Alexandre Sokourov. La Question des questions (30/11/2014)

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Où trouver la force de vivre ? Cette question se pose souvent. J'aimerais la préciser, l’affiner.

Où trouver la force de vivre selon l'honneur ? Voilà la question la plus difficile.

Bien sûr, c'est difficile pour toute personne. Tout le monde surmonte quelque chose: l'un l'infirmité de l'âge, l’autre l'isolement de la vie, la solitude, un autre encore une impasse sociale irrémédiable ; l'un est gravement et irrémédiablement malade, un autre ne peut pas supporter sa séparation d’un être cher, un autre a été trahi. Quelqu'un a un fils sans talent, pour lequel la mère est capable de commettre un crime. Mais ce sont tous des cas où une personne est digne de compassion et de compréhension.

Le temps guérit. Et, réellement, la vérité guérit. Je ne parviens pas à oublier le poids accablant des premiers moments qui ont suivi la mort de mon père, des premières heures, et des jours suivants. Finalement cette douleur, cette première douleur, a disparu quelque part. Elle s'est dissoute.  Mais il y en a une autre, plus pénible. Quand la conscience ne se tait pas.

Je me souviens quand mon père se préparait pour l'enterrement de sa mère, il fallait aller dans un village éloigné. Il ne voulait prendre aucun membre de la famille avec lui. Pourtant, il me jetait des regards. Et je me taisais. J'étais alors effrayé à l'idée de me trouver à un enterrement, effrayé que descende sur moi la désolation mortelle du cimetière, qu'on me force tout à coup à porter le cercueil ou embrasser le front d’un défunt... Bien sûr j'étais encore jeune et, dans cette situation, contrairement à d'autres cas, j'étais trop lâche. Mais je me souviens qu'une grande force étrange immobilisa ma volonté, me priva de mots et de forces et ne me permit pas de dire à mon père que j'étais prêt à aller avec lui. Non, je n'étais pas prêt à rencontrer la mort, mais j’aurais dû être à côté de mon père dans ce moment difficile.

Je n'y suis pas allé. Ma faute est immense.

Ma conscience me fait mal, ce qui veut dire que l'âme souffre. La conscience est sans doute le nerf le plus important de l'âme. Mais parfois on regarde autour de soi, on se retourne, on se souvient et on reconnaît que tout le monde n'a pas d’âme. Ce supplément au cadeau de la vie à l'homme n'est pas obligatoire.

Bien plus, chaque âme ne donne pas naissance aux forces qui augmentent et soutiennent l'aspiration à vivre dignement. Parmi les femmes et les hommes, il y en a qui « gagnent » une âme, la changent, l'éduquent. Elle n'existait pas, mais la personne l'a créée par son travail spirituel, à l'intérieur de soi, ou elle lui a appris à être plus intelligente, plus bonne, plus forte... Mais de telles personnes, il y en a une sur des millions. À côté de telles personnes, il devrait toujours y avoir quelqu'un de particulier, sensible, qui aide à cheminer ne serait-ce qu'une heure sur le dur chemin de la vie. Et ces personnes, ces aides spirituels, ces timoniers de nos âmes sont encore moins nombreux.

Où trouver la force de vivre selon l'honneur ?

Sans doute en posant à son âme des questions et en exigeant d'elle des réponses sur les thèmes les plus durs et les plus effrayants. Si elle ne peut pas donner des réponses simples et claires, qu'on a le courage d'écouter, cela signifie que le malheur est sur nous.

 

Original : Сокуров - ВОПРОС ВОПРОСОВ.pdf

Aleksandr Sokurov, V tsentre okeana, Amfora, Saint-Pétersbourg, 2011, p. 5-7.

Écrit par Fabien Rothey | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sokourov | |  Facebook | |  Imprimer | Pin it! | | |