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14/07/2012

La Gueule ouverte

La Gueule ouverte, Maurice Pialat, 1974La Gueule ouverte, Maurice Pialat, critique film


Nathalie : […] on s’engueulait sans arrêt. Je pouvais plus te supporter. Si tes parents étaient pas partis en Auvergne, tu m’aurais jamais épousée ; de toute façon, je ne voulais pas me marier. Ça me rendait malade.

Philippe : c’était peut-être ce qu’on aurait mieux fait de faire.

Nathalie : Tu te souviens de toutes les plaques d’exéma que j’avais sur le corps ; parce que je voulais pas me marier. Le soir de notre mariage dans cet hôtel minable. Tu m’as foutu une gifle sans raison. T’es paresseux, tu fous rien. 

Cette scène de reproche résonne comme un écho de la fameuse tirade de Jean Yann dans Nous ne vieillirons pas ensemble. Elle est suivie d’une scène similaire, où la mère, agonisante, ne parvenant presque plus à parler, reproche aigrement à son mari Roger de sentir le vin. Elle délire sûrement ; elle revit un des nombreux souvenirs de la vie pénible qu’elle a dû partager avec cet homme infidèle. Ces deux crises sont reçues passivement par Roger et Philippe. Elles ne provoquent ni contre-attaque, ni crise de conscience. Ils ne semblent pas atteints, en tout cas pas profondément. Le film de Pialat n’est pas articulé autour de conflits. Il ne sonde pas des profondeurs inaccessibles, il ne cherche pas à cerner les insatisfactions et les rancœurs fatalement inhérentes à la vie de couple. Les deux femmes s’énervent, et tout redevient calme. La routine reprend,  abrutissante.

La mère est alitée ; elle est frappée d’une maladie incurable et elle va bientôt mourir. Pourtant, il ne s’agit pas d’un film sur la mort. Aucune considération métaphysique n’y est exposée. Pialat représente l’avancement clinique de la maladie, la dégradation du corps, mais il s’intéresse surtout aux réactions et aux comportements de l’entourage. Les gémissements, les râles, les bruits de déglutition provoquent le malaise. La mère perd la maîtrise de son corps, ce qui entraîne chez les autres une attitude de retrait. Plus encore quand son élocution devient pénible, puis quand elle perd jusqu’à la possibilité de parler. Mais même avant ce stade de déchéance, le soutien et l’accompagnement n’étaient pas la priorité de Philipe et sa femme. La mère, à l’hôpital, se plaignait déjà à son mari : « Oh, tu sais, je me sens vraiment mieux ici. Ils n’ont pas été très gentils avec moi. Je sais bien que je gêne Nathalie et puis, Philippe était jamais là, il gueulait tout le temps. Puis un jour, il m’accompagnait en voiture et il m’a dit : « je te sers de taxi ». » Pourtant, comme lui répond son mari, Philippe n’a pas un mauvais fond. Comme aucun des personnages, d’ailleurs. Tous vaquent à leurs occupations. Le père continue à boire au bistrot d’en face et à faire des propositions graveleuses à toutes les femmes qui passent dans le village. Philippe drague les infirmières, couche avec une fille qu’il rencontre dans la rue, puis avec une prostituée. La mort ne suspend pas la banalité. La routine perdure. Elle n’est interrompue que par des rencontres sans intérêt.

Les personnages continuent à être animés par leurs impulsions physiques ou leurs soudains besoins de parler ; ils s’enlisent dans la répétition des gestes quotidiens, l’inertie, l’abrutissement. Ils s’expriment souvent avec des phrases toutes faites. Ils réagissent en adoptant des attitudes stéréotypées. Ils ne tombent ni dans la violence, ni dans la dépression, ni dans une trop grande indécence. Ils semblent encadrés par un sens de la modération dont la logique nous échappe. Tandis que sa femme agonise, Roger est capable de tripoter une cliente dans son magasin ou de déclarer tout fort qu’il a envie que ce soit fini (c’est-à-dire que sa femme meurt), mais il protestera quand son fils allumera la télévision, lui reprochant de n’avoir aucun respect. Devant une telle dose d’arbitraire, il n’est pas sûr qu’on puisse parler de common decency. D’autant plus que Nathalie ne considère pas le comportement de Roger comme normal, mais plutôt comme celui d’un salaud. Pialat ne cadre pas les réactions de ses personnages dans des visions sociologiques ou anthropologiques. Il refuse l’abstraction explicative. Il tâche avant tout de montrer sans mentir.

C’est pour cette raison qu’il évite aussi tout sentimentalisme. Devant l’agonie et la mort de la mère, on s’attend malgré nous à des scènes imprégnées d’émotion. Il n’y en a aucune. Le soudain effondrement de Roger nous paraît artificiel. Lorsque Philippe le prend dans ses bras, il ne se produit pas de bouleversement renversant. Ce geste ne paraît pas motivé par l’angoisse, la tristesse, ou l’empathie. On ne peut pas pour autant le qualifier d’hypocrite. Peut-être Philippe a-t-il simplement recours à ce cliché pour se sortir d’une situation embarrassante, un problème face auquel il ne sait pas comment il doit réagir. En tout cas, cette scène ne crée aucune décharge mélodramatique. Pialat empêche l’investissement affectif du spectateur. Il le tient à distance, jusqu’à la fin, sans lui offrir non plus la moindre catharsis.

En refusant les plans pittoresques, les scènes sentimentales, et l’intellectualisation, Pialat s’oppose pleinement à l’esthétique de la nouvelle vague. A ces nouveaux réalisateurs, et à leurs alliés critiques, il balance à la gueule le peuple d’où il vient sans le dénaturer par la condescendance, l’humour, l’idéalisation, le lyrisme ou les réflexions politiques. Pialat ne rend pas le peuple plus présentable ou plus cohérent. Si le cynisme du père nous paraît choquant, il ne choque pas les propriétaires du bistrot. Si la longue discussion sur les fleurs nous paraît surréaliste juste après un enterrement, elle ne provoque pas la colère du père qui se morfond. Les codes et les tournures des petites gens ne sont tout simplement pas les mêmes que ceux des spectateurs du cinéma d’auteur (auquel ce film appartient). Le génie pialatien consiste à les représenter sans les déformer, et sans maquiller leurs côtés minables. Il opère sans tendresse et sans cruauté. Sans optimisme et sans désespoir.

Pialat ne dramatise pas la mort. Il ne l’utilise pas pour exposer ou provoquer de la culpabilité. Il la noie dans un mode de vie composé essentiellement de passivité et d’automatismes. Seule l’idée de solitude semble percer un peu l’épaisseur de ce réalisme. Le titre nous rappelle celle de la mère ; le tout dernier plan nous suggère celle du père : après avoir machinalement plié un journal en deux, il s’éloigne dans le désordre de son magasin, et il éteint la lumière. Cette solitude n’acquiert aucune dimension philosophique : elle est prosaïque, petite.

Écrit par Fabien Rothey dans Cinéma, Pialat | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : la gueule ouverte, maurice pialat, critique film | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

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