Fellini. La dolce vita (1960) (16/03/2015)

Fellini, cinéma italien

Le plus frappant, lorsqu’on revoit La Dolce Vita, est la négativité de cet élan festif qui parcourt le film, non pas dans son intégralité, mais fragmentairement, du début à la fin. Contrairement à ce dont on croyait se souvenir, il ne s’agit pas d’une énergie plutôt positive, que les personnages libéreraient ou exprimeraient en s’affranchissant des codes sociaux, du regard d’autrui, et cetera, et cetera, mais d’un flux alimenté par diverses sources peu reluisantes. La première, la plus évidente, est la bêtise ; et Sylvia, l’actrice hollywoodienne, l’incarne à merveille. Son statut de star peut faire illusion lorsqu’elle est noyée dans la foule de ses admirateurs, mais aussitôt qu’elle en est isolée, elle ne s’anime que pour accomplir une stupidité, ou à tout le moins une action puérile : elle hurle dans la campagne pour répondre à des chiens, elle ramasse un chaton dans la rue en pleine nuit dans l’intention de lui trouver du lait. Au mieux, on pourrait la voir comme une âme relativement vierge, primesautière, mue par des désirs et des plaisirs enfantins, mais rien n’indique non plus qu’elle ne soit pas tout simplement sotte. Quant à Marcello, il n’est pas difficile de comprendre ce qui le motive quand il la suit comme un petit chien. Bien qu’il trouve cela inepte, il court chercher du lait pour son nouveau chaton ; bien qu’il n’en ait pas envie, il entre résolument dans la fontaine de Trévise pour la rejoindre. Il n’est pas mû par la bêtise, mais son désir sexuel le rend bête. D’ailleurs, certaines de ses expressions de visage trahissent fugacement cette régression.

 

Fellini, cinéma italien

Fellini, cinéma italien

 

À l’opposé de la naïveté enfantine de Sylvia, sûre d’elle-même et rayonnante de santé, on trouve l’ennui de Maddalena, riche héritière désabusée. Ses délires sont totalement différents, ils ont besoin de transgression, voire d’une touche de morbidité : prendre une vieille prostituée dans sa voiture pour aller coucher chez elle avec Marcello, dans un appartement vétuste et inondé. Le désir, la sexualité ne suffisent pas. Ils doivent être agrémentés d’un peu de perversité. Mais cela ne la rend pas heureuse. Elle ne se satisfait pas de sa vie de débauche et, au fond, aspire à plus de normalité : c’est le sens de sa déclaration à Marcello, faite à distance, par un phénomène acoustique, dans un vieux palais. Mais la tournure que sa vie de plaisirs a donnée à son caractère l’empêche de changer de cap. Elle le dit elle-même « sono una puttana » et elle ne veut pas être autre chose. Elle ne peut pas. Et quand un homme élégant viendra l’embrasser alors que Marcello se lance dans un long monologue amoureux pour la contredire, elle se donnera avec volupté.

 

L’élan festif peut donc s’appuyer sur deux pôles opposés, l’un joyeux, plein d’énergie, l’autre triste et las, puis pervers. D’un côté, l’épanouissement au prix de la bêtise, de l’autre la conscience de l’inanité de ce passe-temps dévorant, l’abrutissement, l’étouffement de toute ambition. Marcello passe de la littérature au journalisme, puis à la publicité. Sa sphère intellectuelle s’étiole et il le sait. Cette conscience douloureuse, loin de le pousser vers une quelconque rédemption, l’enfonce dans cette spirale de délires nocturnes, non pas dans un état d’esprit neutre, mais, pour qu’il continue à s’oublier et à éprouver des sensations, dans toujours plus de bêtise et de violence. La dernière scène de fête, dans une villa au bord de mer, indique quel est l’aboutissement de ce type de voyage : Marcello est pris d’un besoin d’humilier un peu tout le monde, il s’excite jusqu’à tirer une femme par les cheveux et la couvrir de plumes. Puis, apaisé par ce substitut de lynchage, il lance stupidement et inlassablement des plumes en l’air. Sans nier le côté bon enfant et entraînant de ce type de fête, Fellini n’en reste pas moins lucide sur les courants profonds qui la traversent et l’animent, sur les ridicules qui l’accompagnent, mais aussi, même si cela est davantage suggéré qu’exposé frontalement, sur la violence et la déchéance auquel elle peut conduire. Le délire s’émoussant, la cruauté en prolonge l’acuité et l’intérêt. On se trompe donc quand on représente Fellini en épicurien séduit par les charmes de la dolce vita ; s’il s’éloigne du néoréalisme, il n’en reste pas moins moraliste que pour I Vitelloni. [i]

 

Fellini, cinéma italien

 

Et son regard satirique n’épargne personne. Certes, il insiste jusqu’à la caricature sur la risible insignifiance de l’aristocratie et des formes anciennes et nouvelles de la bohème,  mais il attaque aussi le peuple. [ii] Dans la longue scène du faux miracle, l’élan festif des classes aisées est mis en parallèle avec l’engouement exalté de la foule pour le miraculeux (que Fellini ne confond pas, bien sûr, avec la religion). Une illusion excitante, elle aussi, et qui se termine mal. Chacun use de la drogue que son statut lui permet. La récupération audiovisuelle décuple l’hystérie et le grotesque dans les couches populaires, tandis qu’elle flatte la vanité ou humilie violemment dans les classes aisées. Dans les deux cas, le spectacle détruit la décence ordinaire. Tout baigne dans la bêtise, s’en imprègne, menacé par la rapacité et l’impudeur des journalistes.

 

Enfin cette prétendue dolce vita n’est pas un monde clos, isolé du reste de la société. Elle a des conséquences, y compris sur ceux qui n’y participent pas, qui se tiennent à l’écart ou en sont tenus à l’écart. Emma, l’insupportable compagne de Marcello, est folle de jalousie, et elle ne peut rien opposer aux sempiternelles escapades de ce dernier que des scènes de scandale, de la soumission collante et répulsive, et des tentatives de suicide. Alors qu’une sexualité heureuse et libre semble s’épanouir d’un côté, Fellini nous rappelle que, semblable à un système de balancier, cette libéralisation au profit de certains entraîne la paupérisation des autres.

Steiner, l’ami intellectuel et cultivé de Marcello, se tire une balle après avoir tué ses deux enfants. Son geste a sans doute de multiples causes, notamment le constat de son absence de véritable talent, mais on ne poussera probablement pas trop loin l’interprétation de la scène en affirmant que le remplacement de la valeur socialement accordée aux intellectuels par la starification et la peoplisation a dû jouer aussi un rôle. L’évincement de la culture (et du sacré) par le sexe, les diverses drogues et le kitsch, dont les intellectuels et les artistes sont en partie responsables, conduit à leur disparition. [iii] A moins peut-être que Fellini ait voulu se démarquer d’une position de moralisateur simpliste : le Mal n’est pas à mettre uniquement sur le dos de l’élan dionysiaque et de la dépravation ; la vie purement intellectuelle, le raffinement, le bon goût, le sérieux peut y conduire également. Lorsque Marcello confie qu’il se perd, Steiner lui réplique que la solution n’est pas de rester à la maison comme lui. Il y a donc un double piège : on ne peut pas tranquillement opposer l’enfermement dans l’intellectualité à la perdition dans le festif, le sexe et le kitsch.

 

La Dolce Vita va donc bien plus loin qu’une simple peinture de la légèreté et de la frivolité. Fellini ne se contente pas de constater à nouveau que l’homme est « un subject merveilleusement vain, divers, ondoyant », il fait remonter à la surface la mécanique de violence et de dépression qui se trouve aussi bien au cœur de l’élan festif qu’à sa périphérie.

 

Fellini, cinéma italien

Fellini, cinéma italien

 

 



[i] Ce qui ne veut pas dire moralisateur.

[ii] Seule la bourgeoisie est relativement épargnée. Si elle peut être séduite par ce vide plaisant de la fête, elle sait y mettre un terme. C’est le cas du père de Marcello qui, même quand il s’encanaille, respecte certaines formes (même si on peut attribuer son refus d’aller trop loin à sa vieillesse). Le propriétaire de la villa squattée à la fin du film doit partir tôt le lendemain matin et, aussitôt arrivé chez lui, il veut mettre tout le monde dehors.

[iii] La poétesse de la soirée de Steiner avec ses trois grandes évasions (fumer, boire, lit) incarne parfaitement la participation de certains artistes à ce processus.

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : fellini, cinéma italien | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |