elle lui répond : « ce que tu m’as fait ? Ah oui, ce que tu m’as fait ! Tu me dégoûtes. » Cette sortie cruelle n’a aucun fondement. Elle n’est justifiée par rien et elle n’explique rien. Suzanne se sert de la domination qu’elle exerce sur lui, et qui provient uniquement de son jeu avec la sexualité (se refuser à lui et se donner à d’autres), pour pouvoir se défouler. Elle se crée une situation mélodramatique — sans se soucier de savoir si elle possède le moindre fondement dans la réalité — pour pouvoir jouer la scène de scandale d’un feuilleton télé, pour se donner de l’importance et évacuer ses malaises dans l’humiliation d’autrui. Elle le traite de « salaud », le même mot qu’elle avait utilisé pour qualifier le comportement de l’Américain. Pour se venger d’un abaissement qu’elle a subi, elle abaisse une autre personne. Bouc émissaire de la frustration de sa mère et son frère, Suzanne, bien qu’épanouie sexuellement, a tout autant besoin de bouc émissaire pour réguler ses malaises. Car la sexualité n’est pas un simple assouvissement, elle est modelée par des rapports de domination et d’abaissement, dont les conséquences se prolongent hors d’elle, comme dans ces scènes d’humiliation gratuite.

Or, de telles scènes ne sont possibles que parce que Suzanne ne se rend pas compte de la bêtise de ses justifications. Elle rappelle en cela sa mère, qui se bloquait sur son « ça se fait pas ! ». Leur besoin d’évacuer leur malaise les conduit toutes deux à élaborer des explications et à s’en persuader pour se convaincre de la culpabilité de leur bouc émissaire. Que ce soit par l’absence ou la pratique de la sexualité, elles sont toutes deux poussées à la bêtise.

Cependant, cette bêtise du malaise ne contamine pas autant Suzanne que sa mère. Car Suzanne a un moyen de traitement que sa mère n’a pas : la vanité que lui confèrent le désir des autres et la pratique sexuelle. Mais cette sensation plaisante dont elle s’enveloppe en permanence produit le même effet bêtifiant : elle lui donne de l’assurance à chaque fois qu’elle prononce une sottise, à chaque fois qu’elle doit produire une expression de visage ou un discours pour justifier ses errements. Son épanouissement sexuel développe une bêtise, certes beaucoup moins agressive, mais gluante, structurant en profondeur son caractère et son entendement. Il n’est pas sûr qu’elle provoque moins de dégâts, car si ce type de bêtise n’est pas corrélé à la violence physique ou à la crise d’hystérie, il n’est sans doute pas étranger à l’abandon de son mari juste après son mariage. Lui, avec son esprit chevaleresque, ne prenait pas les choses aussi légèrement, et comme le père le remarque dans le bus à la fin du film, on aimerait bien savoir ce qu’il est devenu. Il est d’ailleurs assez ironique que ce soit le père qui demande cela à sa fille, car il nous a bien été montré tout au long du film quelle épave était devenue sa femme après qu’il l’a quittée.

Il n’est bien sûr aucunement question d’amour dans ce film. Pour Pialat, l’amour semble n’être qu’un mot vide, figé dans des expressions comme celle du titre, dont les connotations romantiques nous servent à masquer les dommages que l’on cause en partant vers une autre tentation, ou à recouvrir un jeu assez peu reluisant, telles les positions de victime ou de bourreau qu’on se délecte à prendre pour alimenter nos excitations. L’amour ne sert plus à justifier une union, mais la désunion. Le frivole aussi. Ce n’est pas un hasard si, à la toute fin du film, Suzanne s’envole pour les États-Unis.

Écrit par Fabien Rothey dans Cinéma, Pialat | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pialat, critique, analyse, cinéma français | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

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