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07/04/2013

Eyes Wide Shut. Le Spectateur comme objet du film 2/3

 Eyes Wide Shut, Stanley Kubrick

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Bêtise et soumission

Comment Bill réagit-il après la soirée sataniste ? La première chose que l’on peut remarquer, c’est qu’il ne s’intéresse qu’au meurtre de la femme. Jamais tout au long de sa conversation avec Ziegler, il n’a la curiosité de s’enquérir des motifs de cette réunion. D’emblée son intérêt est limité à la femme ou au crime. Il ne cherche pas à prendre du recul, à percer la signification de ce dont il a été témoin[i]. On constate ensuite, toujours dans la même scène, que malgré les courtes tentatives de révolte de Bill, c’est Ziegler qui a le dessus. Hormis les rares moments où il croit piéger Ziegler, Bill passe son temps à baisser ostensiblement la tête.[ii]

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La disposition des corps marque clairement, elle aussi, une relation de domination.

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Il se peut même que cette domination acquière symboliquement une dimension sexuelle. Lorsque Ziegler rend la coupure de presse (prouvant la mort de la femme de la soirée de la veille), l’échange est particulièrement long, comme si Kubrick insistait bien sur la signification visuelle. La métaphore est évidente :

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La symbolique est tout aussi limpide dans le tout dernier plan de la scène :

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Mais Bill est aussi dominé intellectuellement. Il est prêt à accepter toutes les explications de Ziegler. Il ne prend pas vraiment avantage du fait que ce dernier a d’abord fait semblant de ne pas savoir que la femme était morte. Il ne relève pas la phrase que Ziegler prononce en s’énervant : « Her door was locked from the inside. The police are Happy. End of the story. » Comment sait-il que la porte était fermée de l’intérieur ? Comment sait-il que la police est contente ? Et surtout, pourquoi dire que la police est contente, comme si on était arrivé à lui faire avaler quelque chose, ou qu’on l’avait carrément soudoyée. Bill ne réagit pas à cela, il baisse la tête, et met la main devant ses yeux. Il se soumet, il renonce à comprendre, à voir.

Pourtant, cette scène ne scelle pas la soumission de Bill. Rien ne nous indique en effet qu’il croit aux explications de Ziegler, ni qu’il ne va pas continuer son enquête. La soumission finale de Bill a lieu ensuite, et elle a lieu avec et par sa femme. Quand il rentre chez lui, il éclate en sanglots devant Alice, qui se réveille et qui le prend contre sa poitrine, comme un petit enfant. En continuant à pleurer, Bill lui dit deux fois de suite qu’il va tout lui dire. La présence du masque sur le lit nous induit en erreur si l’on pense que c’est Alice qui l’a mis là pour montrer à son mari qu’elle sait tout. On croit alors que Bill pleure parce qu’il a été démasqué, qu’il se sent coupable, et qu’il va lui raconter les errements de son infidélité. Pourtant, Bill n’a aucune faute à confesser. Il n’a pas couché avec la prostituée. Et de toute façon, le masque ne renvoie pas à la prostituée, mais à la soirée satanique. Il n’a donc aucune raison de pleurer. On est par conséquent beaucoup plus fondé à supposer que le masque a été déposé sur le lit de sa femme par la société secrète, comme preuve de son pouvoir et comme menace. Bill éclate en sanglots devant l’importance du danger et devant sa propre impuissance, puis il se jette dans l’attitude de l’enfant qui va tout dire à sa maman. Sa soumission confine  à l’infantilisme[iii].

On passe ensuite à la scène rapide du matin, suite de la discussion qu’ils semblent avoir eue toute la nuit et dont on ne saura rien. Kubrick ne nous montre que le résultat : ils semblent avoir tous deux beaucoup pleuré, et ils sont sur le point de recommencer. Bill, encore une fois, se cache les yeux.

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Après cette longue chialade, on passe à la scène finale dans le magasin, et à la conversation qui clôture le film. Ce passage est volontairement ambigu, car on peut penser qu’ils parlent soit de leur couple, soit de la société secrète. Mais dans les deux cas, la bêtise et la puérilité sont patentes. Bill, qui ne bouge plus du mode de soumission qu’il a adopté, demande à sa femme ce qu’elle pense qu’ils devraient faire. C’est lui qui a été témoin de la soirée satanique, et non seulement il demande à sa femme ce qu’il faudrait faire, mais encore ce qu’il faudrait qu’ils fassent ensemble : il se repose sur son jugement et la considère définitivement comme une participante à la résolution de ses problèmes. Alice répète la question, comme si elle était hors de propos, ou qu’elle ne s’y attendait pas, ou bien comme si elle n’arrivait pas à se concentrer, à réfléchir. Elle répétera d’ailleurs une nouvelle fois « qu’est-ce que je pense ? », puis avouera « je ne sais pas ». Ensuite, elle dira « I mean, maybe…», puis « Maybe I think we should be grateful. » Puis, après une nouvelle pause, sa phrase suivante commencera par « Grateful for ». On peut considérer la forme de son discours comme étant le résultat de son hésitation, mais on peut aussi la voir comme une preuve de bêtise, d’incapacité à penser la situation : sa lenteur, sa répétition de la question, sa répétition du mot qui termine un morceau de phrase au début de sa phrase suivante, comme si elle était incapable de structurer sa pensée logiquement. D’ailleurs, dans sa phrase fautive sur la gratitude, on entend « maybe I think », car, en effet, on n’a pas vraiment l’impression qu’elle pense. Et tout cela, en plus,  pour adopter une position de soumission : la gratitude (si on lit ce dialogue comme se rapportant à la société secrète). Alice continue : « Grateful that we’ve managed to survive through all of our adventures whether they were real or only a dream ». Bill lui demande alors en bégayant si elle est sûre (are you… are you sure of that ?) Autrement dit, c’est vraiment elle qui décide. Et Alice répétera la question de Bill en bégayant elle aussi (Am I… Am I sure ?) et en prenant nettement un air de sotte, puis en donnant l’impression qu’elle va se remettre à pleurer. Kubrick allie ici clairement la bêtise et la soumission. En s’attardant sur ce mari enfant et cette femme inapte à la pensée, il nous prévient qu’il  n’y a rien à attendre de leur conversation. Bill sortira un cliché éculé (« il n’y pas de rêve qui soit juste un rêve »), Alice dira que le mot forever lui fait peur, et tout se terminera pas sa grande illumination : il y a quelque chose de très important qu’il faut qu’ils fassent le plus vite possible : baiser.

Quel que soit l’objet du dialogue, ce mot final est un signe de bêtise. D’abord, l’infidélité ou le désir pour un tiers ne naît pas de l’absence ou du manque de pratique sexuelle dans un couple. Cette conception mécanique du sexe dégouline de naïveté. Et pire encore, si leur conversation se rapporte à la société secrète, cette invitation à baiser n’a tout simplement rien à voir. Alors qu’ils sont face à un dilemme moral (chercher ou non à démasquer cette organisation), Alice, après avoir prononcé avec difficulté des morceaux de phrase sans intérêt, oublie toute la gravité du problème en se tournant vers son corps et sa chambre à coucher[iv]. Du coup, le spectateur, fasciné, oublie aussi le meurtre et la société secrète. Il a l’impression d’avoir vu un film très profond sur le sexe et le désir. Et Kubrick lui lance d’ailleurs sans attendre sa musique entraînante du début pour le maintenir dans cet état d’abrutissement. Comme les deux héros du film, le spectateur n’a pas avancé. On a beau lui avoir montré le dessous des cartes, sa pensée revient se bloquer sur ce qu’il croit être l’objet du film : le sexe.

Peu importe la banalité des études sur la sexualité, la profusion des discours sur le sexe, largement diffusés des magazines les plus bas de gamme aux études philosophiques les plus exigeantes, il n’y a pas de lassitude, il suffit que le mot fuck soit prononcé pour se persuader qu’il y a eu une pensée véritable. Il suffit de la petite excitation provoquée par ce mot pour nous faire croire à de la pertinence[v]. Et force est de constater que l’immense majorité des critiques du film sont à ce niveau. Pour Kubrick, et contre l’idéologie ambiante de son temps, le sexe est un facteur de bêtise et d’aveuglement.

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[i] Il dit d’ailleurs très justement à Ziegler : « Well Victor, maybe I’m missing something here ».

[ii] On notera qu’il n’adopte pas ce genre de posture de soumission quand sa femme lui dit qu’elle aurait été prête à tout abandonner pour partir avec le marin.

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Il est beaucoup plus digne quand il les imagine faire l’amour :

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[iii] Robert Kolker a très bien vu la veulerie de Bill : “Bill is a pathetic remnant of what should be an energetic participant in the world” (Kolker Robert, Cinema of Loneliness, Oxford University Press, 2000,p. 173). En effet, Bill est presque toujours passif, il ne nous montre aucun véritable sursaut de virilité. Même s’il se révolte un peu face à Ziegler, il ne va pas plus loin. On lui transmet un petit bout de papier pour lui signifier qu’il faut qu’il arrête ses recherches, et il obtempère. Il se laisse endormir. Il n’enquête pas plus avant pour déterminer si cette secte a vraiment autant de pouvoir que Ziegler le dit, il ne cherche pas à savoir si ce genre de pratique est au cœur du pouvoir ou s’il s’agit juste d’un délire de riches décadents, et donc d’un problème marginal. Mais il faut juger plus sévèrement encore son attitude : Bill se féminise et s’infantilise dans la soumission.

 

[iv] Contrairement à ce qui a pu être dit, ce dernier mot du film semble prouver que Kubrick n’a rien perdu de sa misogynie. Si Bill est falot, indécis, et qu’il demande bêtement à sa femme ce qu’il faudrait faire, Alice semble n’avoir absolument rien compris, et ne rien vouloir savoir de ce qui dépasse son petit problème de couple. Mais en réalité, il est difficile de déterminer lequel des deux personnages est le plus méprisable. La misogynie de Kubrick n’implique pas qu’il considère l’homme comme supérieur à la femme : elle est le simple résultat de sa misanthropie. Contrairement à la tentation romantique qui tend à idéaliser tout ce qui est féminin, Kubrick n’épargne pas la femme du constat sévère qu’il établit sur l’humanité.

 

[v] Que l’on imagine un instant qu’Alice ait dit « partir en vacances sur une île », sous-entendant qu’ils ont besoin de s’isoler tous les deux pour se retrouver. On se doute quand même qu’il y en aurait bien eu quelques-uns pour trouver cela ridicule et déclarer que cette histoire de vacances est bien une solution de petite sotte qui n’a rien compris. Mais il suffit qu’on parle de sexe, avec un peu de vulgarité qui plus est, et nos critiques perdent tout sens commun pour s’imaginer une profondeur inouïe. Et on peut leur faire confiance pour la suite : ils trouveront toujours des abstractions et des arrangements de phrase pour se justifier.

 

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Écrit par Fabien Rothey dans Cinéma, Kubrick | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : kubrick, ews, analyse, sociologie, pouvoir, sexe | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

Commentaires

Merci pour cet excellent article. Analyse très pertinente.

Écrit par : Salta | 26/10/2013

Les commentaires sont fermés.