Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

11/07/2012

Alan Pauls, La Pudeur du pornographe, 1984

 El Pudor del pornógrafo

 Alan Pauls, la pudeur du pornographe, critique


Le premier roman d’Alan Pauls, La Pudeur du pornographe, frappe d’abord par la force de ses influences : Borges, Kafka, Robbe-Grillet… On devine dès les premières pages que le récit ne se réduira pas à une représentation littéraire de l’intimité, et qu’il va s’efforcer de déployer une réflexion sur l’écriture et la littérature.

L’histoire apparaît très vite teintée de fantastique : un échange épistolaire entre le narrateur et une femme a lieu par la médiation d’un messager ambigu. Leur relation prend forme dans cette distance. Cette dernière fait naître une incertitude, que le narrateur investit pour développer aussi bien ses sentiments que son écriture. Alan Pauls, selon les canons d’une modernité devenue classique, semble considérer le doute comme fondement du désir, de la passion, de l’amour… et de la littérature.

L’esprit inquiet du narrateur enchaîne les suspicions. Concernant la réponse que sa correspondante lui écrit, il demande : « D’où l’envoies-tu ? Quelles précautions prends-tu pour éviter qu’elle tombe d’une manière ou d’une autre sous le pouvoir des « influences » dont je t’ai parlé, ces « influences » qui tissent subtilement autour de nous leur cadre dangereux. »[i] Cette paranoïa rappelle celle du héros du Terrier (Der Bau) de Kafka, quand il développe tous ses stratagèmes pour échapper à un ennemi qu’il n’a jamais vu, qu’on suspecte même d’être entièrement imaginaire.

Ses obsessions grandissent et le poussent à accorder une importance capitale à cette femme et aux lettres qu’elle lui envoie. Elles deviennent ce par quoi il prétend être entièrement habité. « C’est le flux incessant de tes lettres qui permet que je me maintienne encore debout, que le sang qui m’anime circule encore dans mes veines. »[ii] Le narrateur ne cherche pas remédier à la distance qui le sépare de l’objet de son désir, il préfère s’en servir pour le magnifier, puis pour se dépeindre longuement comme un être assailli par le doute. Après lui avoir posé une série de questions sur la manière dont le messager lui remet ses lettres et ce qu’il fait pendant qu’elle y répond, le narrateur conclut :

« Tu vois, mon Ursula, de quelle sorte sont les obstacles qui me poursuivent : chacune de ces questions représente la palissade contre laquelle je trébuche lorsque j’essaie de la franchir d’un bond, et je tombe avec maladresse. Et s’il y a en elles certaines particularités, s’il est vrai qu’elles ne sont pas les mêmes que celles que l’incertitude du courrier éveillait en moi, je dois reconnaître qu’elles sont absolument intrinsèques au fait d’être séparés par la distance. Cette distance maudite n’est que l’enchaînement successif et implacable de ces obstacles, et toute tentative de les réduire, de les supprimer, ou au moins de diminuer leur quantité, et raccourcir ainsi l’espace immense qui s’étend entre toi et moi, s’avère stérile, sans espoir. Pardonne mon ennuyeux pessimisme, mon amour, pardonne toutes les phrases erronées qui tournent autour de ma plume, s’enroulent sur sa pointe, et finissent par se glisser dans les lettres. Mon Dieu : comment tout cela se terminera-t-il ? »[iii]

Au lieu de viser la possession, le narrateur préfère se mettre en scène comme un penseur souffrant et dévoué. Il s’installe dans une position et un état d’esprit de dominé. Il les renforce et les prolonge autant qu’il peut en se créant une situation inextricable qu’il valorise à coups de concepts prestigieux (l’obstacle, la distance). Il peut alors se permettre d’exhiber complaisamment ses imperfections et répéter des demandes de pardon. Au plaisir de la conquête et de la sexualité, il substitue celui de l’abaissement de soi et la vanité de son portrait en artiste martyre, tiraillé par sa vision du monde et ses obsessions. 

L’objet de son désir n’est plus la femme, mais la pose expressionniste qu’il peut prendre devant elle. Loin d’étouffer ses impulsions sexuelles, cette déviation les avive et les diffuse, à peine déguisées, dans ses lettres. Par une multitude d’allusions et de jeux de mots parodiant les images érotiques de Robbe-Grillet, Alan Pauls nous indique que le plaisir de l’épistolier est loin de devenir purement littéraire : il reste physiologique. Le style, l’esthétique n’apportent pas plus de transcendance que la complexité d’une mise en scène masochiste dans La Vénus à la fourrure.

Finalement, le narrateur sera floué par sa correspondante. Elle le condamnera à la regarder au loin avoir une relation sexuelle avec un autre, renforçant cette vision par une lettre où elle détaille ce qu’il est en train de lui faire. Cette humiliation finale de l’apprenti artiste ne peut pas se lire dans la compassion pour le malheur d’un amoureux transi. Par cette punition cinglante, l’auteur se moque de l’absence de virilité de son personnage, il ridiculise ses stratégies de renoncement.

En remplaçant le château par une femme lascive et sadique, l’arpenteur par un écrivain ridicule, Alan Pauls ironise sur les abus de la littérature du doute et les positions d’artiste suspectes qu’elle génère.



[i] “¿Desde dónde la envías? ¿Cuáles son las precauciones que tomas para evitar que ella sucumba de un modo u otro al poder de las “influencias” que te he mencionado, “influencias” que sutilmente en torno a nosotros tejen su peligroso cerco?”, Pauls Alan, El Pudor del pornógrafo, Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 1984, p. 22.

[ii] “Es el flujo incesante de tus cartas lo que permite que yo me mantenga aún en pie, y que por mis venas aún circule la sangre que me anima.”, Ibid., p. 29.

[iii] “Ya ves, mi Ursula, de qué suerte son los “obstáculos” que me acosan: cada una de estas preguntas representa el vallado contra el cual, al intentar sortearlo de un salto, tropiezo y caigo torpemente. Y si bien hay en ellas ciertas particularidades, si bien no son las mismas que las que la incertidumbre del correo despertaba en mí, debo reconocer que son definitivamente intrínsecas al mismo hecho de estar separados por la distancia. La maldita distancia no es sino el encadenamiento sucesivo e implacable de estos obstáculos, y todo intento por reducirlos, toda tentativa de suprimirlos o al menos de disminuir su cantidad, y acortar así el espacio inmenso que media entre tú y yo, me resulta estéril, si esperanzas. Perdona mi tedioso pesimismo, amor, perdona todas las frases equivocadas que acechan alrededor de mi pluma, se enroscan en su punta y acaban colándose en las cartas. Dios mío: ¿cómo terminará todo esto?”, Ibid., p. 48.

Écrit par Fabien Rothey dans Littérature, Pauls Alan | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : alan pauls, la pudeur du pornographe, critique | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |

Les commentaires sont fermés.