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20/08/2012

De La Domination dans le couple

 Nous ne vieillirons pas ensemble, Maurice Pialat, 1972

Nous ne vieillirons pas ensemble, Maurice Pialat, domination, cruauté, couple, problèmes, séparation, critique, film


Catherine et Jean ont été ensemble pendant six ans. C’est une relation illégitime, car Jean est marié. Pourtant, ils se voient fréquemment. Jean n’arrête pas de s’énerver contre elle. La scène la plus longue et la plus connue est celle de la longue tirade humiliante qu’il débite dans sa voiture :

« Alors tu vas encore chercher du boulot dans les bureaux, mais depuis six ans combien t’en as fait ? Moi je sais pas, à force d’aller t’attendre partout, j’ai fait tous les quartiers de Paris. Tu veux pas chercher quelque chose de plus intéressant ; non ? Tu es là, tu es molle et puis t’attends. Tout ce que j’essaie de faire pour toi, c’est la même chose ; j’ai essayé de te faire dans le cinéma, et ben ça marche pas. À chaque fois y a rien à faire. Rien ne t’intéresse. Tout ce que t’es, c’est une faignante. T’es une bonne faignante. Voilà ! Tu laisses tomber tout tout de suite. Ah si la seule chose qui te plaît, cover-girl. [il rit] Madame veut être cover-girl. Avec le pif que t’as et tes taches de rousseurs ! T’es trop petite et t’es trop moche. Alors mets-toi une bonne fois dans la tête qu’il faut que tu trouves quelque chose d’intéressant, mais pas dans cette catégorie-là. T’as jamais rien réussi. Et tu réussiras jamais rien. C’est tout. Et tu sais pourquoi ? Parce que t’es vulgaire. Irrémédiablement vulgaire ! Et non seulement t’es vulgaire, mais t’es ordinaire en plus ! Toute ta vie tu resteras une fille de concierge. Tu peux me regarder comme ça. ça change rien. Quand je pense que depuis que je te connais j’ai rencontré des filles formidables ; j’aurais mieux fait de rester avec elles. Je me demande vraiment pourquoi je suis avec toi. Je reste… euh, par pitié voilà. Par pitié je reste. Tu t’accroches à moi depuis six ans. T’as aucune volonté. T’as aucun courage. Ton seul orgueil, c’est ça, c’est ta médiocrité. Je suis en train de gâcher ma vie avec toi. De gâcher ma vie, parfaitement ! Tu sens pas que j’en ai assez de toi ? Tu le sens pas ça, hein ? Tu sens pas que ça fait trop longtemps que ça dure ! Tu sens pas que j’ai envie que d’une seule chose, c’est que tu te barres ! Alors fais-moi plaisir, barre-toi ! Barre-toi, barre-toi en Angleterre, ça t’apprendra peut-être quelque chose. J’en ai vraiment plus rien à foutre de pas te voir ! »

Pialat ne nous montre pas le prélude qui amène à ce déchaînement. En effet, pour lui, il n’a pas d’importance. Il ne s’agit pas d’expliquer ce comportement par une cause contingente : une bêtise qu’elle aurait faite, voire un désagrément qui lui serait arrivé et dont il se soulagerait en l’humiliant. L’absence de déclencheur externe crédible évacue les explications qui font appel au phénomène du bouc émissaire. Jean n’utilise pas Catherine pour traiter un malaise auquel elle ne serait pas liée. Par la longueur qu’il accorde à cette scène, Pialat ne nous laisse aucun doute : Jean ne peut plus la supporter. Il veut rompre. Quelques minutes plus tard, une autre scène viendra montrer avec encore plus d’éclat et de violence son exaspération. Alors qu’il jardine, elle vient le voir gentiment pour lui demander s’il veut boire quelque chose. Avec un énervement qu’il ne feint pas, il lui répond : « Fais pas chier ! Allez, hop ! » Pourtant, malgré cette aversion presque physique, il retourne toujours vers elle. La première moitié du film pourrait presque se réduire à la répétition d’une scène de dispute suivie aussitôt d’une scène de réconciliation.

Cette série de répétitions n’est pas dépourvue de sens. Par sa connotation à un mouvement mécanique, elle réduit les personnages à des jouets automatisés. Une dynamique les domine à leur insu, les obligeant à se cogner l’un contre l’autre. En ce sens, on serait tenté de parler de tragique de la vie quotidienne. Jean et Catherine seraient comme des héros frappés par un mal sur lequel ils n’ont aucune prise. Cependant, une certaine dose de puérilité dans leur comportement nous empêche de trouver pleinement pertinente une telle comparaison. De plus, ils ne sont pas sous l’influence d’une force extérieure. Leur malheur vient d’eux-mêmes et de la nature de leur relation.

On n’expliquera pas grand-chose avec ce vieux dualisme qu’on ressort paresseusement au moindre comportement ambivalent : l’amour et la haine. Quand ça va bien, c’est de l’amour, quand ça redescend, c’est de la haine. Pialat est bien trop subtile pour se laisser convaincre par de telles fadaises : il dévoile un mécanisme qui, s’il n’est pas original, est plus complexe, plus précis, et surtout moins transcendantal.

Jean explique son énervement en cherchant à caractériser Catherine de manière objective : il la déprécie en attaquant son physique et son comportement (vulgaire, mou). Il ne fait appel qu’à des éléments circonscrits à sa personne pour lui imputer toute la faute de leur échec relationnel. La seule partie de son monologue qu’on peut cautionner sans risquer de se tromper est le reproche de sa mollesse et de son inintérêt pour toute chose. Mais il conviendra de leur donner un sens qui dépasse Catherine : il ne faut pas les considérer seulement comme des éléments de son caractère, mais comme une entrave à produire de la valeur ou de l’excitation. Catherine n’a rien qui la rend intéressante, car elle ne s’intéresse à rien. De plus, elle n’a aucun esprit dynamique qui, en la dissipant, pourrait susciter une envie de la ramener à soi. Enfin, elle lui est entièrement soumise. Elle ne fait preuve d’aucun esprit de révolte. Jean n’a donc rien sur quoi s’appuyer pour alimenter ou rénover son désir. Conséquemment, ce dernier s’estompe et elle l’insupporte. Ce n’est que dans la rupture, dans le rejet, une fois qu’il n’a plus d’emprise sur elle, qu’il peut se remettre à la désirer.

Ce jeu d’aller-retour, pour pathétique qu’il soit, aurait pu durer indéfiniment. S’il finit par cesser, ce n’est pas parce qu’une goutte d’eau aurait fait déborder le vase. Par le nombre de répétitions, Pialat nous indique bien plutôt qu’il n’y a pas de bord ou de limite. Ce n’est pas une question de contenance. Ce mouvement d’oscillation possède ses propres phases de compression et de dépression qui s’annulent l’une l’autre. Leurs liens se tendent et se distendent, mais ils auraient pu ne jamais se rompre si Catherine n’avait pas fait une autre rencontre – une occasion qu’elle n’aurait peut-être jamais eue si son mode de vie avait été plus routinier. C’est à ce moment-là que leurs comportements commencent à s’inverser.

Pourtant, et c’est toute la force de ce film de Pialat, le spectateur, comme Jean, n’apprend pas cette rencontre au moment où elle a lieu, mais plus tard, après que Jean a basculé dans la position de dominé. Autrement dit, il n’y a pas eu de mimétisme. Ce n’est pas parce que Catherine est désirée par un autre homme que Jean se remet à la désirer. C’est l’esquisse de sa fuite qui tempère sa domination sur elle ; plus elle s’éloigne, plus il adopte une position de dominée. Il n’est d’ailleurs même pas certain que parler de désir soit pertinent. Il conviendrait sans doute de penser les fondements de leur relation seulement à partir de deux types d’état : celui du dominant et celui du dominé. Jean passe du premier au second au fur et à mesure qu’il s’aperçoit qu’il ne la domine plus. Ses crises de colère cessent parce qu’elles n’ont plus d’effet sur elle. Il se met à la suivre, il adopte des airs de chien battu. Et il finit par se dire qu’il l’aime. L’amour lui non plus ne peut pas être pris comme un terme premier pour éclaircir leurs rapports. Il n’est peut-être rien de plus qu’un mot que Jean colle sur le nouvel état peu reluisant dans lequel il est tombé. Ce qui compte avant tout c’est l’emprise ou le défaut d’emprise de l’un sur l’autre.

Pourtant, une personne renonçant à sa domination n’est pas nécessairement conduite à s’installer dans la position inverse. Si Jean, au lieu d’encaisser et de tourner la page, persiste dans sa nouvelle position de dominée, c’est parce que lui non plus n’a pas de centre d’intérêt qui l’accapare ou le passionne. Certes, son métier semble beaucoup plus intéressant que celui d’un employé de bureau – ça explique sans doute en partie pourquoi il la domine dans la première partie du film – mais il ne lui insuffle aucune motivation, il ne lui apporte aucune gratification (il n’est pas fier de son reportage en Provence, il n’écrit pas son scénario…) En ce sens, il est le double de Catherine. Aucun d’eux n’a suffisamment d’appui sur autre chose pour avoir la force de se séparer définitivement de l’autre. Ils sont veules. Ils semblent incapables de supporter la solitude, même transitoirement. Leur relation leur sert à remplir le vide de leur vie. Ce n’est que lorsque l’un trouve un remplaçant qu’il peut partir. Quand Catherine s’éloigne, Jean n’a plus personne à dominer, et comme il n’a rien d’autre à quoi se raccrocher, il s’abaisse.

Le film a fait beaucoup jaser sur la cruauté de Jean. Mais Catherine n’en est pas pour autant pure et innocente. Elle ne quitte pas Jean d’un coup : elle s’en va, elle revient. Elle jouit de l’ascendant qu’elle a acquis sur lui. Lorsqu’ils sont tous les deux assis dans l’herbe, après qu’il lui a avoué vouloir se marier avec elle, elle lui répond qu’elle ne veut plus vivre avec lui, qu’elle le sait maintenant, qu’elle ne pourrait plus. Puis elle se lève pour s’en aller. Mais au lieu de partir vraiment, elle va s’asseoir un peu plus loin, et, sans attendre, elle lui dit « Allez reste pas comme ça, viens ! »

Nous ne vieillirons pas ensemble, Maurice Pialat, domination, cruauté, couple, problèmes, séparation, critique, film

Commentaires

Jean est certes cruel mais une fois validée cette très bonne analyse du film de Pialat, on peut dire que leur histoire ressemble à celle de nombreux couples.

Écrit par : Sébastien | 20/08/2012

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