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26/08/2012

Pour une lecture paranoïaque de Shutter Island

Shutter Island, Martin Scorsese, 2010

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Joshhua Ray Interprise, Homage To The Fourth Of July


Il est de bon ton de prétendre que Martin Scorsese a beaucoup décliné, que depuis Gangs of New York il s’est vendu à Hollywood, et qu’en bon cinéphile, on préfère Taxi Driver, Raging Bull et Les Affranchis. Il est vrai qu’on a été habitué à constater des chutes vertigineuses chez de nombreux réalisateurs américains (Coppola, Cimino, pour ne citer que les deux plus grands de la même génération). Pourtant, ce n’est pas le cas de Scorsese. Du point de vue du style et de la réalisation, il est difficile de nier qu’il reste au sommet de son art. Et sur le fond, on se trompe quand on l’accuse de vacuité.

En réalité, il y a deux manières de voir Shutter Island. Soit on le considère comme un thriller, et il est vrai qu’on a alors de grandes chances d’être déçu tant la prétendue surprise de sa fin ressemble à un poncif éculé.[i] Soit on le regarde comme un film d’auteur. Et on commencera par se méfier justement de cette fin somme toute bien rassurante.

Pour comprendre le film, il faut d’abord se poser la question de l’instance narrative. Qui raconte et quel degré de confiance peut-on lui accorder ? Teddy (Leonardo DiCaprio) hallucine une femme : Dolores. Cela nous est clairement montré. Il semblerait donc qu’on ne puisse pas le croire sur tout. Pourtant, la femme médecin qui se cache dans la grotte n’appartient pas au même type d’hallucination. Elle ne disparaît pas comme par enchantement. Lorsque Teddy se réveille le lendemain matin, elle reste aussi réelle que la veille, et il se sépare d’elle exactement comme si c’était une personne physique. Le directeur de l’asile voudrait lui faire croire qu’elle est aussi une hallucination. Et plus généralement, la révélation finale dans le phare tient à nous persuader que toute l’enquête de Teddy ne se nourrit que de son imagination et de ses dysfonctionnements psychiques. On y adhère, car son partenaire avoue qu’il est en réalité son psychiatre et que toute cette enquête était une mise en scène. Or, rien ne nous certifie que l’on doit en rester là. Si c’était bien une mise en scène, pourquoi serait-on sûr que celle-ci n’a pas pour but de dévier Teddy de ses soupçons, le persuader que toute son histoire d’expérimentation sur des malades avec l’aide d’anciens nazis est un délire causé par son traumatisme ?

Chacun sait pourtant que des dirigeants de haut commandement nazi ont été exfiltrés par les services secrets américains après la guerre pour des raisons bien peu humanistes. Au cinéma, Kubrick nous l’avait déjà rappelé avec une bonne dose d’humour noir. Chacun sait aussi que des expérimentations ont étaient menées sur des civils africains, à leur insu, par des grands groupes pharmaceutiques. Au cinéma, Fernando Meirelles nous l’avait rappelé dans le très bon The Constant Gardner. D’autres savent que des expériences psychiatriques ont bien eu lieu pendant la guerre froide : création de psychoses, de doubles personnalités, mise au point de drogues qui font commettre des crimes (opération Monarch, etc.). Croit-on vraiment que Scorsese ait voulu nous rassurer en nous livrant le message suivant : « les nazis, c’était de l’autre côté de l’océan, très loin ; ici, par contre, tout va bien. » Il ne nous a pourtant pas habitués à ce type de manichéisme. Que l’on se rappelle Gangs of New York justement. Au début, on partage l’illusion d’un adolescent (Di Caprio) qui veut venger son père contre le “méchant” qui l’a tué (Daniel Day Lewis), mais on s’aperçoit petit à petit que les deux gangs qui s’opposent se valent, et les lynchages de Noirs à la fin du film nous rappellent qu’il n’avait jamais été question d’une lutte du bien contre le mal ; c’était une vision d’enfant (celui joué par DiCaprio), ou d’adepte de cinéma hollywoodien. Et si Scorsese faisait semblant d’y adhérer dans un premier temps, c’était pour mieux nous déniaiser ensuite.

Il faut voir ShutterIsland dans le même esprit. Scorsese est réputé pour truffer  ses films de références cinématographiques, et dans celui-ci, il y en a une qui est fondamentale : Le Manuscrit trouvé à Saragosse (Rękopis znaleziony w Saragossie) du réalisateur polonais Wojciech Has. Ce film a une telle importance pour Scorsese qu’il a financé la restauration de sa version longue. Adaptation du célèbre roman de Jan Potocki (écrit en français), le film de Has est une imbrication de rêves et de récits, qui n’arrête pas de nous conduire vers d’autres degrés de réalité ou de narration. Shutter Island y fait clairement référence lorsque DiCaprio se réveille après avoir fait un cauchemar : il ouvre alors son carnet de notes, puis une femme (Dolores) rentre dans le dortoir et lui demande de continuer son enquête, avant qu’il ne se réveille une seconde fois. Par ce rêve dans le rêve, Scorsese nous indique qu’il ne faut pas faire confiance à ce que l’on nous montre, que l’on est peut-être encore dans une fiction. À chaque fois qu’on est persuadé d’avoir atteint le niveau de la réalité, on se retrouve finalement dans un délire ou une mise en scène. Et il n’y a aucune raison pour que ceci ne vaille pas pour la fin. D’ailleurs, le retournement final du Manuscrit trouvé à Saragosse était lui aussi probablement illusoire (puisqu’il semblait aussitôt démenti).

On peut donc raisonnablement supposer qu’à côté de la lecture hollywoodienne du film, la version suivante est tout aussi acceptable : on place Teddy dans une illusion (un policier qui enquête sur une disparition) pour ensuite l’en sortir et le placer dans une autre illusion (il a tué sa femme qui avait tué ses enfants). Un point de vue plus subtil que celui de l’amateur de blockbuster nous autorise donc à considérer le film comme étant, au minium, ambivalent.[ii] 

À la fin, la scène dans le phare est beaucoup plus ambiguë qu’elle ne paraît. Le docteur Cawley (Ben Kingsley)assure à Teddy qu’il est fou : il est persuadé qu’il déjoue une conspiration, et par conséquent, il lui est loisible de traiter tout ce qu’on pourra lui dire comme des mensonges. La folie est l’accusation classique qu’essuient tous ceux qui font un travail d’enquête sur des activités criminelles ayant lieu à un haut niveau de pouvoir. Ces paroles sont un écho à l’avertissement de l’ancienne docteur dans la grotte : quoi que tu dises, cela n’a pas d’importance, puisqu’on te considérera comme un fou. Cette mise en parallèle neutralise la prétention du docteur à être cru sur parole. Car au fond, pour l’instant, il ne lui demande rien d’autre : il se veut le garant de la réalité, et il attend sa soumission. Il l’exigera ensuite sous la menace : s’il ne valide pas sa version, il va être lobotomisé[iii] (ce qui, bien sûr, ne dépend pas de lui). Mais après, par contre, tout s’effondre. Son partenaire rentre en scène, il lui avoue qu’il est en réalité son psychiatre, Cawley lui montre des photos en prétendant que ce sont ses enfants, Teddy hallucine une femme et une petite fille avec eux dans le phare, et on passe, par ce que l’on est tenté de prendre comme un flash-back, à la scène où il découvre que sa femme complètement folle a noyé ses trois enfants. À première vue, on pense être face à une prise de conscience d’un souvenir refoulé. Comme l’explique Cawley, Teddy s’est construit toute une histoire pour éviter de vivre avec l’horreur qu’il a endurée. Mais ensuite, Scorsese fait subtilement descendre le degré de réalité de ce que l’on vient de nous montrer. En effet, cette scène n’a pas été remémorée : elle a été rêvée. Un rapide flash-back nous montre que Teddy s’était en réalité évanoui. Pourquoi donc accorder à cette scène un statut privilégié par rapport aux autres rêves et hallucinations que Teddy a eu tout au long du film ? On a très bien pu la lui suggestionner. Notre suspicion est d’autant plus éveillée quand on remarque qu’à son réveil, une infirmière se retire avec son matériel et que DiCaprio se touche le bras à l’endroit où l’on fait habituellement des injections. 

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Ensuite, après une ellipse, son psychiatre vient s’asseoir à côté de lui. Teddy le prend à nouveau pour son partenaire et lui raconte comment ils vont continuer l’enquête. Le psychiatre, d’un signe de tête, indique à Cawley que leur expérience a échoué. Il ne laisse trahir aucune déception. Il reste stoïque. Pourtant, il sera désarçonné quand, juste avant de se lever pour marcher vers sa lobotomisation, Teddy se demandera ce qui est pire : “To live as a monster or to die as a good man?” Cette phrase fait douter le psychiatre : il doit penser que Teddy a fait semblant de se raccrocher à son ancienne idée. Cette interrogation est volontairement laissée dans le flou, ou plutôt dans la plurivocité[iv]. Elle décrit un choix entre deux voix, dont chacune dépend du niveau de conscience de Teddy. Si l’on adopte une lecture hollywoodienne du film, on peut penser d’abord que Teddy veut dire : je suis un monstre, car j’ai tué ma femme, mes enfants sont morts à cause de moi, donc je préfère me suicider ou me faire lobotomiser. Mais alors pourquoi deviendrait-il tout à coup un homme bon ? Toujours en restant sur une lecture grand public du film, on peut croire aussi à une analogie avec le film Memento (pour ne pas dire un plagiat) : Teddy préfère l’illusion de continuer son enquête pour oublier (ou se cacher) qu’il est un monstre. Il sait que cela va le conduire à la lobotomie, mais il aura au moins l’illusion de mourir en homme bon. Cette version est déjà plus crédible, mais elle se heurte néanmoins au fait que si Teddy s’était replongé dans son illusion, ou voulait y retourner pour le peu de temps qu’il lui reste, il n’énoncerait pas une phrase aussi lucide. Enfin, Teddy peut vouloir dire : soit je valide votre version sans y croire, j’accepte toutes vos abjections et je vis comme un monstre, soit je renonce et je meurs en ayant essayé de lutter, comme un homme bon.[v] Cette version est la seule qui rende pleinement compte de son choix sans se heurter à des invraisemblances. Néanmoins, elle s’accorde avec les deux lectures du film : Teddy replonge dans son illusion et il a tort (version hollywoodienne), ou il refuse de se laisser manipuler et il a raison (seconde version que l’on a suggérée). Mais il faut noter que dans le cas de la version hollywoodienne, cette phrase n’aurait rien de mystérieux. Elle serait le simple prolongement du comportement que Teddy venait d’adopter et qui n’avait provoqué aucune surprise chez son psychiatre. Elle n’explique pas ce qui suscite soudain l’étonnement de ce dernier. Seule dans le cadre de notre seconde version, cette phrase est à la fois pleinement intelligible et surprenante. Et comme si on nous encourageait vers cette interprétation, le film se clôture sur un plan du phare avec une musique angoissante.

Kubrick, dans Eyes wide shut, laissait le choix à son spectateur (ou plutôt, il le testait) : soit vous regardez un film sur le sexe et l’infidélité (ce qui est à la portée de la première lectrice de magazine féminin), soit vous regardez un film sur la puissance d’un réseau occulte et satanique au cœur du pouvoir. Sur les traces d’un de ses maîtres, Scorsese nous propose un choix similaire : soit vous regardez le film en pensant que la conspiration est une histoire de malade paranoïaque qui cherche à traiter ses problèmes personnels – et donc tout va bien, ceux qu’on prenait pour des conspirateurs de la pire espèce ne sont en réalité que des gens qui vous veulent du bien. Soit vous basculez réellement dans l’envers de l’histoire contemporaine, et, malgré tous les petits divertissements qu’on met en place pour vous distraire, toutes les explications lénifiantes qu’on vous martèle avec insistance, vous gardez le cap d’une enquête vers la vérité.

Une fois qu’on a pris conscience qu’il existait une lecture plus subtile du film, on peut s’amuser à trouver d’autres interprétations. On peut imaginer, par exemple, que le docteur Cawley ne sait rien des expérimentations nazies, et qu’il est manipulé par son double diabolique : le Docteur Naehrin (Max von Sydow). En masquant des ignominies à son insu, Cawley et sa méthode de guérison humaniste joueraient alors un rôle d’idiot utile. Cette vision de la bonté fait d’ailleurs écho, dans la façon hollywoodienne de voir le film, à l’amour inconditionnel de Teddy pour sa femme : il va jusqu’à lui cacher la folie dont elle est atteinte, ce qui entraîne la mort de ses trois enfants. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que c’est la fracture entre les deux points de vue opposés qui est la plus importante. Sur une face du film, Scorsese représente cinématographiquement la paranoïa, la folie ; sur l’autre face, le discrédit sournois d’une réalité par l’usage du terme paranoïa, l’accusation de folie, voire par l’utilisation de techniques pour rendre fou.

Il reste un point que nous n’avons pas encore abordé : les souvenirs ou les hallucinations de Teddy concernant la libération de Dachau. Commençons par rappeler que Dachau n’est pas un camp d’extermination et que sa libération a eu lieu à la toute fin du mois d’avril 1945. Or, on nous montre de la neige comme si on était en plein hiver et des cadavres comme si c’était un camp d’extermination. Mais Scorsese nous indique rapidement que ces souvenirs sont au minimum largement déformés. Des feuilles de papier volent partout dans la pièce où Teddy se retrouve face à un officier allemand qui a manqué son suicide. Elles seront mises en parallèle à peine plus loin avec des cendres tombant dans une pièce où il rêve qu’il retrouve sa femme. Cette analogie indique que ses souvenirs de guerre ne sont sans doute pas exempts d’éléments oniriques. Ils se déforment jusqu’à devenir complètement irréels et grotesques, comme ces trains remplis de cadavres :

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Les parties du camp qui paraissent le plus réelles sont celles où Teddy fait preuve de violence : le travelling sur le massacre des soldats et l’officier défiguré dont il empêche le suicide. Et c’est exactement le contraire que voudrait lui faire croire le psychiatre à la fin du film : il lui dit qu’il n’a peut-être tué personne à Dachau.[vi] Autrement dit : tu as tué ta femme, mais pour ce qui est de la guerre, par contre, tu es complètement propre ; ce sont seulement les autres qui ont été des monstres. Seul le spectateur hollywoodien pourra se laisser convaincre…

Mais pour être sûr que même ce dernier ne perde pas cet aspect des choses, Scorsese y fait une autre allusion, beaucoup plus explicite, quand Teddy menace le Docteur Naehrin avec une seringue qu’il vient de lui subtiliser. Un dialogue s’engage alors :

« Qu’allez-vous faire ? Me tuer ? Inspecteur ! lui demande Naehrin.
- Vous pensez que vous le méritez ?
- Pour quoi, hmmm ? vous provoquer ? Excusez-moi, mais qu’est-ce qui ne vous provoque pas ? les remarques ? les mots ?
- Les nazis ?
- Oui, ça aussi. Et bien sûr les souvenirs, les rêves. Savez-vous que le mot trauma vient du mot grec blessure. Et comment dit-on rêve en allemand ? Traum. Ein Traum. Les blessures créent des monstres. Et vous, vous êtes blessé, inspecteur. »[vii]

Ce qui veut dire que même dans la lecture hollywoodienne Scorsese insiste pour glisser : arrêtez de nous fatiguer avec vos nazis et vos nazifications. Vous vous créez des monstres, vous déformez tout, vous délirez. 

Derrière ses apparences de divertissement, Shutter Island est sans doute le film le plus compliqué et le plus subversif de Martin Scorsese.



[i] Parmi les films les plus marquants ayant une fin similaire, on trouve : Angel Heart (Alan Parker), The Game (David Fincher), Memento (Christopher Nolan), et The Usual Supects (Bryan Singer).

[ii] Taxi Driver était déjà traversé par l’ambivalence. Si on ne pouvait pas cautionner le meurtre commis par Travis, comme on nous invite à le faire dans Un justicier dans la ville (Death Wish, Michael Winner, 1974), il n’était pas non plus possible de le condamner.

[iii] Teddy doit être lobotomisé parce qu’il a été violent, sans doute même très violent, ce qui s’accorde mal avec la décision de lui laisser toute liberté pendant deux jours.

[iv] À un autre moment du film, il y a un symbole auquel on peut donner plusieurs sens. Lorsque Teddy et son partenaire se réfugient dans un monument funéraire, Scorsese nous montre rapidement le plafond : on y devine un œil, et peut-être même deux yeux (l’un à l’intérieur de l’autre : le grand est formé par la voûte et a le vitrail pour pupille ; le petit est formé par la partie verte du vitrail). On peut l’interpréter comme l’œil de Dieu, ou de la culpabilité, mais aussi comme une allusion à l’œil au sommet de la pyramide (sur le billet d’un dollar)…

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[v] Une autre possibilité, moins profonde, consiste à penser que Teddy veut dire qu’il a le choix entre vivre en lobotomisé, comme un monstre, ou se suicider. Mais alors, il ne meurt en homme bon que s’il refuse la version des médecins (selon laquelle, ayant tué sa femme, il se considère comme un monstre). Cette possibilité s’accorde avec les deux lectures :
        1) il replonge dans l’illusion de laquelle l’avaient sorti les médecins ;
        2) il refuse l’arnaque de sa femme tuée qu’ils lui ont instillée.

[vi] « you may not have killed anyone »

[vii] “What are you going to do? Kill me? Marshal!
     - You think you deserve it?
     - For what, hmmm? provoking you? Well forgive me, what doesn’t provoke you? Remarks? words?
     - Nazis?
     - Well, that too. And of course, memories, dreams. Did you know that the word “trauma” comes from the Greek for “wound”? And what is the German word for “dream”? Traum. Ein Traum. Wounds can create monsters. And you, you are wounded, Marshal.”

Écrit par Fabien Rothey dans Cinéma, Scorsese | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : shutter island, scorsese, analyse de film, paranoïa, nazi, folie, cinéma américain | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

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